Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Les chemins de la création

Les chemins de la création sont-ils si simples ? Certains camarades le pensent :
« Le texte libre remplit son office lorsque les enfants expriment simplement leur vie de tous les jours. »
Cela je le comprends, je le par­tage même. Mais je pense que, dans les cir­constances exceptionnelles que nous connais­sons, il se pourrait que ce ne fut pas suffi­sant.
Je sais que je me lance sur un terrain dangereux où les flèches pourraient pleuvoir. Mais j’ai quelques solides boucliers qui me permettent de m’aventurer sans trop de crainte. D’ailleurs, en allant au fond des choses, on s’aperçoit que ce « texte simple », c’est quelque chose de nouveau. Et il serait peut-être intéressant d’essayer de voir comment ces camarades en sont arrivés là. Aussi, je ne résiste pas au désir de communiquer ma petite analyse.

Au début de leur enfance pédagogique moderne, ils avaient, comme la plupart d’entre-nous, une fringale séculaire de beauté. Ils venaient du peuple et, pour le peuple, Saint-Sulpice a toujours été assez bon. Aussi leur faim artistique était-elle immense. Alors, ils ont cherché le beau texte, le beau dessin, la belle peinture, le bel album.

Et cela a coïncidé avec une période où l’école moderne avait besoin de chefs-d’œuvre pour démontrer que l’art enfantin était fondé et sur le plan psychologique et sur le plan des résultats artistiques.

Maintenant ils ont apaisé leur juste soif, chacun à sa façon d’ailleurs, car la notion de chef-d’œuvre est très subjective. Et voilà que l’école moderne n’a plus besoin de faire ses preuves : elles se trouvent faites et très bien faites.

Alors, on commence à s’apercevoir que la recherche du chef-d’œuvre-pour-le-maître pouvait présenter un certain danger. Du fait de ses limitations, il pouvait, sans s’en rendre compte, limiter les expériences en ne laissant qu’un chemin étroit dans le tumulus pour aboutir à la chambre de la satisfaction magistrale.
Et l’entrée de ce chemin pouvait être si difficile à découvrir que l’enfant s’é­puisait en vaines recherches et sortait de ses voies personnelles.

Heureusement, le maître a changé. En réalité, il a suivi le courant. En effet, en art, maintenant, il y a, si je ne m’abuse, une sorte de mutation : ce n’est plus tellement la main qui crée, c’est l’œil.

Les racines d’arbres, les épaves, les pierres, les écorces, les dégoulis-dégoulas des tableaux abstraits, voilà la matière pre­mière que l’œil scrute, sculpte, transforme pour qu’elle puisse recevoir l’image que l’es­prit veut discerner. Et si nous revenons de l’art à la littérature enfantine, il me semble qu’une attitude semblable se fait jour à l’école moderne.

En effet, devant la phrase suivante :
« On a mangé la soupe au vermicelle et on est revenu à minuit »,
certains camarades penchent un peu la tête, se mettent l’œil en biais et déclarent : « Ça c’est beau ! Là-dedans, il y en a des choses ! »

Et c’est vrai, il y en a des choses, mais ce sont des choses qu’on laisse dormir. Je ne voudrais pas jouer au censeur et, d’ailleurs, rien ne m’y autorise, mais je ne puis m’empêcher d’écrire qu’à mon avis, on joue là un mauvais jeu. C’est le jeu de l’aide américaine qui liquide ses surplus mais ne met pas en marche l’économie : cette source de production de richesses.

S’il n’est pour voir que l’œil du maître, seul le maître fait l’effort de création. C’est lui qui améliore son outil par l’exercice. On ne peut lui reprocher de prendre son plaisir là où il peut le trouver mais il ne faut pas que ce soit aux dépens de l’enfant. Il ne se triche pas, mais il triche l’enfant en considérant sa production comme un objet. En fait, il le laisse en état de sous-développement, en ne lui révélant pas les voies créatrices de richesses. Il l’empêche d’aboutir, au sens ordinaire et au sens médical du mot.

Pourtant, croit-il, dans sa classe, l’enfant est libre. Mais la liberté, ça s’apprend, ça se comprend, ça se conquiert. Ce ne serait peut-être pas grave en temps normal quand d’autres espaces existent en dehors de l’école. Mais nous ne sommes plus en temps normal. Plus que jamais, les enfants ont besoin que leur soient offerts les pouvoirs de tout dire sans manquer de mots et sans manquer d’audace. Il faut qu’ils puissent aller jusqu’au bout de leur génie, jusqu’au bout du chef-d’œuvre-pour-eux qu’ils portent en eux.

C’est pourquoi je pense que la réaction qui a suivi la recherche trop exclusive du beau est trop brutale si elle conduit au :

« Laissez-faire, laissez-passer, tout est bien puisque c’est la vie. » Après avoir donné un coup de volant trop à gauche, n’y a-t-il pas danger à en donner un trop à droite ? N’est-il pas préférable de conduire lié, sans à-coups, pour aller plus loin en toute certitude ?

Évidemment, la vie, cela donne à réfléchir. Mais n’est-ce pas la vie qui voulait que les femmes soient délivrées de leurs enfants dans la douleur ?

Mais l’homme n’a pas voulu trouver de la beauté dans ces cris venus du fond des âges. Et il a pu changer l’ancien ordre des choses en devenant plus savant, en la comprenant mieux, en l’auscultant mieux, cette vie.

N’essaierons-nous pas, nous aussi, tous ensemble, de devenir plus savants, pour que les enfants soient également délivrés dans la joie ?

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°2 du 15 octobre 1962, la part du maître, p.21-22