À Brest, Delbasty me critiquait parce qu’il pensait que l’on devait toujours partir des créations spontanées des enfants. Il avait raison. Et je pensais d’ailleurs comme lui. Mais, à ce moment, il fallait que je me saisisse d’abord moi-même des notions nouvelles. Et il fallait aussi que je mette à l’épreuve, au besoin à l’aide de créations non-spontanées, toutes sortes d’idées mathématiques pour voir si elles étaient assimilables par mes jeunes élèves. C’est ce premier sondage nécessaire qui m’a permis de me lancer totalement comme je l’ai fait et dans la même optique que Delbasty.
D’autres camarades me critiquaient parce que je ne partais pas toujours de la vie. Ils avaient raison d’insister sur la très grande place que l’on doit faire à la vie. Mais je différais d’eux – et je diffère encore – parce que je pensais qu’on pouvait aussi bien partir de l’abstrait pourvu que l’on ne s’y enfermât point. Pour mot, l’abstrait et le concret sont indissociables.
« Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut commencer qu’en quittant le domaine de base : si elle expérimente, il faut raisonner ; si elle raisonne, il faut l’expérimenter. » (Bachelard)
Depuis j’ai eu l’occasion d’entendre à la télé quatre grands savants qui parlaient de ce problème. Voilà à peu près ce que j’ai retenu.
On découvre quelque chose : là-dessus les mathématiciens interviennent et ils proposent des idées d’expériences à l’appui de leurs conceptions mentales. Et les physiciens expérimentaux exécutent les programmes établis. Et ainsi on arrive à trouver des choses que l’on avait pu prévoir.
Mais Leprince-Ringuet ajoutait qu’il arrivait parfois que l’on découvrît quelque chose à côté de ce que l’on cherchait. Et il savourait cette bonne découverte fortuite. Il ajoutait également :
« Évidemment, les mathématiciens interviennent à nouveau et nous redonnent des pistes à suivre, des idées d’expériences nouvelles. Mais c’est bon, la découverte fortuite. Ça c’est le plaisir. Le reste, c’est le travail, utile certes, indispensable même, mais source de moins de joie. »
Il me semble que ce qui est vrai à ce très haut niveau est peut-être également vrai au niveau de nos enfants.
Mais revenons précisément à ces enfants.
Les éduqués
Bon, j’en ai fini avec le maître et ses caractéristiques. Il faut maintenant que je dise un mot de mes compagnons de route, c’est-à-dire des neuf gamins que j’entraînais dans l’aventure. Je dis neuf, mais en réalité, par un prompt renfort, nous devînmes vite treize. En effet, des enfants du CP, que je comptais tenir à l’écart, rejoignirent le gros de la troupe des matheux à tête chercheuse.
Voici les dates de naissance des enfants du CE1 : 15.12.57 ; 13.8.58 ; 18.9.58 ; 19.9.58 ; 15.10.58 ; 22.10.58 ; 3.12.58 ; 1.2.58 ; 28.2.58.
Ce qui donne en gros, au début d’octobre 65, les âges suivants : 709, 702, 700, 700, 700, 700, 610, 609, 607.
Ce qui fait une moyenne de 700. Cette moyenne est légèrement inférieure de trois mois à la vraie moyenne : s’ils étaient tous nés au milieu de l’année, le 1.7.58, ils auraient eu 703.
Je signale que le 709 avait dû redoubler son CE1. Pour diverses raisons, il n’était pas suffisamment mûr. Mais comme il était né en décembre, son retard n’était que de 6 mois par rapport à la moyenne. C’est également pour des raisons de non-maturité que Patrick s’est trouvé un moment à l’écart du groupe. Il était né le 26 décembre et n’avait que 6 ans 9 mois au début de cette année scolaire. L’âge ne fait pas tout évidemment : il y a aussi une question de perméabilité individuelle. C’est ainsi que Michel et Christian, bien qu’âgés seulement de 609 et 607, ont très bien suivi leurs camarades. Dans l’ensemble, le niveau de ce CE1 était un peu au-dessus de la moyenne. – Avec le CP qui le suit, je n’aurais pas osé courir les mêmes risques car il est habité par des garçons beaucoup moins rassurants –. C’étaient aussi des garçons suffisamment libres. En effet, rassuré par le travail effectué au CP, je pouvais les libérer de mon angoisse. Mais en cours d’année, j’ai réussi à les libérer assez bien de leurs angoisses propres et à les rendre, eux aussi, disponibles.
Ces enfants avaient passé par une maternelle École Moderne et un CP École Moderne. Ils avaient donc pu conserver leur fraîcheur d’invention, leurs facultés de création et leur personnalité.
Ajouterai-je que ce sont des enfants pris au sérieux par le maître et qui prennent parfois le maître au sérieux ? Des enfants suffisamment malicieux pour aimer étonner, surprendre, mettre le maître en difficulté et le vaincre. Des lutteurs acharnés au travail parce qu’on ne les empêche pas de travailler et parce qu’on leur offre un champ d’investigations tel qu’ils ne se trouvent jamais à court d’inspiration.
Enfin, ce sont des enfants libres de toute note, de tout classement, de toute appréciation de rendement. Des enfants libres de ne pas travailler et qui, de ce fait, travaillent deux fois plus.
Les moyens de l’éducation
Il s’agit essentiellement des moyens pédagogiques. Ils ressortent tous de la pédagogie Freinet. Quels sont les caractéristiques principales de cette pédagogie ? La question mérite vraiment d’être posée. Et on ne peut se contenter d’une maigre réponse. C’est pourquoi je vais parler un peu plus longuement de sept points que je considère comme des points fondamentaux. Il en est d’autres, évidemment, que je laisse, volontairement ou inconsciemment, de côté. Mais, déjà avec ces sept points, on marchera sur une large avenue de discussion.
(à suivre)
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’Éducateur N°9, la part du maître, 1er Février 1967, p.7-9