Avant toute chose, je veux signaler que je suis d’accord, au moins à 90%, avec Danielle de Keyser : production d’écrits, communication, affichage du texte du jour, expression plus approfondie des sentiments... Il n’y a que deux points de divergence.
Nous différons essentiellement parce que Danielle a travaillé dans un C.P. pur de 25 élèves, alors que j’ai toujours eu des classes à plusieurs cours, et, principalement, des CP-CE1. Cela fait toute la différence, ne serait-ce qu’au niveau des tensions.
Un CP pur, c’est une usine à lecture. Elle doit donner des produits finis en fin juin. Sinon, que diront les collègues, l’inspecteur, les parents et l’instit lui-même vexé de n’avoir pas été à la hauteur de sa tâche. On imagine aisément l’atmosphère d’inquiétude et d’énervement qui aura pu régner dans la classe. Je n’ai jamais eu d’angoisse de la lecture. Évidemment, les conditions n’étaient pas les mêmes. Le maître qui m’attendait au tournant de l’année suivante, c’était moi, tout enfariné d’indulgence. Et je savais que les choses allaient se mettre tranquillement en place au cours du premier trimestre de la seconde année.
Et puis, avoir une douzaine de débutants au lieu de 25, c’est une toute autre chose. D’autant plus que les CE, plus autonomes, laissent au maître plus de temps pour les CP. Et quand ceux-ci arrivent dans cette classe, ils voient tous ces CE qui écrivent par plaisir et qui participent à fond à la mise au point collective du texte choisi ce jour-là. Alors, ils s’y mettent à leur tour. « Oui, dit Danielle, c’est peut-être vrai. Mais il n’empêche que la plupart des camarades vont se trouver devant un CP à la rentrée, sans aucune garantie de suivre leurs élèves au CE1. C’est pour eux que je travaille. »
Alors, elle a absolument raison de leur communiquer toutes ses astuces pédagogiques.
La correspondance au CP ?
Pendant onze années, pour me situer dans les pratiques habituelles de la Pédagogie Freinet de ce temps, j’ai eu, dans mon CP-CE1, des correspondants et un journal scolaire. Quand je les ai supprimés, à titre expérimental, pour cerner mieux ce qui allait nous manquer, je me suis aperçu qu’un champ de possibilités nouvelles s’était ouvert. Peut-être que, dans un CP-CE1, les « grands » offrent aux petits l’aspiration vers le haut qui leur est nécessaire. Il se peut qu’à défaut, les CP purs aient davantage besoin de stimulation extérieure. Alors, pourquoi pas la correspondance. (Mais, je ne peux en parler car je n’ai pas cette expérience.)
Cependant, je pose tout de même la question sacrilège : les CP ont-ils l’âge de la correspondance ? Il me semble que non. L’enfant a poursuivi continuellement un agrandissement du cycle de ses relations. Il a d’abord été à l’intérieur de sa mère. Puis, après la naissance, il était en relation si fusionnelle avec elle qu’il ne savait pas où était sa place et s’il en avait même une. Peu à peu, cependant, il arrive à se constituer comme centre de sa personne. Le passage est facilité par la présence d’objets transitionnels qui lui permettent d’être à son gré à l’intérieur ou à l’extérieur. Puis, vient le moment de l’affirmation de sa personnalité. C’est la période du non : il a une volonté propre, il veut en témoigner. Ensuite, le cercle continue à s’étendre aux familiers. Le père, le frère, la sœur, le chat, le chien commencent à être mieux perçus. En grande section, les copains commencent à exister. Mais ce n’est qu’au CP-CE qu’il va pouvoir en bénéficier au maximum. En effet, on accède alors à une meilleure maîtrise des langages qui se perfectionnent d’autant mieux qu’ils sont abondamment utilisés.
À mon avis, il ne faut pas brûler les étapes et passer trop vite à un agrandissement du cercle de relations. S’il y a vraiment échanges à l’intérieur de la classe et profusion de langages, l’enfant se trouve en situation d’exister vraiment et de développer sa personnalité. Il dispose d’un cercle attentif d’auditeurs-spectateurs de ses productions. Ceux-ci reçoivent ce qu’il donne et agrandissent ses messages. Ce qui lui donne de nouvelles idées, de nouveaux domaines à explorer dans un climat détendu parce que chacun a pu être reconnu et accepté tel qu’il est.
Mais après le CE2, il est temps de passer à un nouvel agrandissement du cercle des relations. La correspondance est alors absolument indispensable. Cependant, elle jouera d’autant mieux son rôle que les précédentes étapes n’auront pas été négligées.
Mais qui peut accepter de croire à ce que j’avance puisque l’expérience des cours multiples est si rare ?
Mémorisation
Certes, la mémorisation est nécessaire. Mais elle peut se faire avec un beaucoup plus faible investissement énergétique. On peut faire apprendre des textes « par cœur » pour constituer le dictionnaire mental, mais j’ai envie de dire qu’on peut aussi les apprendre « par le cœur ». On sait qu’au niveau du deuxième cerveau (système limbique) la mémoire et l’affectivité sont liées. Aussi, certains textes sont retenus sans effort à cause de leur contenu :
« Papa revient jeudi. Il était parti en voiture. Il mange et il dort chez ma mamie. » Hervé
« Mon petit chat est perdu. Il y a trop de broussailles autour de la maison. » Christiane
« Le dimanche, Papa ronfle quand il dort. Alors, je mets l’oreiller sur ma tète et du coton dans mes oreilles. » Fabrice
« Maman a eu son bébé. C’est une petite fille (après trois garçons). Quand Papa est revenu de la clinique, il voulait faire un gâteau. Mémère voulait danser. » Fabrice
On a pu constater que lorsque ces enfants-là ont eu, par la suite, besoin du mot « clinique », ils ont su immédiatement le repérer sur le mur. Parce que ce texte était du gentil Fabrice, qu’il était écrit en rouge alors que les textes voisins étaient écrits en noir et en vert, et qu’il se trouvait au-dessus du coin gauche de la fenêtre de la cour. Outre la densité émotionnelle, toute cette association de repères de divers ordres permet une localisation très fine des mots dans l’espace, donc une connaissance approfondie et une mémorisation sans effort. À cela, il s’en ajoute d’autres, pas toujours repérables d’ailleurs. Prenons, par exemple, un texte d’apparence banale comme :
« J’ai fait de la confiture de mûres. » Stéphane
Bien qu’il s’agisse d’un garçon qui s’occupe de cuisine, peu de choses retiennent l’attention. Mais qu’est-ce qu’on a pu rire lors de la mise au point de ce texte de Stéphane ! Ce blagueur était remonté et ne cessait de plaisanter. D’autres lui ont emboîté le pas et lui posaient des questions : « Est-ce que les mûres étaient mûres ? » Ou bien : « Tu fais de la confiture avec des murs en pierre ? » Le maître se serait bien permis d’ajouter : « De la confiture de murmures. » Mais cela n’aurait pas été accepté.
Ainsi, c’est tout un ensemble d’éléments qui permet la fixation dans la mémoire car les sept mots de ce texte ne sont que la trace d’un moment intensément vécu. À côté de cela, allons chez Michèle. Elle vient d’être nommée dans un CP. Elle décide de s’inscrire dans la ligne de Danielle, Jeannette, Liliane, Pierrette... Surprise ! Dans sa classe, il n’y a que trois textes affichés au mur. Elle s’explique :
« J’ai cessé parce qu’ils ne s’intéressaient qu’à leur texte. » Voici les textes affichés :
– Hier, nous sommes allés à la plage.
– Notre voisine nous a donné des châtaignes.
– Nous allons avoir des correspondants.
Toujours : nous, nous, nous et jamais je, je, je. Et même pas un nom d’auteur auquel on pourrait se raccrocher.
Or, à cet âge-là, ils n’aiment parler qu’en première personne du singulier. La preuve, chez nous, à Trégastel, nous avons eu des événements formidables : marée noire, armée, hélicoptères, tempêtes, crevaison de radôme... Pas un mot dans leurs textes, ni au CP, ni au CE1, ni au CE2...
Journal scolaire
Quand je consulte ma collection de journaux scolaires, je me rends compte qu’à chaque fois que le pronom « nous » apparaissait, c’était en fait un texte du maître. En voici des exemples :
« Des petits Anglais avaient jeté une bouteille à la mer, avec leurs adresses, entre Jersey et Guernesey. Elle est arrivée à Trégastel. Nous leur avons écrit. Ils nous ont répondu. »
« Le thermomètre est descendu, mais pas au-dessous de zéro. Cette année encore, nous n’aurons pas de neige. »
« Il y a eu des tempêtes de noroît et de suroît. Le baromètre n’avait jamais été aussi bas. »
À ce moment-là, je n’avais pas encore saisi toutes les dimensions du langage. J’avais encore une optique uniquement informationnelle. Et ces textes « collectifs » étaient destinés aux maîtres des correspondants pour qu’ils me renvoient l’ascenseur en me fournissant de leur côté des textes « à exploiter ». Mais cela n’entrait nullement dans les intérêts et les préoccupations de mes petits. Ils avaient leurs chats à ne pas fouetter. En résumé, je comprends très bien la position de Danielle. Cependant, dans les mêmes conditions, je ne serais pas allé jusqu’à faire apprendre par cœur des textes uniquement informationnels. Je n’en aurais d’ailleurs pas eu besoin. Et j’aurais sans doute créé deux demi-groupes d’une douzaine chacun pour avoir un deuxième texte chaque jour à défaut de celui du CE1. Pour conclure, je pense que ce que nous devons souligner tous les deux, c’est qu’avec la méthode naturelle d’écrilecture, on apprend évidemment à écrire et à lire, mais on apprend surtout à penser.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°100, Février 1999