Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Philophilie

À propos de l’enseignement de la philo à l’école primaire

Alors qu’Edgard Morin vient de publier « Éduquer pour l’ère planétaire » (Balland) où il insiste pour qu’on apprenne à penser la complexité, il semble qu’on veuille retourner au début de l’ère quaternaire en pédagogie. Il ne s’agit pas seulement des « Troisièmes Républicains » qui veulent en revenir à l’an quarante pour des raisons idéologiques, mais aussi de gens bien intentionnés qui ont une vision, à mon avis erronée, de l’enseignement de la lecture, du français, de l’art, des maths... etc. Ils se mettent au bout du chemin et ils veulent faire venir à eux les petits enfants. Mais ceux-ci n’acceptent plus aussi docilement d’être des objets d’enseignement que l’on manipule car c’est à eux-mêmes qu’ils voudraient venir.

Dans un grand nombre de domaines : économie, écologie, médecine, sciences... on se soucie maintenant de prendre en compte la complexité. Il faut, dit E. Morin, apprendre à penser complexe. Freinet nous avait placés dans cette optique, il y a plus de cinq décennies. C’est pourquoi nous réagissons si fort aux conceptions qui ne nous semblent pas en phase avec la réalité.

Installer la philo à l’école primaire, c’est pour nous aller à l’inverse de la pédagogie Freinet. En effet, il faudrait s’arrêter, prendre les choses les unes après les autres, catégoriser, isoler, séparer, ignorer.
On en reviendrait au paradigme cartésien de la disjonction-réduction : l’âme et le corps, le concret et l’abstrait, le subjectif et l’objectif, le singulier et le général, le fond et la forme, la lecture et l’écriture, le sérieux et le fantaisiste... alors qu’il n’est pas raisonnable de faire des séparations aussi nettement tranchées.
La particularité de Freinet, c’est d’avoir toujours pris les êtres et les choses dans leur globalité. Il considérait la vie comme un flux. En le suivant, nous avons avancé en serrant au plus près la vie, telle qu’elle se manifestait.
Très nombreux encore sont ceux qui disjoignent les choses. Ils savent, eux, quels sont les procédés, les protocoles à mettre en place pour obtenir les résultats qu’ils estiment nécessaire : ils « savent » la série des graphismes qu’il faut faire effectuer pour apprendre à écrire, la série des syllabes qu’il faut apprendre pour savoir lire, la série d’exercices (grammaire, conjugaison, analyses grammaticale et logique), la série d’exercices de calcul et de problèmes, les étapes du cheminement pour apprendre l’abstraction, les réflexions à conduire pour apprendre les catégories philosophiques indispensables...
Sylvain Connac dit : « Il faut apprendre à l’enfant à articuler dans le discours argumentation, problématisation, conceptualisation. » La seule pratique de la méthode naturelle de mathématique apporte déjà tout cela et d’ailleurs bien plus encore. On imagine ce que cela produit quand on travaille ainsi dans tous les domaines.

Ceux qui ont pu prendre les enfants à la source, c’est-à-dire avant qu’on ne leur ait fait endosser la tunique de Nessus de l’élève, savent que ceux-ci ont en eux plusieurs moteurs toujours prêts à fonctionner, alimentés par les vécus particuliers : famille, environnement, époque, incidents ou accidents d’enfance... Et pour chacun, il n’y a de ce fait qu’un seul chemin de vie possible.
Nous devons seulement avoir souci d’installer les structures pour qu’il soit en mesure de le développer. Et lorsque l’on s’en contente, on est stupéfié par ce que les enfants font des possibilités qu’on leur offre. Ils savent dans tous les domaines, constamment reliés entre eux, construire leurs chemins de vie.
« L’être vivant se perfectionne dans la mesure où il pense relier son point de vie fait d’un instant et d’un centre à des durées et à des espaces plus grands. » (Bachelard)
Il faut donc qu’il parte, il faut qu’il aille. Mais s’il marche en compagnie, ses compagnons de route lui ouvriront sans le savoir des pistes, peut-être utiles, en se contentant d’être eux-mêmes ce qu’ils sont et ce qu’ils deviennent.

Chaque enseignant est lui-même en chemin. Il se développe en fonction de ses propres données de vie (vécu, idées, expériences, formation ...). Il n’y a pour lui qu’un seul chemin possible. Mais s’il se met en mouvement en compagnie, il discernera peut-être plus facilement ce qui peut faciliter sa trajectoire. L’administration devrait également se soucier pour lui de développer les structures où il pourrait, après avoir vécu lui-même les choses, être déclencheur de parcours plus heureux. Oui, rien n’est simple, on baigne dans la complexité.

Conclusion : à l’époque d’aujourd’hui, on ne peut plus croire à l’efficacité de chemins préétablis.

« Voyageur, le chemin,
ce sont tes traces
et voilà tout. Voyageur,
il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
C’est en marchant qu’il se fait,
et quand on regarde en arrière,
on voit le sentier
où plus jamais on ne marchera.
Voyageur, il n’y a pas de chemin,
juste des sillages dans la mer. »
Antonio Machado (Champs de Castille)

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°128, Novembre 2003