Freinet… celui qui tirait les barbiches officielles !
Quels chocs, quels ébranlements, quels coups sourds obstinément répétés contre les fondations de la construction scolastique.
Mais éloignez donc cet animal entêté qui revient régulièrement s’attaquer aux bases de l’édifice. Rien à faire, il reste constamment présent, toujours prêt à profiter d’un relâchement de la surveillance pour s’attaquer à un pilotis ou à un autre. Heureusement qu’ils sont bien enfoncés dans nos terres de certitudes. Mais on ne pourra s’en débarrasser ; il faudra bien, bon gré mal gré, l’accepter comme un mal nécessaire. Et lui disparu, il faudra compter avec ses enfants qui prendront le relais, heureusement avec moins de détermination.
Mais qu’est-ce qui avait pu enclencher ce comportement de Freinet ? Est-ce qu’il n’était pas un peu caractériel ? Si, il l’était, c’est évident. Sinon, il n’aurait pas été ce mauvais plaisant qui tirait irrévérencieusement les barbiches officielles, qui secouait les cocotiers remplis de grands-pères, qui ne pouvait voir quelque idée établie sans l’agiter énergiquement pour voir ce qu’il en restait de clair après décantation. Mais c’était une caractérialité politique. Il est évident que sa situation sociale d’origine n’avait pu que l’inciter à lutter pour la reconnaissance de ses frères dans la société. Pourtant, beaucoup de gens se trouvaient dans la même situation que lui. Mais sa caractéristique essentielle était de ne pouvoir tout accepter. Il faut dire que l’épreuve de la guerre l’avait placé au-delà de toute prudence, de toute pusillanimité, de toute susceptibilité personnelle. Cette guerre qui l’avait si fortement marqué dans son corps ! non, il ne pouvait en accepter l’imbécillité ni croire à son inéluctabilité. Ce n’était pas possible, il fallait réagir. Et commencer par transformer l’éducation.
Il avait aussi appris à se méfier des idéologies et il avait installé en lui le doute préalable. Il ne pouvait accepter pour réellement avéré que ce qu’il avait éprouvé par lui-même. Il se défiait des routines tri-séculaires. Ce n’était pas parce que les gens avaient toujours marché sur les mains qu’on ne pouvait penser qu’il serait peut-être mieux, et plus simple, de marcher sur les pieds. D’autres commençaient à se poser des questions du même ordre. Alors, il a su faire équipe avec ceux qui auraient aimé changer un peu les choses. Mais lui, il voulait les changer beaucoup. Il en avait la capacité, la puissance, la solidité, l’envergure. Et il était principalement doué d’une ténacité époustouflante : il ne lâchait jamais le morceau.
On ne saurait imaginer ce que ça nous a fait, à nous, les jeunes de 1945, qui regrettions un peu d’avoir manqué un combat et qui ne voulions pas manquer les autres. Nous étions de parfaits produits du système. Nous avions été sélectionnés sur notre capacité de conformisme et sur le calcul et l’orthographe. Et le fait que nous ayons réussi l’examen de passage donnait toutes les garanties. Cependant, chez certains d’entre nous, peut-être pour des raisons de traditions familiales, il y avait aussi cette impossibilité d’accepter. Nous n’avions pas, sans souffrir, renoncé à notre liberté. Nous avions subi l’oppression, nous l’avions acceptée, mais pour une part seulement. Quelque chose nous était resté en travers du gosier. Aussi, quels échos éveillèrent en nous les premiers contacts avec la pensée de Freinet !
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Mais avant d’aller plus loin, il faut qu’on se représente dans quel océan de certitudes nous baignions à ce moment-là. Nous n’en étions pas à l’époque actuelle où, selon Popper, la validité d’une théorie scientifique réside en sa faillibilité – elle ne doit pas encore avoir été réfutée, mais elle doit être réfutable. Non, il n’y avait en règle générale, et dans l’enseignement en particulier, que du savoir bien consolidé. Aussi, pour chacun de nous, quels chocs, quels ébranlements, quels coups sourds et répétés dans nos mesquines conceptions intellectuelles du monde ! Répétés, les coups, pas sûr ! Pour continuer à en bénéficier, il fallait être abonné à L’Éducateur. C’est ce que je fis avec enthousiasme, dès la parution du premier numéro d’après-guerre. Pourquoi ? Pour trois raisons :
1. Il y avait à l’intérieur une fiche sur la maison lacustre, avec un dessin. Et il était si clair, si parlant qu’on pouvait presque se dispenser de lire le texte d’accompagnement. Il faut dire que nous n’en étions pas encore à la kaléidoscopie vertigineuse actuelle. L’image était extrêmement rare et, à part le calendrier des postes... Aussi, je fus frappé par cette possibilité nouvelle qui s’offrait ; les choses de la connaissance pourraient être transmises simplement sans qu’on eût à les noyer dans un océan de mots sibyllins et abscons.
2. Freinet disait aussi : « Nous serons entre praticiens, entre chercheurs et toute idée de hiérarchie sera absolument exclue entre nous. »
3. Enfin, depuis trois années, je faisais du texte libre sans savoir que c’est comme cela que ça s’appelait. Je ne l’avais pas inventé : pas capable, trop conditionné, trop docile encore pour oser penser qu’une quelconque idée personnelle d’un enseignant de la base puisse avoir de la valeur. Mais j’avais trouvé, dans une revue pédagogique, un article sur les textes de vie, écrit certainement par un Freinétiste. Aussi, dès le premier numéro, je me sentis de la famille.
Mais je n’avais pas fini de souffrir. Avec Freinet, ce n’était pas de tout repos. Avec lui, le scandale était permanent. Ce qui me fit souffrir le plus, ce fut le calcul vivant. J’avais déjà cinq ans d’enseignement (sans compter mon passé de « bon élève »). Et mes petites constructions me plaisaient ; elles étaient logiques, elles tenaient bien la route. Et puis, c’est par le calcul que j’avais réussi. Pourquoi changer ? Ce qui avait été bon pour moi, n’était-il pas bon pour tout le monde ! (idée encore très partagée par les gens de pouvoir de l’enseignement). Et puis, comment croire qu’on pouvait asseoir un enseignement sérieux au hasard des circonstances, sans progression rigoureusement logique. Je n’arrivais pas à croire qu’on pût se baser sur les faits de la vie. C’était une sorte de sacrilège de renoncer aux énoncés de problèmes, aux négociants à 228 l ; aux courriers anachroniques et aux robinets déphasés. C’est vrai que Freinet était iconoclaste et sacrilège. Alors que tout le monde pensait autrement (ça ne pouvait être que vrai, puisque tout le monde le pensait), lui, tout seul, il affirmait le contraire et déshabillait les rois dans les regards. Mais, de plus, je n’avais pas encore compris que, comme le dit Morin :
« La connaissance est un phénomène multidimensionnel dans le sens où elle est, de façon inséparable, à la fois physique, biologique, cérébrale, mentale, psychologique, culturelle et sociale. »
Et je n’avais pas encore saisi la formidable importance de l’affectivité pour la mémorisation.
Contre le saucissonnage
En fait, j’étais au seuil d’un nouveau monde. Mais je n’étais qu’au début des épreuves initiatiques. Par exemple, comment assimiler la pensée de Freinet qui prenait l’enfant dans sa globalité ? Pour lui, la santé globale était nécessaire à l’acquisition des connaissances. Elle est faite de quatre éléments qui interfèrent continuellement entre eux, qui sont interdépendants : le physique, le psychologique, l’intellectuel, le moral. Mais qu’est-ce qu’il avait donc Freinet, à s’occuper de santé physique ? ! Ça, ce n’était pas dans nos attributions ; nous, nous étions des instits avec suffisamment de préoccupations de tous ordres pour qu’on n’ait pas à se soucier, en plus, d’équilibre physiologique. Ça, c’était l’affaire des parents, nous n’y pouvions rien. Notre boulot à nous, c’était : de 9 heures à 9 h 30, morale ; après, grammaire ; ensuite, calcul, dictée, vocabulaire, histoire, chant (= dictée), gymnastique (= problèmes). Pour nous, c’était clair, on avait un emploi du temps strictement minuté, répondant parfaitement aux demandes des instructions et des contrôleurs officiels. Alors, la vision globale de Freinet, quelle aberration !
Toujours sur le gril
Vous voyez où nous en étions. Et où en sont encore certains qui sont revenus à ce saucissonnage de la journée de l’écolier. Et, de plus, il n’y avait pas que Freinet ! Il y avait aussi Élise qui essayait de nous faire sortir de notre médiocrité qui se mordait la queue. Et Hortense qui donnait la parole et les outils aux enfants ! Et Delbasty qui plaçait sa science hors des tubes à essais et qui communiquait sa musique de burettes de plastique. Ah ! ce n’est pas marrant d’être Freinétiste ! On se trouve toujours en interrogation.
Ça pourrait être désespérant ; mais au bout d’un certain temps, on s’y fait ; ça devient comme une seconde nature ; ou plutôt, comme une vraie nature. Et curieusement, on apprend à accepter l’inconfort. Et même à l’aimer. De toute façon, il faut se faire une raison : on ne peut que connaître l’inconfort. Celui qui ne fait pas d’expériences fait l’expérience de ne pas changer alors que tout change autour de lui. C’est que le monde bouge autour de nous ; et de plus en plus rapidement. Alors, quel déphasage si on n’évolue pas ! Quelle inefficacité aussi, quand on plaque des grilles de lecture ancienne sur des faits qui ne sont plus les mêmes. Avec Freinet, on ne risquait pas de ne pas s’adapter. Il donnait l’exemple :
– Mais, Freinet, comment va-t-on faire pour les fichiers de problèmes, avec ces nouveaux francs que de Gaulle a installés ?
– Pas difficile, on les met à la poubelle.
Quand les machines à enseigner se sont pointées, il est allé y voir et en a inventé une, pas chère et généralisable.
Quand les maths modernes sont arrivées, il a donné la parole à ceux qui étaient entrés en contact avec elles, etc.
Mais je n’ai pas fini avec la globalité. Ce n’est que récemment, en lisant un article d’Henri Go dans L’Éducateur que j’ai compris que la pensée de Freinet était d’ordre cosmique. C’est difficile à comprendre : ça fait religieux ou métaphysique pour celui qui n’a jamais su penser que par catégories et constructions intellectuelles. Il y avait, chez Freinet, un souffle immense que nous pouvions difficilement saisir. Mais c’était aussi pour cela qu’il nous intéressait : il y avait en lui quelque chose de mystérieux que nous ne comprenions pas, que nous ne savions pas même exister, mais nous sentions que nous avions aussi cela à découvrir. Quand il m’écrivait : « Nous ne mettons pas la même chose sous le mot vie », je voyais combien mon souci de recherche d’efficacité pédagogique immédiate était limité, étriqué même. Et maintenant encore, je ne suis pas sûr d’avoir pu accomplir la moitié des pas qu’il aurait fallu effectuer.
Il suffit d’être en colère
Autre difficulté sérieuse : la dialectique de la vie. Ce qu’il faut de temps pour la comprendre et même pour la repérer ! Comment être présent au monde, comment savoir recevoir ce qui arrive alors que c’est peut-être – et maintenant peut être plus que jamais – ce que nous avons d’abord à apprendre, en priorité ? Mais pour cela, quel degré de liberté personnelle il faut atteindre ! Comme on aime se préserver, se protéger, se soucier en permanence de se construire des défenses ! Et lui, Freinet, il disait :
« Vous avez des histoires ? Continuez, vous êtes sur la bonne voie. »
Mais il fallait être solide pour cela. Et plusieurs qui avaient cédé à la tentation de l’héroïsme s’en sont mordu les doigts. Mais comment être solide ? Pas difficile, il suffit de regarder le monde, et les choses dépasser toutes ses petites susceptibilités personnelles. Et pour être en colère, il suffit de regarder le monde et les choses n’étant pas ce qu’elles devraient être, on constate qu’il est impossible de les accepter. Et Freinet, par ses analyses, nous aidait à percevoir la vraie réalité. Il avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi et il regardait haut lui-même. On avait toujours à comprendre de lui. D’autant plus qu’il écrivait des livres compréhensibles sur le fond des idées et accessibles sur le plan du langage. Un livre de psychologie lisible par tout un chacun, c’était révolutionnaire ! Jusque-là, les connaissances descendaient des hauteurs jusqu’à nous. Mais nous n’avions pas d’outils pour ramasser les miettes de savoir qui nous étaient distribuées avec condescendance.
Diffusion horizontale du savoir
Avec Freinet, ça changeait : il partait de l’expérience quotidienne de chacun, de la vie de tous les jours. Et nous qui avions aussi l’expérience des chiens, des poules, des enfants, nous pouvions nous trouver sur un terrain à notre convenance. Mais il nous mettait aussi dans le coup. Et ça, ça ne s’était jamais fait de prendre en compte les idées des gens de terrain. Et ils pouvaient même échafauder entre eux une petite théorie à leur usage, faute d’avoir aucun autre outil à leur disposition. Les recherches scientifiques ne manquaient pourtant pas, mais elles sentaient fort l’ésotérisme (un ésotérisme calculé) et elles étaient parcellaires. Et nous, nous avions à faire à l’enfant global et à la réalité impérieuse et globale de la classe.
Mais Freinet menait des recherches curieuses : il étudiait des trajectoires, il travaillait à des genèses, il apercevait des paliers. C’est à dire que pour lui, la véritable eau était celle qui cheminait dans le torrent et non l’eau arrêtée dans les éprouvettes des laboratoires.
Et le véritable enfant, celui qu’il fallait regarder, c’était aussi l’enfant en développement, l’enfant en marche. On ne peut s’imaginer comment, à ce moment-là, cette idée était neuve. Et comment elle le reste encore !
Compagnonnage
Un peu plus haut j’ai écrit : « échafauder entre eux ». Il faut s’arrêter là-dessus car, s’il ne fallait mettre qu’une action de Freinet à son crédit, ce serait de nous avoir fait nous rencontrer pour travailler ensemble. Mais on le rencontrait aussi. Je me souviens en particulier du congrès de Caen où sa force de conviction se manifesta si fort que nous en restâmes pantois et pensifs. Ainsi, Freinet, ce camarade si simple, si familier, c’était aussi quelqu’un qui voyait haut et clair. Ce n’était pas étonnant que nous ayons eu envie de participer à son combat parce que c’était aussi notre combat d’enfants du peuple. Et maintenant, c’est pour tout le peuple enfant – et adulte – que nous avons à combattre parce que les souffrances n’ont plus seulement pour origine dominante l’économique et le social.
Oui, Freinet nous a réunis ; il nous a fait travailler entre nous ; il nous a écoutés, il nous a encouragés à aller de l’avant, même sur les chemins qui lui étaient étrangers. Et surtout, il nous a donné confiance en nous.
Avec lui, nous avons appris
Avec son mouvement, nous disposions de deux critères d’évaluation de notre travail : celui de l’administration et celui du mouvement. Et l’on pouvait se rassurer dans l’une des inconséquences, de l’arbitraire, des fantasmes des personnages de l’autre. Tandis que ceux qui ne disposaient que du premier critère d’évaluation étaient désespérés quand ça n’avait pas marché. Ils croyaient qu’ils ne valaient rien !
Et puis, nous avons appris la coopération ; quand nous avions découvert un truc qui marchait bien, au lieu de se le garder soigneusement pour soi, pour pouvoir le montrer au jour J à l’inspecteur, on courait le montrer aux copains ; et ils ne mâchaient pas leur sentiment, on pouvait leur faire confiance. Ainsi donc : confiance en soi, coopération, critique, travail, esprit de recherche, volonté politique... comment, avec ces atouts de départ, le mouvement n’aurait-il pu survivre avec ses mouvements contradictoires, caractéristiques de tout organisme vivant.
Et maintenant, puisque Freinet est encore vivant, puisque ses idées sont encore toutes neuves, avec, à peine, un commencement de réalisation, qu’avons-nous à faire pour continuer son œuvre, non pas en fidèles disciples, bien dans la ligne et bien obéissants mais en fidèles vivants ?
Paul Le Bohec
P.S. : Il aurait fallu aussi parler de l’humour de Freinet, de sa simplicité, de son génie créatif, de ses capacités de gestion, de ses habiletés et de beaucoup d’autres choses. D’autres le diront de leur côté ; il était tellement multidimensionnel !
Texte paru dans les Documents de l’éducateur, Célestin Freinet 20 ans plus tard, n°190-191, p.9-10
Supplément au n°6 de l’éducateur de mars 1987