Je lis à retardement le n° 6 de l’Éducateur et je suis surpris d’y retrouver l’écho de mes pensées au sujet de la Méthode Naturelle de Lecture et de la méthode analytique.
Je crois aussi que les deux méthodes sont inconciliables. Il faut se décider soit pour l’une soit pour l’autre.
Jusqu’à présent je faisais de petites expériences de méthode naturelle portant sur les un ou deux premiers mois, puis, pour contenter inspecteur et parents, je repartais en lecture synthétique (méthode Souché-Dénouel). Mais je m’apercevais que les enfants étaient rebelles au nouveau système. J’allais même jusqu’à leur faire lire le texte à l’envers (ce qui est un non-sens), peine perdue d’ailleurs : pour déchiffrer le mot sur lequel je voulais attirer son attention, l’enfant reprenait le texte en son début et retrouvait, à toute vitesse le mot demandé. Il s’agit pourtant d’enfants appartenant à des lignées d’enfants intelligents.
Maintenant j’ai compris : Si l’on commence, il faut aller jusqu’au bout. Mais quelles garanties apporter aux inspecteurs et aux parents, habitués depuis toujours à la méthode Boscher ? Que peut penser un inspecteur des acquisitions d’un enfant qui n’arrive pas à déchiffrer un mot simple sorti de son contexte. Pourtant nous, nous savons avec quelle rapidité cet enfant peut retrouver la pensée du correspondant, ou retrouver le sens des textes pris dans de vieux journaux, des Gerbes, des Enfantines. Nous savons aussi quelle soif de lecture ont ces enfants « globaux ».
Je sens que là est la voie la plus sûre, celle qui mène le plus loin avec le plus de joies. Mais les résultats tangibles ne se font sentir qu’au bout d’un an à peu près (variable avec les enfants). À ce moment, l’enfant progresse à une vitesse remarquable. Sa lecture est plus naturelle et plus expressive. Mais si l’enfant quitte la classe, tiendra-t-on compte de ses acquisitions ? Comment sera-t-il jugé ? Sur quoi sera-t-il jugé ?
Puisque nous cherchons dans ce domaine, je me permets de vous soumettre un procédé qui a au moins le mérite de rassurer les Inspecteurs (ils apprécient beaucoup ce qui est méthodique). Malheureusement, je ne suis pas allé jusqu’au bout de mon expérience et ne puis en confirmer les résultats. Il faudrait fournir, en outre, au dossier, les textes libres des enfants permettant de suivre leurs acquisitions (genre Baloulette), les textes déchiffrés par les enfants, textes des correspondants et textes puisés dans des vieux journaux scolaires (corps 24 ou 36).
Mais trêve de bavardage ; voici ce dont il s’agit :
Le premier jour de classe, j’imprime sur carton le premier texte :
1 maman
a été voir
papa
à marseille
Le lendemain, j’imprime le second texte :
2 la machine
à cidre
est venue
chez nous
Le jour suivant, j’imprime le n°3 et je réserve le n°1 que je coupe en deux morceaux :
Puis vient le tour du n°4 avec révision du n°2 :
Je continue mes impressions de textes tout en révisant les numéros étudiés l’avant-dernière fois, ceci jusqu’au n°7 qui amène comme révisions celle du n°5 et du n°1 (principe du studiomètre). Voilà ce que cela donne :
Le n°1 donne à ce moment beaucoup de mots que l’on peut assembler pour faire des phrases telles que :
– maman a été à marseille voir françois ;
– papa a été voir maman à marseille ;
– françois a été à marseille, etc.
On peut même combiner avec le n°5 :
– je suis allé voir la mer à marseille ;
– papa a été voir françois avec maman.
Et même avec le n°7 en mettant, par exemple :
à marseille sur : autour de...
ou bien françois sur : des escargots.
Le lendemain, le n°8 nous amène la révision du 6 et du 2. Peu à peu, les étiquettes subissent chacune à leur tour le supplice des ciseaux et les textes se trouvent découpés ligne à ligne. Le n°15 donne les révisions du n°13 (2 de moins), du 9 (4 de moins) et du 1 (8 de moins).
À ce moment, les quatre demi-heures de lecture au CP peuvent être employées comme suit (pour ceux qui suivent un emploi du temps) :
1° Étude du texte du jour.
2° Étude du texte coupé en deux et combinaisons possibles avec le texte du jour
3° Étude du texte coupé ligne à ligne et combinaisons avec le ou les précédents.
4° Étude du texte découpé mot à mot que l’on peut disposer sur une même ligne.
maman - a - été - voir - papa - à - marseille - françois
D’abord reconstitution de la phrase par les enfants. C’est la quatrième fois que l’on étudie ce texte et les enfants le reconstituent sans difficultés. On peut alors écrire les mots au tableau dans n’importe quel ordre et faire retrouver le texte sur une feuille.
Le lendemain, 16, 14, 10, 2, etc. Lorsqu’arrive le numéro 31, on revoit le 29, 25, 17 et 1. Celui-ci est alors découpé de telle façon que les syllabes soient isolées les unes des autres : ma-man -a -é- té –voir- pa- pa - à - mar- seille- fran- çois
Et pour finir, l’étude du numéro 63 amenant à nouveau la révision du n°1 (63, 61, 57, 49, 33, 1), les mots pourraient être découpés lettre à lettre. Je dis « pourraient être » parce qu’il n’est peut-être pas nécessaire de pousser l’analyse jusqu’au stade de la lettre ou même de la syllabe. L’étude du numéro 63 se produirait aux environs du 15 janvier. Il y a là de quoi rassurer les plus timorés. Personnellement, je n’en suis pas là. Par prudence, j’alterne l’étude des textes imprimés en classe avec la lecture du livre « Toto et Lili » (Souché-Dénouel) que je présente sous forme de roman scolaire : c’est l’histoire de deux petits copains et de leur famille.
Au début, je me contentais de faire lire globalement les textes du livre, mais dix ans de syllabation m’ont marqué à tel point que je n’ai pas eu la patience de pousser mon expérience jusqu’au bout. Aussi je ne peux parler des résultats obtenus mais seulement apporter ma contribution à la recherche de la voie la plus sûre.
J’ai expliqué longuement pour que les camarades ignorant le principe du studiomètre ne soient pas déroutés. C’est un procédé de lecture analytique pur puisque nous partons du texte, de la phrase, pour arriver à la lettre en passant par les stades du groupe de mots, du mot et de la syllabe. Il présente plusieurs avantages entre autre celui de pouvoir présenter aux inspecteurs la liste des phrases et des mots déjà étudiés. Pour nous, ces mots ne comptent pas : il n’y a que ceux qui sont écrits correctement dans les textes libres des enfants que l’on peut considérer comme acquis. Pour bien faire, l’étude des acquisitions écrites de l’enfant devrait être poursuivie parallèlement à celles de la lecture. Il faudrait faire un travail analogue à celui que vous avez entrepris dans la brochure « Méthode naturelle de lecture », c’est-à-dire noter les textes de l’enfant tels qu’il les écrit et faire le recensement des mots correctement orthographiés. Je ne doute pas que si nous obtenions des résultats probants dans ce domaine, on accepterait encore plus facilement l’idée de l’inutilité de la grammaire à l’école primaire.
Puisqu’il est trop tard pour la fournée d’octobre, je me propose de me livrer à une expérience complète sur les élèves qui arriveront dans ma classe à Pâques (6 ans). Pour que cette expérience soit probante, il faudrait qu’elle soit répétée dans plusieurs écoles. Pour cela, il faudrait mettre au point les conditions de l’expérience avant Pâques pour que plusieurs instituteurs travaillent dans des conditions à peu près identiques.
Je ferme cette longue parenthèse, mais avant de terminer, je voudrais encore insister sur deux autres avantages du procédé employé.
D’abord, sa souplesse, il n’est pas nécessaire d’imprimer tous les jours : on peut intercaler la lecture d’un livre traité en méthode globale, c’est-à-dire sans analyse prématurée – ceci pour ceux qui ne peuvent se passer d’un livre – ou bien la lecture des textes des correspondants, des fiches, etc.
D’autre part, le texte considéré, s’il est trop court pour être intégré dans le journal, peut être complété, par exemple :
maman
a été
voir
papa
à marseille
Ça fait longtemps qu’il n’est pas venu à la maison.
Presque un an. Il est marin sur un pétrolier. François
Les jeunes correspondants peuvent ainsi essayer de déchiffrer les textes de leurs camarades.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°10, 15 février 1951, p.273-276