Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Saisir le bout du fil

Je relève le texte suivant dans un journal scolaire :
« Hier, je suis allé à Saint-Luc en voiture avec mon père. Nous avons vu des gros lapins, des cochons d’Inde, des poules. Nous avons mangé de la soupe, du rôti, des pommes de terre. Et nous sommes revenus à la maison à 11 heures du soir. »

Voilà bien un exemple de ces textes kaléidoscopiques dont parlait Lalanne. Chaque signe de ponctuation apporte une nouvelle image. Top, ça change. Top, ça change encore. Ce n’est pas l’expression d’une pensée, c’est du bavardage. On y parle de tout, donc on n’y parle de rien. On peut se demander ce qui a bien pu motiver le choix de ce texte par la classe. À moins que ce ne soit un premier texte, ou bien celui d’un enfant aimé de ses camarades.

Cependant, à mon avis, malgré l’apparent nivellement des thèmes, il y a une ondulation de terrain un peu plus marquée : les cochons d’Inde. Mais il faut se garder d’être trop affirmatif. L’important, pour l’enfant et, par conséquent, ce qui était à l’origine du texte, ce pouvait être : le premier voyage de la première voiture de la famille. Ce pouvait être aussi : le voyage dans la seule compagnie du père. Ou bien l’amour des bêtes. Pour Mireille, ç’aurait été sûrement le rôti : événement sensationnel dans sa vie de miséreuse. Ou bien l’idée centrale, c’était : « Les charmes du retour tardif dans la nuit ». Et il y avait encore Saint-Luc.

Comment le savoir ? Et pourtant il faut le savoir car, à mon avis, on ne devrait pas imprimer un tel texte où rien n’est dit.

À notre époque où le dispersement est roi, il faut apprendre aux enfants à centrer leur pensée sur un thème unique. On y est d’ailleurs contraint : si la page du journal était grande comme un tableau noir, on pourrait sans peine faire un sort à chacune des idées. Mais on ne dispose que d’une page de journal ! On ne peut employer qu’une douzaine de composteurs. Oui, mais comment dégager l’idée essentielle ?

Il me semble que seules les questions qui naissent spontanément à l’esprit des enfants et du maître permettent d’y parvenir. Celles des enfants sont les meilleures car ils sont de plain-pied avec l’auteur et ils savent ce qui a motivé leur choix. Mais le maître doit lui aussi participer à l’accouchement socratique de la pensée si les enfants n’y ont pas réussi seuls.

Quelquefois dans ma classe – cela dépend des textes évidemment – lorsque le thème est découvert, je n’y vais pas par quatre chemins : j’efface tout le reste. Cette façon d’opérer peut scandaliser ceux que j’appelle les ultra-freinétistes.
– Il faut, disent-ils, respecter le texte de l’enfant et n’y toucher qu’avec circonspection.
– Non, à mon avis, il faut respecter uniquement la pensée. Il faut faire plus que la respecter ; il faut travailler pour qu’elle apparaisse en pleine lumière, dans son intégrité.
Si les cochons d’Inde sont au centre du texte, il faut les dégager de toute considération circonstancielle. Elles sont inutiles ; elles n’apportent rien ; au contraire même elles contribuent à diluer, à noyer le centre d’intérêt.
Il faut nettoyer l’idée, la débarrasser de sa gangue pour qu’elle apparaisse belle, brillante, intense dans l’écrin des mots propres et nécessaires.

Voici à titre d’exemple, ce que le texte de Saint- Luc aurait pu donner :

« Les cochons d’Inde sont plus petits que les lapins. Ils ont un nez d’écureuil. On les met dans la cage des lapins pour les défendre des rats. Ils attaquent les rats et ils attaquent aussi les doigts quand on les met dans le grillage.
Je le sais parce que j’ai été mordu par des cochons d’Inde : c’était le jour où un roquet avait arraché le fond de culotte de mon cousin. Et, dans la maison, des serins nous cassaient la tête. C’était vraiment une mauvaise maison.
Les cochons d’Inde s’appellent aussi des cobayes. Je ne sais pas pourquoi. Ils servent à faire des expériences. On les envoie dans l’espace et ils en reviennent. Ils servent aux hommes pour apprendre à guérir les bébés et les petits oiseaux. » (R. L. B. - 10 ans)

La vie est apparue et, avec la sincérité de l’enfant, la fraîcheur des phrases. Mais il faut encore condenser. Chez nous, nous aurions réservé l’épisode de la mauvaise maison pour le samedi : jour de création collective.
Il faut s’en tenir aux cobayes tout en se gardant bien de faire un résumé scientifique détaché de la vie. La rigueur scientifique, c’est pour après. Et d’ailleurs, c’est souvent la notation comique ou sensible qui permet l’insertion de la notion scientifique dans la mémoire.

Je sais que ma façon de procéder est assez extrémiste. Elle avait soulevé une discussion passionnée au stage du Château d’Aux en 1961. Daniel avait arrangé les choses en disant qu’il fallait conserver le texte fourni par l’enfant et montrer, après toilette et impression, ce qu’on aurait pu en tirer ; où était la dominante.

Oui, je suis dans mon CP-CE1 la mère qui porte encore la pensée des enfants dans ses bras et commence à la poser à terre sur ses jambes. Et Daniel dans son CM-CFE était celui qui aide la pensée en marche.

Alors, là est la question : faut-il, comme je le fais, considérer le texte écrit comme un moyen de saisir un bout du fil de la pensée et tirer dessus pour qu’elle se dévide ? Pourtant, j’en suis persuadé, la pensée intime, fondamentale n’est parfois pas exprimée dans le texte. Et pourtant, elle existe et l’enfant a besoin d’en être délivré. Faut-il passer tous les jours à côté ?

Avant la loi Barangé, pour des raisons de vente du journal, et des raisons psychologiques, je m’arrangeais pour que chaque enfant soit imprimé. Au début du mois, cela allait tout seul. On imprimait les textes choisis par la classe. Et puis on arrivait au groupe de ceux qui n’écrivaient rien, ou si peu. Eh bien, de ce « si peu », avec l’aide des camarades qui voulaient que Jean ou Gérard aient un texte eux aussi, on arrivait à des textes de douze lignes, et même plus. Et tout cela, non pas à partir de rien comme on pourrait le croire, mais à partir d’une pensée riche, profonde, mais qui n’affleurait pas.

Il ne faut pas se faire une religion de la trace écrite.
« L’écriture... n’est à la vérité qu’un procédé mineur de relation puisqu’il reste un intermédiaire tangible et matériel donc difficilement maniable, manquant trop souvent de souplesse et de subtilité, impuissant parfois à exprimer l’impondérable de certaines nuances... » (C. Freinet, Éducation du Travail, page 353)

Quand on a dégagé la pépite, on n’a pas trop des douze composteurs pour l’exposer. Cette limitation du nombre de lignes est d’ailleurs salutaire.

Je pense, en écrivant cela, aux stages de magnétophone. Guérin nous donne des bandes de trente minutes et on doit en retirer des bandes de sept minutes maximum.
Après bien du travail, on aboutit à huit minutes. C’est notre dernier mot. Mais Guérin nous signale les fausses questions, les redites, les temps morts, les bafouillages. C’est ainsi que l’on obtient un thème concentré débarrassé de ses superfluités. Tout est dit sans qu’il y ait ni rien de trop, ni rien d’obscur et la vie est préservée. Cela ressort de l’esthétique radiophonique : il faut intéresser l’auditeur, il ne faut pas le lasser.

Je crois qu’il y a aussi une esthétique de la page du journal. Le thème unique inséré dans l’écrin d’une typographie impeccable (beau papier, caractères propres, blancs bien répartis) doit atteindre une certaine densité émotionnelle : il doit faire choc. Il doit avoir sa longueur ; deux lignes ou douze lignes ou six pages (à ce moment-là il devient album).

En fait, chaque texte et chaque enfant posent un problème différent. Il n’y a pas de recettes passe-partout et définitives.

Peu à peu, à force de vivre dans une atmosphère riche, la pensée de l’enfant acquiert vite une assez grande intensité. Le vocabulaire acquis dans une certaine tension qui met en jeu tout l’être, se fixe durablement, fournissant ainsi à l’enfant des matériaux nombreux et d’excellentes qualités.

C’est d’ailleurs un travail hautement éducatif que d’apprendre à concentrer sa pensée. Pour certains hommes, un cadre étroit est un stimulant maximum : pour des Mozart, des Racine, des Du Bellay par exemple qui parviennent à s’exprimer d’une manière géniale dans les cadres resserrés d’une symphonie, d’une tragédie, d’un sonnet.

Accepter la règle du jeu et s’efforcer de jouer supérieurement, n’est-ce pas une entreprise exaltante ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur N°10, la part du maître, 15 février 1962, p.15-16