Dans notre famille, nous sommes maintenant 3 à savoir. « La résistance d’un fil conducteur augmente avec sa longueur. »
A) Jeannette l’a appris à l’école. Elle l’a lu sur son livre et l’a récité comme une comptine. L’expérience dont parlait son livre est restée dans les limbes et c’est pour cela que Jeannette ne sait plus sa formule. « La conductance d’un fil résisteur s’allonge avec l’augmentation » a à peu près autant de signification pour elle.
B) Paul l’a appris à l’école mais le professeur de physique a fait l’expérience devant lui.
C) Paul a fait l’expérience lui-même à l’École Normale.
D) Hervé a découvert cette loi seul, par hasard, en faisant des expériences libres avec une pile, des fils, et une ampoule.
E) …….
Je crois que pour voir clair, il faudrait examiner ces divers modes d’acquisition de la connaissance.
A) Le cas de Jeannette. C’est actuellement encore le cas le plus général. Jeannette a lu par devoir, par obligation parce que l’étude le lui imposait sous peine de sanction. Combien d’écoles en sont à ce stade : on dessine l’expérience au tableau, on donne un résumé à apprendre et voilà c’est tout...
Faut-il condamner totalement la connaissance des expériences d’autrui par la lecture. Il ne semble pas. Entre ne rien savoir et savoir d’une manière livresque, il y a un degré.
Il est impossible de tout vivre, de tout expérimenter. Savoir par le livre, c’est tout de même mieux que rien. C’est quelque chose et, c’est même beaucoup, mais dans un certain sens seulement.
Je m’explique.
Que sont les livres de Freinet ?
C’est la formulation des idées de Freinet, des lois qu’il a déduites de son expérience.
Doit-on lire les livres de Freinet ?
Oui. La lecture de ces livres nous apporte des idées-chocs qui ont surtout pour principal intérêt de bouleverser le bel ordre intérieur de chacun et l’oblige à se poser la question : « Et si je ne savais rien ; si j’avais encore à apprendre. »
Comme nous avons tout de même un peu d’expériences, nous sentons confusément qu’il y a peut-être quelque chose de vrai dans ce qu’écrit Freinet. Quand nous abordons les livres de Freinet, nous les lisons un peu, beaucoup ou pas du tout et nous les oublions. (– Mais nous les relirons.)
Nous voulons bien accepter momentanément les idées contenues dans le livre, mais, momentanément – sous bénéfice d’inventaire – c’est cela l’intérêt de tout livre ; de nous fournir des idées utiles, mais qui sont à vérifier.
Jeannette avait reçu de telles idées, mais les idées d’expérience qu’elle avait ainsi connues sont restées des idées, des fils ténus que l’expérience n’est pas venu nouer et qui sont partis flotter quelque part, très loin dans l’espace.
Pour en revenir à l’École Moderne, les fiches de connaissance sont utiles parce qu’elles proposent des idées en attente de vérification. Mais un cerveau qui ne contiendrait que cela serait vide – plein de fumée, de raisonnements a priori.
Venons-en au second cas.
B) Le professeur a fait l’expérience, ou plutôt Paul a vu l’expérience.
Nous abordons ici un stade infiniment supérieur. Nous sortons de l’idéalisme. Il ne s’agit plus de croire, mais de voir.
Des expériences de ce genre restent souvent gravées dans la mémoire.
Je me souviens :
– la bougie réallumée à distance ;
– du fer qui brûle dans l’oxygène ;
– du tuyau de caoutchouc-siphon ;
– du lait qui devient beurre dans la baratte de ma grand-mère.
Il s’agit là d’expériences faites par autrui. Elles ont au moins le mérite d’exister. Au lieu d’être quelque part en l’air, ou plutôt nulle part ; elles font partie de l’expérience d’autrui ; elles existent dans un monde plus proche de nous : le monde des parents, des grands-parents, des voisins, des ouvriers, des professeurs, des copains.
Mais l’expérience d’autrui est valable seulement dans le cas où elle peut être recommencée. Cependant, elle est tout de même supérieure à l’expérience livresque parce que plus assimilable. En effet entre des paroles écrites ou dites sur un style de saut en hauteur et le saut exécuté devant l’enfant, il y a un fossé – que l’on franchit en sautant.
C) Troisième cas.
Paul a refait l’expérience.
À l’École Normale, sous la direction du prof de physique, j’ai fait ce qu’il fallait pour savoir que la « résistance d’un conducteur, etc. » Et après cette expérience, je le savais beaucoup mieux.
Le siphon, si je le connais maintenant ! Avec un tuyau d’arrosage, pendant 5 à 6 ans, j’ai vidé les baquets d’eau sale de ma mère. Impossible de me coller sur le siphon. Je ne saurais peut-être pas l’expliquer parfaitement, mais j’en connais toutes les possibilités et toutes les nécessités.
À l’école, j’ai vu faire du beurre dans une petite baratte. Mais en rapportant de l’école le surplus de lait que j’avais apporté, j’ai remué la bouteille tout au long du chemin. Quelle ne fut pas ma surprise et ma joie en constatant que des grumeaux de beurre s’étaient formés.
Pas besoin d’apprendre de résumé, ni d’apprendre quoi que ce soit ; je savais, j’en avais l’expérience.
Les phases de la lune ? J’en ai eu les oreilles rabâchées pendant toute ma scolarité, mais je les connais depuis 3 ans seulement ; depuis que j’ai regardé la lune au lieu de regarder des livres sur la lune. Personne ne m’y a poussé, ni prof, ni programme, ni examen – personne, si ce n’est cette lune qui se moquait de moi en jouant au sphinx.
Par contre, le fer brûlant dans l’oxygène, c’est resté de la prestidigitation, de la magie. Pourtant je l’ai vu, de mes yeux vu, mais je n’y crois pas tout à fait. Je ne le sais pas tout à fait parce que je ne l’ai pas fait. Il en est de même pour toute la physique, la chimie, les sciences naturelles, etc. que je ne réapprends pas maintenant, parce que je ne les ai jamais sus, mais que j’apprends maintenant en aidant Hervé dans ses bricolages.Ce que j’en ai encore de choses dans la tète qui attendent d’être expérimentées pour être comprises.
Ce qu’il en a de l’expérience, le petit paysan, l’ouvrier, l’homme du peuple, le soi-disant ignorant. Il a vécu, non pas dans les rêves, les fumées, l’abstraction, il a vécu dans la vie. Alors, il sait.
Il en ressort que l’enfant doit pouvoir faire de nombreuses expériences. Il faut qu’il en ait les moyens techniques, par exemple un courant électrique qui ne le tuera pas – l’expérience de la mort ne se fait qu’une fois. Il lui faut donc des possibilités d’expérience, du matériel. Mais faut-il des fiches guides ? À ce sujet, je pense que tant qu’il y aura des examens – par conséquent un programme à savoir, des fiches guides seront utiles. En effet, il vaut mieux que l’enfant fasse des expériences avec des fiches plutôt que de ne pas en faire. Et puis cela gagne du temps et c’est parfois précieux étant donné l’ampleur actuelle des programmes (à mon avis, ils ne sont pas encore assez amples, mais...).
Et puis, certains esprits préfèrent être guidés et suivre un sentier jalonné. D’autres esprits aiment être guidés, en partie, d’autres totalement et d’autres pas du tout.
Alors fiches-guides ? Actuellement oui, et pour ceux qui s’en serviront.
Mais attention au langage. Quand je lis certaines fiches-guides, je fronce les sourcils pour comprendre : c’est trop difficile. Pourquoi pas des fiches-guides d’enfants, réalisées par des enfants ?
Cependant la fiche-guide ne me satisfait pas pleinement. Comment dire : c’est de la découverte en circuit fermé.
Il y a mieux, c’est pourquoi j’aborde :
D) Le quatrième cas : Hervé a trouvé.
Jeannette lit. Paul voit, puis il refait… Hervé trouve. L’expérimentation libre n’est-elle pas la forme d’acquisition de la connaissance la meilleure, la plus naturelle et peut-être la seule qui soit naturelle ?
Plus tard peut-être, il faudra développer, contrôler, préciser, étendre mais à 10 ans et même au niveau de toute l’école primaire, est-ce qu’elle ne pourrait suffire ?
C’est la forme la meilleure, car cette découverte a lieu dans l’appétit de savoir, à un moment de réceptivité maximum. Pour Jeannette et pour Paul, il s’agissait d’expériences imposées du dehors.
Ici l’incitation à faire l’expérience est interne.
Entre le désir de l’expérience et sa réalisation, pas de laps de temps – pas de maître pour déranger – pas de fiche inhibitrice.
C’est important : l’enfant peine à se concentrer sur ce qu’il n’a pas voulu lui-même.
Ce qui différencie le cas D des cas A-B-C, c’est que, dans ce cas seulement, l’attitude est active. C’est une connaissance du monde en action. Une explication, une loi viendra peut-être a posteriori, mais, Il n’y en a pas au départ ; ce n’est pas une démonstration, on ne va pas vers un but fixé à l’avance. C’est pour cela que l’on peut parler de découverte en circuit ouvert.
Hervé agit par impulsion interne. N’est-ce pas une des conditions de l’économie de temps et surtout du profit de l’expérience ? L’enfant éprouve pour s’assurer. Il a tout à connaître, il peut tout entreprendre, il ne saurait perdre du temps : il ne peut qu’aller de l’avant.
D’autre part, il ne peut trouver que ce que le matériel qu’il a dans les mains peut lui permettre de trouver. Rien ne lui manque puisqu’il a tous les éléments de réussite dans ses mains. Il ne se pose pas de question ; il ne s’embarrasse pas de questions : il interroge l’objet ou les objets – comme il interroge tout ce qui l’entoure.
Seule l’expérimentation libre peut être réellement profitable. Que fera-t-on plus tard ?
On confrontera des expériences et on en déduira des lignes générales, des synthèses, des lois : c’est le procédé de la science.
Mais si nous voulons avoir des chances de ne pas faire d’erreurs, il faut que les expériences ne soient pas des vues de l’esprit, mais qu’elles soient réelles, vécues, intégrées à la vie de l’individu, comme l’est la notion de siphon pour moi, qu’elles soient des choses « sues ». C’est le rôle de l’école primaire de permettre à l’enfant de s’enrichir d’une masse de documents de valeur dans lequel l’enfant pourra puiser et que l’enfant pourra ordonner, classer.
Encore faut-il qu’il y ait quelque chose à classer.
Je voudrais insister sur un autre point. Si pour démontrer une loi, on me cite 20 faits d’expériences et que j’en ai 12 réels, j’admettrai les 8 autres et je comprendrai la loi. Mais si je n’ai que 3 faits sur les 20 nécessaires, comment admettrai-je et comprendrai-je la loi générale.
Il faut donc que l’enfant soit riche, riche.
Quel est le rôle de l’école, la part du maître.
Il faut, surtout dans les petites classes, favoriser au maximum l’expérimentation libre.
La classe doit être un laboratoire riche en matériel disponible.
L’enfant doit pouvoir utiliser librement : aimants, courant, fils, balances et poids, mesures de capacité, liquides, pompe thermomètre, petit outillage, instruments de musique, etc.
Cela fera peut-être un peu bric-à-brac mais ce sera une qualité pour une classe d’être un bric-à-brac.
Je crois qu’un fichier d’expérimentation libre, un fichier de découverte – serait utile. Les fiches porteraient en titre :
J’ai découvert. J’ai remarqué. J’ai observé. Exemples :
L’AIMANT
J’ai découvert
– que l’aimant attire à travers :
1) le papier (Jean Riche)
2) le verre (R. Biehaud)
– que l’aimant n’attire pas les pièces de monnaie (Albert)
– qu’une plume qui a touché l’aimant devient aimantée et attire une autre plume (M. Guillouret)
L’ARC EN CIEL
J’ai observé
– qu’il se produit quand il pleut et que le soleil brille (D. Guellaen)
– qu’il se produit aussi quand il y a du soleil et des gros nuages noirs (J.-Luc Bourgaud)
LE CHAT
– Il attrape les oiseaux (Lucien Le Bouffert)
– Il dort souvent (Dominique)
Les enfants referaient parfois les expériences des autres. Ce n’est pas un mal, mais ils auraient surtout l’esprit de recherche, de découverte.
Savoir que l’on peut découvrir quelque chose qui n’a pas encore été trouvé est très excitant pour l’esprit.
Il faudrait avoir aussi une boîte de découverte comme il y a une boite de question, la première étant une boîte de réponses sans question.
Il faut que chaque classe soit un centre de recherche scientifique libre. Que dis-je scientifique ! Scientifique et littéraire et géographique et sportif, etc. etc.
Et E) Qu’est-ce que c’est que E ?
E c’est le retour à A.
C’est le rôle de la lecture, des livres (et des disques, films, etc.) dans l’acquisition de la connaissance.
A, c’est une première lecture.
Elle apporte des idées nouvelles que l’on fourre dans la salle d’attente de l’esprit, mais elle apporte aussi à la mémoire de chacun une sorte de bibliographie.
La mémoire dit : quand tu voudras revoir cette question, il le faudra relire tel livre ou revoir telle personne, car c’est ce livre et cette personne qui sont à l’origine de l’idée.
E, c’est le contact avec l’idée après expérience.
Au stade adulte, tout livre a un double aspect : il comporte d’une part des idées neuves et d’autre part il permet de comparer des expériences : celles de l’auteur et celles du lecteur. Quand Freinet écrit : Quand j’étais berger... je puis le suivre sur ce terrain car j’ai été, sinon berger, mais « pàtou d’vaches ». Cette expérience commune me permet d’accepter ses autres idées provisoirement du moins.
Mais je ne suis pas Freinet et ne puis le suivre dans tous les domaines, car je n’ai pas son expérience et je n’ai pas fait ses expériences. Alors, je crois en attendant de savoir.
Quand on lit un livre – ou une fiche de connaissance – il se produit un choc entre les idées de l’auteur et les siennes propres.
On accepte une partie de ces idées que l’on trouve vraies parce qu’on les a éprouvées. Mais on refuse l’autre partie ou on l’accepte seulement sous bénéfice d’inventaire. Alors il faut bien expérimenter encore pour obtenir confirmation ou infirmation de ces idées. C’est comme cela que l’on progresse.
Il est hors de doute qu’un chevronné de l’École Moderne tire beaucoup plus de profit de la relecture des œuvres de Freinet qu’un débutant parce qu’il a plus d’expériences.
De même, un enfant retirera beaucoup de profit de la lecture d’un livre quelconque ou d’une fiche du fichier s’il a pu faire beaucoup d’expériences. Et il en acceptera d’autant plus facilement les conclusions qu’il sera d’accord sur un plus grand nombre de points.
Alors fiches de connaissance, bien sûr, pour A une première lecture, E une relecture. Mais aussi C fiches-guides d’expérience, et surtout D expérimentation libre.
Quant à B : Expérimentation du maître et des camarades (conférences d’élèves) à réduire, à réduire.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur n°13-14, édition culturelle, 1er et 10 fév1958, p.19-24