Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Chronique du tâtonnement expérimental

Esquisse d’une petite théorie dialectique de la connaissance
- Pour instituteurs seulement -

Si nous voulons améliorer nos techniques d’éducation, nous devons nécessairement réfléchir à la façon dont l’enfant acquiert des connaissances.
Pendant des siècles, la pédagogie s’est édifiée sur l’axiome suivant : « Pour savoir les choses, il faut savoir les mots sur les choses. »
Et elle a travaillé seulement au niveau des signes.
Il faut reconnaître que ce travail n’a pas été totalement stérile. En effet, l’information précède souvent utilement la connaissance vraie. Les livres jouent ce rôle d’informateurs ; ils condensent l’expérience d’autrui, ils éclairent la route à venir et grâce à eux se constitue un halo de culture dans lequel il fait bon marcher.
Mais il faut marcher, il faut boire les paysages, il faut s’en pénétrer, il faut les intégrer. Autrement, à quoi bon avoir des renseignements et encore et toujours renseignements sur le monde-au-delà-des-monts, si c’est pour rester immobile et assis. L’école, autrefois, se chargeait uniquement de l’information ; la marche en avant ce n’était pas son rayon.

Mais Freinet a découvert que c’est au cours de l’enfance que l’être humain doit d’abord commencer à connaître la joie enivrante de la conquête du monde, afin que la satisfaction de ses premiers appétits lui donne des forces nouvelles, lui vaille des réussites et, par la suite, de nouveaux appétits sans cesse grandissants et sans cesse renouvelés.
Si l’on est resté immobile jusqu’à l’âge adulte, on n’a plus alors, dans la vie, que l’appétit de l’immobilité. C’est à cet immobilisme, à cette peur, à cette démission devant la vie que conduit l’enseignement des mots qui a tout au plus un rendement de 5%.

Oui, maintenant, grâce à Freinet, on ouvre maintenant les yeux. Et les évidences nous crient aux oreilles.
Tenez ! Dernièrement, en Bretagne, nous avons bénéficié d’un cyclone, 160 km/h. On n’avait jamais vu ça. À 200 mètres de l’école, 25 gros arbres sont tombés, quelquefois quatre et même six à la fois.
Naturellement notre classe y est allée. Et les langues ont marché :
– Monsieur, vous dites que ce ne sont que les cyprès qui sont tombés, et celui-là, c’est pourtant un cyprès et il est resté debout.
– Tiens, c’est vrai ! Mais pourquoi ?
– Moi, je sais, il n’a presque pas de branches et le vent n’avait pas de prise pour pousser dessus.
– Peut-être, mais, Monsieur, celui-là, il a des branches et il est pourtant resté debout.
– Ah oui ! Regardez-le bien.
– Hum, hum, hum ! Sais pas.
– Oh ! Ce n’est pas un cyprès, c’est un pin.
– Oui et il n’est pas tombé. Et pourtant lui, il a des branches.
– Alors, ça doit être à cause des racines.

Alors nous avons constaté que l’enracinement des arbres tombés était superficiel et qu’ils n’ont pu, de ce fait, s’agripper qu’à la seule terre arable.
Nous avons également interrogé les cantonniers qui sciaient les troncs pour dégager la route. Nous avons vu leurs outils, nous les avons touchés, soulevés, nommés. Les cantonniers nous ont aidés à mesurer le tour des arbres etc. etc.
Et nous sommes rentrés à l’école, riches de ce que nous avions connu.

C’était l’heure de la récréation. Et, dans la classe parallèle, j’ai vu une gravure Rossignol, gravure de circonstance puisqu’elle représentait une scène de vendange. Alors qu’il ne mûrit peut-être pas trente grappes dans toute la commune chaque année. D’ailleurs, la treille se trouve à 150 mètres de l’École. Mais, n’est-ce pas plus simple, plus rapide, plus économique, de se contenter de regarder la gravure qu’on a pu coucher sur le papier de préparation depuis des dizaines d’années.

On le voit, les habitudes de l’enseignement d’informations sont tenaces parce que séculaires. Après tout, elle ne remonte pas à tellement loin cette découverte des tares de l’enseignement au niveau des mots. C’est peut-être Rousseau qui en a, le premier, sapé les fondements. Mais une idée, si juste soit-elle, ne saurait faire progresser que des idées. Aussi, le problème est resté longtemps sans solution. Enfin, Freinet vint. Et, il a commencé par travailler sur le plan pratique. Si bien qu’il a pu déduire de son expérience une première ébauche théorique qui était, pour les praticiens de l’éducation, un outil de progrès. De nombreux éducateurs ont lu « Psychologie sensible » et « L’Éducation par le travail » et ils se sont imprégnés de principes vivifiants pour l’action. Ce qui leur a permis d’expérimenter plus juste et de mieux s’emparer des principes de base d’une bonne éducation.

On aurait pu s’en contenter. Mais la situation n’est plus  la même. À partir de maintenant, tout change. L’école doit se transformer : elle était presque uniquement pourvoyeuse d’informations. Aujourd’hui, grâce à la télé, la radio, à la presse, à l’automobile, elle est délivrée de ce souci. Elle doit prendre conscience de ce qui est maintenant merveilleusement possible et qu’elle ne réalise pas encore, par routine, sclérose, indifférence, égoïsme, insuffisance révolutionnaire, assoupissement,  léthargie, catalepsie, mort prochaine.
Le milieu changeant très vite, il est urgent que nous disposions d’une grille à plaquer sur les faits nouveaux, pour les interpréter et en déduire les conduites à tenir.
Il se trouve qu’une masse considérable de jeunes éducateurs s’engagent dans notre mouvement. Ils sont neufs, ils ne sont pas encore encombrés de préjugés et d’antiques routines. Et ils sont pressés de grandir. Aussi convient-il de les armer sans perdre de temps. Et, pour cela, il faut leur offrir une nourriture un peu plus élaborée, un peu plus rapide, qui les mettra d’ailleurs en appétit des livres riches de Freinet et d’Élise. C’est ce que pensent ces derniers, qui m’encouragent à travailler pour aider les camarades à se saisir d’un outil intellectuel qui permettra de multiplier au moins par 15, le rendement actuel de l’école (soit 5%*15=75%).

Pour vous encourager à faire l’effort indispensable, je veux préciser que ma petite théorie de poche est née de l’observation du tâtonnement expérimental dans trois domaines différents. J’ajouterai que les essais d’extension à d’autres domaines que j’ai effectués cette année dans ma classe, m’apparaissent riches de perspectives.
Je peux également signaler que j’ai cherché, chez les meilleurs auteurs,  confirmation ou infirmation de notre théorie du tâtonnement expérimental et que jusqu’à présent, elle a toujours résisté. Je dois vous dire que maintenant, un peu partout, l’idée est dans l’air. Mais l’École Moderne ayant quelque 30 années d’avance, c’est elle qui peut la faire se poser et qui peut aller le plus vite et le plus loin.

Enfin, pour achever d’aiguiser votre appétit, je vous communique la lettre d’un camarade de l’Isère (Buisson-Ville-sous-Anjou).
« Je trouve ton étude très intéressante et éclairante pour nous Instituteurs qui ne sommes pas tellement férus de psychologie et de psycho-pédagogie. Le schéma de la connaissance que tu exposes me semble bien recouvrir la réalité. Le processus de la connaissance se déroule, à cause de notre ignorance, à notre insu et, même lorsqu’on essaie d’être école moderne, on ne laisse pas jouer le tâtonnement. On voudrait une acquisition immédiate ou, tout au moins rapide. On impose souvent une loi qui ne peut que s’acquérir.
Nous savons reconnaître une connaissance acquise, nous constatons qu’elle est acquise, nous la contrôlons, nous essayons même quelquefois de la prendre en défaut. Nous faisons ce contrôle en fin de compte au moment où il s’avère inutile, puisque la loi devient technique de vie.
Au cours des phases successives : hypothèse, loi, répétition… nous sommes d’une inefficacité notoire parce que incapables de discerner ces différents stades. Plus que cela, je crois que nous dispensons, que nous créons des parasites qui gênent le déroulement dialectique de la connaissance.
Je n’ai pas lu le livre de Freinet « Essai de psychologie sensible », mais je vais m’y mettre le plus tôt possible.
Il est important que vous continuiez, par vos écrits, à nous guider dans ce domaine intellectuel indispensable à notre action pédagogique en tant que réflexion sur cette action pour une meilleure efficacité. Mais, nous avons besoin de cet approfondissement à notre portée. »

Il devait être bien mûr, ce camarade, pour s’être laissé ainsi cueillir sur la lecture d’un  simple brouillon. Mais, maintenant, je vais serrer les mailles de mon filet. Quelle pêche vais-je faire ?

Tremblez, camarades mûrs et même verts ! Tremblez de tomber dans notre filet, car, alors, vous ne croupirez plus sur votre grabat de petit bourgeois, vous vous lèverez et vous marcherez.

Paul Le Bohec

références à un cyclone important et aux Freinet encore vivants : entre 1960 et 1966 ?