C’est notre ami Le Bohec, de Trégastel (Côtes-du-Nord), qui donne le branle en nous écrivant (Le Bohec destinait à l’Éducateur un simple appel ; je m’excuse de donner sa lettre en entier, tellement je la crois fondamentale et déterminante). Freinet
J’ai bien reçu votre lettre (d’Élise Freinet) qui me recommandait la lecture du Phénomène Humain de Teilhard de Chardin. Je l’ai lu pendant les grandes vacances, insuffisamment je crois, car je ne l’ai lu que trois fois et, pour bien l’assimiler, il m’aurait fallu encore deux nouvelles lectures. Mais toutefois cela m’a suffi à comprendre pourquoi Freinet le recommande tant. Il y a là comme une justification biologique de nos techniques. Elle concerne à la fois les techniques appliquées aux enfants et nos méthodes de recherche au sein de l’ICEM. Ce sont les procédés de la vie.
En lisant le livre de Teilhard de Chardin, je pensais sans cesse : « Freinet a raison. »
J’y ai trouvé beaucoup d’idées intéressantes. Beaucoup, c’est peu dire ; elles foisonnent. En voici une par exemple :
« Le tigre a poussé l’amélioration de ses griffes à un degré de perfection. L’homme, comme les autres animaux, a travaillé à l’amélioration de l’un de ses organes, mais ce qui fait la différence dans son cas, c’est le cerveau qui en a été le bénéficiaire. »
J’ai pensé établir aussitôt une analogie sur le plan social. Qu’est-ce qu’un instituteur ? Un travailleur comme les autres, qui améliore son métier comme les autres travailleurs. Seulement, ce qui fait toute la différence, c’est que son effort tend à améliorer les techniques d’éducation, ce qui me parait actuellement essentiel.
J’étends toujours nos découvertes à des domaines extra-pédagogiques. Freinet a raison lorsqu’il écrit – dans sa lettre où je me sens tant d’accord avec lui – « Si nos idées n’étaient valables que pour la pédagogie, elles seraient vite condamnées. »
C’est vrai ; je n’en avais pas encore pris conscience ; elles ont un caractère d’universalité. Cela je le sens, mais encore très confusément. À ce propos, je voudrais m’enrichir, m’éduquer, accroître mes connaissances.
Nous avons maintenant à l’École Moderne une foule de faits d’expérience – entre autres, des faits psychologiques qui sont tant négligés par les scientistes – (et ils prétendent expliquer le monde). Eh bien, j’éprouve le besoin de voir ces faits étendus, raccrochés à de grands ensembles, non pas pour les insérer de force à des groupes d’idées préalablement établis, mais pour les voir vivifier des théories existantes, et au besoin pour en susciter de nouvelles.
Je m’exprime mal, très mal ; je suis comme le jeune enfant qui a besoin d’un bain linguistique pour acquérir sa langue. Moi, j’ai besoin d’un bain de pensée pour mieux comprendre.
Nous devons être ainsi plusieurs à l’École Moderne à éprouver le besoin de grandir, de s’agrandir, de s’universaliser.
Est-ce que les camarades intéressés par, mettons : les fondements philosophiques des Techniques Freinet ne peuvent essayer de grouper leurs connaissances, de joindre leurs infinitésimales étincelles de génie pour en faire un feu d’artifice ?
Je pense qu’un cahier de roulement – formule nouvelle et efficace – ne serait pas inutile.
Le Bohec nous envoie l’appel suivant (Freinet) :
Plusieurs camarades voudraient lancer un cahier de roulement ayant trait aux « Fondements Philosophiques des Techniques Freinet». Il s’agirait de discuter entre copains et non entre gens supérieurement calés. Chacun ferait part de ses réflexions, de ses découvertes, de ses interrogations à partir des faits d’expérience, car, fidèles à l’esprit de nos techniques, nous voulons partir des faits de la vie pour nous enrichir coopérativement. Que chacun de nous apporte aux copains sa petite part du maître et des horizons peut-être insoupçonnés s’ouvriront.
Si vous voulez recevoir ce cahier, même si, au départ, vous n’avez pas l’intention d’y écrire, envoyez votre adresse à LE BOHEC – Trégastel, qui établira le circuit.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°8, 15 janvier 1959, p.19-20