Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Albums d’enfants (de nos cahiers de roulement)

Je ne sais si je dois parler de l’album né du trait cocasse, de l’incident…

Je dois dire à ce propos que je ne pense plus tout à fait ce que j’écrivais il y a un an environ.  Je m’oriente vers plus de réalité au départ. La caractéristique dominante de nos petites œuvres c’est le point de départ pris dans la vie réelle et vu au travers de diverses personnalités ou plutôt d’une seule personnalité, celle de la classe.

Étranger à ce pays de Trégastel, j’en ai mieux vu les profondes originalités et j’ai voulu au départ que les enfants et les adultes en soient informés. J’étais le révélateur. Mais depuis j’ai compris que si les pays sont originaux (ils le sont tous pour un étranger), la vie fourmille aussi d’éléments chargés d’originalités. Il suffit d’être attentif, d’avoir l’œil ouvert au neuf. L’optique enfantine accentue encore l’originalité des faits ; il n’y a plus qu’à cueillir, recenser, ordonner.

Je ne crains pas de répéter le mot souligné car la poursuite de l’original est le sel de la vie.

Depuis que j’ai fait cette découverte, je ne suis plus embarrassé. Je puis faire flèche de tout bois.

S’il semble y avoir une légère différence entre nos textes et les textes poétiques, cela vient peut-être de ce que j’ai une classe de garçons et que je suis un homme. Je crois que peut-être les hommes et les garçons ne peuvent accéder à certains domaines réservés à la pensée féminine et que nos échecs viennent de ce que nous voulons forcer notre talent. II y a peut-être une réciproque.

Il faudrait pouvoir se mettre à mi-chemin entre le rêve et le réel et nous sommes toujours polarisés par l’un ou par l’autre.

L’an dernier, j’ai fait l’expérience d’albums individuels dont j’avais emprunté l’idée à Hortense. Élise ne les prise pas beaucoup. Elle a raison : ce qui est valable à l’école maternelle ne l’est plus pour des enfants de 7 à 9 ans. Et puis, surtout, j’avais individualisé mon enseignement jusqu’à individualiser les albums enfantins.   Et ceci est néfaste parce que cela présente les dangers du préceptorat et de l’éducation en vase clos. Je comprends mieux maintenant le rôle bénéfique de la petite société qu’est la classe. Je l’ai compris au cours des dernières conférences pédagogiques au sujet de l’observation. La classe est l’élément social qui permet aux vues subjectives des enfants de devenir objectives par le contact avec les vues des autres individualités. Dans le choc, les éléments subjectifs tombent et le résidu sera une résultante : la vérité commune admissible par tous. Et c’est bien de développer cela sur le plan scientifique.

Sur le plan, comment dire, pas littéraire mais intime, humain, il se produit aussi un enrichissement réciproque. La confidence d’enfant à maître comme je la pratiquais cette année est une erreur.  L’évènement personnel, qu’il soit drame, découverte ou interrogation doit être confié à la classe qui l’enrichira, l’agrandira, le nourrira de l’intérieur, lui communiquera plus de souffle, de dynamisme, de potentiel. Et l’enfant répondra aussi à l’attente de ses camarades en livrant son message en entier dont il se libérera, ce faisant, par la mimique, le geste, le rire, l’ironie, etc. (et non pas dans la confidence chuchotée). Le courant doit être à double sens.

Mais pour cela, il ne faut pas que les idées de chaque enfant soient jetées en pâture à des loups griffus et dévorants. Pour être aidante la société classe doit être de doux agneaux, bien frères, bien compréhensifs.

« Las, tes autres agneaux n’ont faute de pâture,
Ils ne craignent le loup, le vent ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troupeau. »
Du Bellay, Les Regrets, sonnet 9

Le maître a une difficile part à donner.
Il lui faut créer ce climat de douceur, cette unité fraternelle de la classe. Il lui faut aimer tous ses enfants et c’est quelquefois difficile.  Certains enfants sont rebutants. Au début de l’année, j’ai parfois du mal à les embrasser. Et pourtant, après cet effort, quelle récompense.  C’est comme si la glace se brisait en l’enfant.

Plus jamais nous ne serons des étrangers, des « autres », mais des copains, des complices mêmes avec leurs petits secrets, leurs signes d’intelligence, leurs paysages intérieurs communs. Cela représente un grand effort de compréhension, je n’hésite pas à le dire, d’amour.
Et l’amour c’est tout d’abord et surtout un don.
Et pour les enfants du CP-CE et même après, j’en suis sûr, il n’est pas d’enfant sale, nerveux, bagarreur, dur, qui n’ait son lac tranquille où l’on puisse se mirer.

Mais, le découvrir !

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°4, 1er novembre 1959, p.351
(De nos cahiers de roulement)