J’ai longtemps cru qu’il y avait deux sortes d’instituteurs : les uns étaient faits pour travailler avec les moins de 7-8 ans, et les autres avec les grands.
Je le pensais en voyant des camarades appliquer des techniques qui auraient fait merveille avec les grands et qui ne rapportaient rien du tout aux petits.
Mais je pense un peu différemment, maintenant. Je crois que la démarche à suivre, pour un instituteur, doit être la suivante : il doit aller au bout de sa propre tendance mais, une fois qu’il a à peu près fait le plein – et pour essayer d’être le plus complet possible, par conscience professionnelle ou École Moderne — il doit essayer de s’assimiler l’autre dominante.
C’est mon cas. J’ai longtemps cru que j’étais uniquement fait pour éduquer les petits qui déjà savent réfléchir, s’exprimer, que c’était là ma part, dépendante de caractère, de ma constitution. Et que, si je voulais bien faire, je devais m’accepter et aller, dans mon petit secteur jusqu’au bout de mes possibilités. C’est d’ailleurs à quoi je m’emploie depuis longtemps. Je sais combien je suis tenté par une pédagogie du bonheur que Séménov définit très bien par l’activité créatrice. Et je pense que les jeunes enfants du CP-CE1 ont besoin d’être heureux ; ils ont besoin de se laver de leur première enfance et d’être propres pour pénétrer dans la zone du travail. C’est d’ailleurs à quoi je tends surtout, et si je délaisse un peu l’imprimerie, c’est pour poursuivre des recherches sur le plan d’une sorte d’éducation intégrale, de création généralisée.
Pour moi, voici les données du problème :
Ils ont une bouche et ne parlent point.
Ils ont des mains et ne travaillent plus.
Ils ont des crayons et ne dessinent point.
Ils ont des jambes et ne dansent pas.
Ils ont des musiques et ne chantent plus,
Ils ont des idées et n’expriment rien.
Ils ont des maths et ne mathématiquent pas.
Etc., etc.
Mais vous savez bien que l’on n’est jamais totalement ceci ou cela, mais un mélange des deux qui penchent les plateaux de la balance vers ce qu’il est convenu d’appeler les affectifs et les rationalistes.
« La bonté et l’amour, écrit Freinet, ne se commandent pas : ils se réalisent ; ils imprègnent la vie. L’exaltation née de l’organisation nouvelle donnera aux éducateurs de nouvelles raisons de travailler et de lutter. »
La nécessité de l’organisation, je l’ai jusqu’ici plus pressentie que comprise. J’ai réfléchi que j’avais consacré une énorme part de mon activité pédagogique à la création de « l’atelier des mots ». Et c’est un atelier important parce que les mots ont un énorme pouvoir de libération et d’invention. Quand je fais des albums, du théâtre parlé, du chant libre, etc. j’ai toujours en arrière-pensée : techniques de libération sur le plan psychologique, psychanalytique, artistique. Pouvoir dire, c’est déjà guérir.
Oui, j’ai été loin dans cette organisation de l’atelier des mots sur lequel j’ai beaucoup écrit et sur lequel je reviendrai.
J’ai le sentiment d’être allé jusqu’au bout de mes possibilités en création avec des mots, toujours aiguillonné par la vivacité de compréhension et d’invention des enfants. J’avais moi aussi organisé, peut-être supérieurement qui sait ?... Mon atelier et le planning étaient des outils, comme le magnétophone ou l’imprimerie, mais plus subtils, plus souples, plus aérés et joyeux. C’était du beau travail inventif semé de quantité de petites bonnes actions offertes par les enfants qui œuvraient sans arrière-pensée. Pour des petits bretons, je le crois, c’était une réussite, et pour moi, une expérience jamais égalée.
Si des camarades ont des expériences semblables, j’aimerais prendre contact avec eux en vue d’un travail utile et certainement original dans sa technique et son esprit.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°4, la part du maître, 15 novembre 1961, p.13-14