Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Soixante années de pédagogie Freinet (courriels)

1. Gagner du temps
J’ai envie de communiquer certains éléments de mon expérience de 60 années de pédagogie Freinet. Les enseignants d’aujourd’hui la trouveront peut-être obsolète, mais je pense qu’elle pourrait tout de même rendre de petits services.

Un copain me disait récemment qu’il n’arrivait pas à tout faire. Moi aussi, je m’étais senti débordé à certaine époque : je voulais, à la fois, suivre Freinet (journal, correspondance) et Élise qui, elle, insistait sur l’expression-création.
Après onze années de pratique Freinet classique, j’ai décidé de modifier ma pédagogie dans mon CP-CE1 quand j’ai incidemment pris conscience du mal-être de mes petits parisiens exilés chez leurs grands-parents, à 500 kilomètres de leur famille, et de mes fils de marins au long cours longuement « orphelins » de leur père.
J’ai compris alors qu’il me fallait gagner du temps et inventer de nouvelles techniques.
Dans ce sens, c’est surtout la suppression du journal qui a été la plus efficace :
– plus de composteurs à faire remplir et à corriger ; plus de feuilles à imprimer, à faire sécher, à assembler, à agrafer, à distribuer pour la vente ; plus de composteurs à nettoyer à l’essence et à faire remettre en ordre dans la casse parisienne.
– plus de possibilité de critique des parents à propos du texte de leur enfant qui avait été choisi pour le journal ; plus de crainte de l’hostilité d’un grincheux qui aurait pu se sentir visé dans l’un des textes.
– et, surtout plus de risque pour aucun enfant de se trouver désagréablement taquiné sur ce qu’il avait écrit.

La suppression de la correspondance – également après onze années – a été aussi intéressante. Elle n’avait vraiment bien marché qu’une seule année. Et de notre côté, nous étions décevants pour les maîtres des correspondants qui avaient été heureux de dénicher une classe de bord de mer et qui ne recevaient que des textes de petits frère, sœur, chien, chat... Il fallait que je force un peu pour que ces maîtres aient tout de même un peu de géographie à se mettre sous la dent.
Après la phase égocentrique de la maternelle, le temps était venu pour les enfants d’agrandir leur horizon de communication. Alors, ils se sont mis à correspondre avec des enfants, à deux mètres d’eux, dans la classe, et qui leur correspondaient. Pour moi, la correspondance, sans doute nécessaire à un moment donné, n’était pas de l’âge de ces enfants.
Cependant, il y a des « maîtres à correspondance » et qui réussissent très bien. Cela dépend des personnes et de l’âge des enfants. Personnellement, trop attentif à prendre pédagogiquement en compte le fluctuant, je ne pouvais pas corseter ma classe dans un projet sur une année entière.

Je sentais bien qu’en supprimant les supports logistiques lourds (journal et courrier) de la communication, j’abandonnais le deuxième volet de la pédagogie Freinet pour me recentrer sur l’expression-création et l’étude d’un milieu riche. (Je négligeais délibérément le quatrième volet : l’organisation coopérative de la classe car un rassemblement de 28 élèves ne sauraient constituer une communauté qui s’autorégule.) J’étais passé d’un échange inter-classes insatisfaisant à de riches échanges intra-classe.

Freinet avait un peu tiqué quand il avait appris ce changement, mais je ne culpabilisais pas trop vis-à-vis de lui parce qu’après m’avoir une première fois écrit…
« Pour toi, peut-être, la correspondance n’est pas indispensable, mais pour la masse des camarades, il nous faut insister sur l’intérêt de la correspondance. » Lettre du 10/6/1963
... il m’avait écrit à propos du troisième cahier de la monographie de Rémi :
« Tes observations sont conformes à ce que j’ai pu écrire. Avant de raconter son milieu et de le décrire, l’enfant a besoin de se reconnaître et de s’exprimer. Et, en somme, nos textes de rêverie, de contes, de poésies, se présentent alors comme l’essentiel pour l’enfant. Jusqu’à huit ans, il fait le tour de sa maison. » Lettre du 2/7/1966

2. Gagner du temps (suite)
Dans mon optique de « Tous les départs avant huit ans », je m’étais donné à responsabilité de doter les enfants d’un maximum de langages qui étaient à construire de toute pièce (écrit, maths, chant, corporel), ou à perfectionner (oral, dessin). Je voulais qu’ils aient, avant la fin du CE1, atteint le palier d’où l’on ne redescend plus.
Je n’avais pas de temps à perdre avec le conseil et le quoi de neuf. Ils avaient tellement d’occasions d’exister, de se manifester, d’être pris en compte, de liquider symboliquement des problèmes qu’ils n’avaient pas besoin d’utiliser le chahut ou l’agression pour se faire une place. Aussi les conflits étaient-ils rares.
Pas de temps pour jouer à la démocratie à 28. Pour moi, ce n’était pas le plus urgent. C’était moi qui statutairement étais en charge de l’autorité et, pour beaucoup d’enfants, j’étais le substitut du père qui leur manquait. Cependant, comme j’étais attentif à leurs créations, ils m’entraînaient souvent sur des chemins que je n’aurais pu soupçonner. Là, c’était eux les chefs. Et je les suivais.
Autre façon de gagner du temps : c’est moi qui lisais les textes libres à la classe pour qu’ils soient à égalité pour le choix du texte du jour. On le mettait en forme rapidement. C’était traité en dix minutes – ou en deux heures lorsque le sujet déclenchait des réflexions, des amorces d’histoires, des jeux sur les mots... Cependant, à chaque fois, on faisait la « chasse aux mots » qui, grâce à sa quotidienneté, contribuait à mettre beaucoup de notions en place. Cette façon de faire évitait les lectures bredouillées des enfants et, surtout, la mise en mémoire en parallèle – et donc en risque de confusion – de la double graphie correcte et incorrecte des mots.
On me disait : « Mais tu ne permets pas à l’enfant de s’exprimer à cette occasion. Pour moi, c’est important que ce soit lui qui lise son texte. »
En fait, celui-ci ne représentait souvent que le sommet de l’iceberg de ce qu’il avait à dire. Heureusement, grâce au temps gagné, les enfants avaient droit chaque jour à une demi-heure de « techniques parlées » où ils pouvaient beaucoup mieux et beaucoup plus complètement, plus profondément, le faire.
Et c’était tout de même un apprentissage de la vie en société parce qu’ils apprenaient ainsi à écouter les autres et, même, à être curieux de leur parole.

3. Changements réalisés
Sur le plan de l’écrit, la transformation a été progressive. Jusque-là, sans m’en apercevoir, je maintenais les textes dans une optique « journal ». Nous devions paraître sérieux aux yeux d’un public peu disposé à accepter ce qu’il aurait pris pour de petites folies. Donc, la seule parole informative pouvait avoir droit de cité. Pourtant, parfois, certains textes me réjouissaient fort. Et cela me coûtait de ne pas les publier. Mais une mère m’avait dit : « Jean-Pierre, l’école, ça irait bien sans sa bon dieu de poésie. »
Pourtant, nous pratiquions depuis longtemps la création orale collective qui produisait des œuvres que Élise Freinet éditait à cause de leur liberté et, donc, de leur originalité. Mais, seuls, les adhérents de l’École Moderne et leurs élèves y avaient accès. On comprend que j’hésitais à les faire connaître au public local.
Quand j’ai supprimé le journal – à titre expérimental, pour savoir à quel point il allait nous manquer (réponse : au point zéro !) – les textes se sont élargis. J’étais étonné de découvrir que, là aussi, on pouvait se sentir les coudées franches. Très tôt, cependant, avant l’instauration du journal, des poèmes étaient déjà apparus. Après sa disparition, ils réapparurent ; et même, dès le CP.  Voici de Christian C. (6ans 1/2) :
« Le temps du lendemain / Le temps apparaît long / Le temps honteux tombe / Le temps est sombre / Le temps battant des ailes / Le temps énergique et curieux / Le temps est calme. »

Mais c’est surtout au CE1 que ça fonctionnait :

« Le temps est sombre / On croit que la nuit tombe / Les arbres tombent sur les tombes du cimetière / Et nous ne voyons plus clair / Nous tombons dans notre lit / Nous tombons dans notre rêve. »  Christian P. (7ans 1/2)
« La vie est un grand rêve / Quand on meurt on se réveille / On marchait peut-être sur la tête / La main gauche était la main droite / On était encore dans le chou / Et quand on plantait des fleurs / On plantait son rêve ou son âme. » Michel R. (8ans)

Le rapprochement de ces poèmes, écrits au cours d’années différentes, pourrait donner à penser que l’atmosphère était sinistre, alors que c’était tout le contraire. Cependant, il convient de dire que ces enfants étaient des petits Celtes, peuple familier de la mort, que l’ossuaire du bourg était encore rempli d’ossements et que d’assez nombreux pères fabriquaient des pierres tombales à la carrière de granit rose.
Mais on s’aperçoit que le deuxième Christian joue avec les sonorités du substantif « tombe » et du verbe « tomber ». Et c’est là qu’il faut considérer d’un peu plus près les gains nouveaux de la liberté.

 4. Enchaînements
Un dernier mot à propos de la parole écrite :
Il se peut que l’habitude de la création orale collective du samedi qui pouvait durer sur des semaines et, parfois, même, des mois, avait pu induire l’idée d’écrire des suites. Cela expliquerait le silence attentif de la classe lors de la lecture des textes du CE1. On voulait savoir où en était les malheurs de la vieille mémé à moto de Michel, les récits à suspense angoissant de Rémi, la série des catastrophes de Jacques, les nouvelles aventures de Christian, les histoires de charbon de Francis, les aventures humoristiques du « Petit Géant » du petit Jehan-Lou, les mésaventures du clown à la noix de coco de Gaël.
Quand ils avaient trouvé une accroche pour leur expression, ils exploitaient le filon jusqu’à épuisement.
Ce n’est que de nombreuses années après, lorsque les enfants devenus adultes m’ont informé de certains faits que j’ai cru comprendre qu’en cette occurrence, il s’agissait souterrainement peut-être, dans la succession des textes, de la réaction à une mère trop protectrice, à un père détesté parce que trop injuste, de la résolution d’une antique terreur, de la tentative d’effacement progressif d’une culpabilité ou de toute autre chose que je ne pouvais saisir.
Et heureusement que c’était trop tard. Heureusement qu’accaparé par un fourmillement d’activités, je n’avais eu pour seule possibilité que d’accueillir en silence. Et c’est sans doute tout ce que les enfants attendaient inconsciemment de moi à ce moment-là. Et c’est tout ce qu’on peut demander à un enseignant. C’est d’ailleurs déjà beaucoup.

À partir du moment où le problème de l’émergence d’une parole individuelle écrite avait trouvé sa solution, il n’y avait plus qu’à laisser voguer la galère sur les flots agrandis qu’apportaient les nouvelles personnalités. Car ceux du CP, baignant toute l’année dans la liberté de leurs aînés, allaient, à leur tour, choisir leurs propres caps.

5. La parole orale individuelle
Un jour, je me suis dit : « Puisque la présence de la parole écrite individuelle est assurée, je vais maintenant, dans le cadre que je me suis fixé de « Tous les départs avant huit ans », aborder la question de la généralisation de la libre parole orale individuelle dans ma classe. »

Sur le plan collectif, elle existait déjà puisque, très tôt, nous avions introduit la libre création orale collective. D’autre part, il m’avait bien fallu travailler sur les émissions individuelles de mes petits CP. En effet, je voulais pratiquer avec eux la méthode naturelle d’écrilecture qui se base sur l’expression. Mais quelle expression obtenir de ma douzaine de petits Bretons muets comme des carpes ? Avant de trouver des traces écrites pour l’apprentissage, il m’avait fallu préalablement trouver un système pour leur arracher des simulacres d’expression libre (cf. : la méthode naturelle : l’écrilecture, éditions ICEM). Mais encore plus tôt, il m’avait fallu préalablement commencer par leur arracher des rires au moyen de mes clowneries. Ils venaient du monde tranquille de l’école des filles et, le jour de la rentrée, ils se trouvaient dans la cour de l’école des garçons parmi une bande de « monstres » turbulents âgés de 7 à 14 ans. Et, de plus, dans la classe, ils avaient face à eux un « monsieur » de 1,78 m.
Le desserrement de leur inquiétude était la chose la plus urgente à réaliser. Grâce à mon planning de lancement dont j’ai si souvent parlé, l’affaire se trouva assez rapidement réglée. Cependant, une fois de plus, nous restions dans la seule parole informative :
« Hier soir, j’ai mangé la soupe. » « Gilberte m’a donné un petit chat. » « Papa va revenir bientôt. »

Cela ne faisait pas mon affaire car j’avais une plus haute exigence : pour la parole orale, je voulais atteindre un niveau de liberté égal à celui de la parole écrite. Je ne voulais plus me satisfaire d’émissions d’informations, ni de paroles proposées du bout des lèvres dans un groupe de création où l’on se sentait protégé par une sorte d’anonymat.
J’étais d’autant plus intéressé par la question que, pendant mon adolescence, je m’étais révélé comme un bafouilleur de première grandeur. Mon père et mon frère m’avaient surnommé : « Heu ! » Et je connaissais les conditions qui me permettaient de me sentir un peu plus à l’aise.
Avant toute chose, il fallait les mettre en confiance, en « sécurité ontologique ». Je fus contraint d’inventer de nouvelles techniques car aucune classe n’était constituée de probables muets comme la mienne.
Je me suis d’abord dit que, pour qu’ils se sentent en sécurité maximale, il fallait qu’ils ne soient pas repérables et qu’ils puissent être protégés par le brouhaha des émissions. Aussi, j’ai dit aux deux cours de parler tous ensemble. Mais la production a été maigre. Ce n’était pas étonnant : ils étaient restés à leurs tables individuelles, très éloignées les unes des autres. – (pour bloquer le bavardage et permettre la multiparole) – Alors, je les ai fait venir devant le tableau et ils ont recommencé. Cette fois, ce fut un beau chahut qui leur plut fort. Nous recommençâmes alors avec une joie augmentée. Ensuite, je partageai la classe en deux groupes d’une bonne douzaine d’enfants qui parlèrent successivement. Puis, pour se rapprocher de la communication, c’est à l’autre groupe qu’ils parlèrent de cette façon. – J’avais rassuré Michel L.C. qui avait d’abord refusé de venir, en lui disant : « Viens, tu ne seras pas du tout obligé de parler. » Et ce fut lui qui fut le plus actif, le plus véhément ! –Puis on passa à deux groupes de six. La sécurité en fut amoindrie puisqu’on risquait davantage d’être entendu, repéré. Enfin, on passa à deux groupes de trois volontaires. Et, finalement, deux ou trois garçons un peu plus exhibitionnistes – il y en a toujours dans chaque groupe – vinrent parler individuellement devant les autres. C’était à peu près lancé.

Cependant, j’inventai de nouvelles techniques ; par exemple, le « dialogue de près » : deux enfants assis sur une chaise à un mètre de l’autre dialoguaient. Je n’étais pas exigeant : « Comment vas-tu ? – Très bien et toi ? » , cela me suffisait. On passa au « dialogue de loin » qui obligeait à crier parce que la classe avait dix mètres de long. Le fait de devoir respirer à fond pour crier desserre l’angoisse. Et ce fut définitivement lancé. On eut alors droit à cent choses plus ou moins inattendues : des interviews, des reportages fictifs de match, des imitations d’accent anglais, de démarrage de 2 CV, des monologues, des bruits de bouche, des claquements de langue... etc.

Cependant, un jour de rentrée, lorsqu’on eut enfin géminé les classes, je me trouvai devant une classe de 28 garçons et filles sans tradition puisqu’il n’y avait aucun élève de l’année précédente. En une demi-heure, avec le planning de lancement, les 3/4 des élèves étaient venus individuellement improviser devant leurs camarades... des garçons et des filles de 7 à 9 ans et Bretons de surcroît !!! C’est ainsi que, dans cette classe, on disposa également de la parole orale.
Mais je dois signaler qu’il y eut, comme toujours, un glissement : ils ne se contentaient pas de parler, ils jouaient souvent leur texte. C’est ainsi que Jean-Paul se révéla comme le meilleur clown de la classe. Au début de chaque séance de « techniques parlées », tous les autres le réclamaient. Il marchait, par exemple, un pied sur l’estrade et l’autre sur le plancher, comme Charlot dans « Le Dictateur ». Il me faisait pleurer de rire. Le pauvre garçon, il avait bien besoin d’être valorisé. Je signale qu’à cette occasion, sa lecture fit un bond en avant.
Mais un nouvel événement intervint.

6. Le magnétophone
C’est vrai que l’introduction de cet appareil dans la classe a permis à l’expression-création de découvrir de surprenantes nouvelles pistes.
Pierre Guérin qui avait déjà réussi à installer la radio dans toute son école, s’était entendu avec un électronicien de son pays pour construire un magnétophone adapté au travail en classe : robustesse, rembobinage rapide, et facilités pour le montage. J’avais déjà tellement travaillé sur l’oral en classe que je ne pus me dispenser d’acquérir ce merveilleux Parisonor semi-professionnel dont j’avais pu vérifier les performances au cours de deux congrès. Deux stages organisés par le B.E.T.A. (Bureau d’Études des Techniques Audiovisuelles) de Dufour et Guérin me permirent de suffisamment l’apprivoiser.

Travaux personnels
Je m’aperçus rapidement que mes élèves étaient trop jeunes pour pouvoir l’utiliser eux-mêmes. Alors, je m’en servis pour réaliser des sujets que je destinais à la participation au Concours International du Meilleur Enregistrement Sonore (C.I.M.E.S.) qui intéressait beaucoup d’adeptes de la pédagogie Freinet. Avec quelle attention nous suivions les résultats pour voir quels copains de l’ICEM avaient obtenu des prix ! Je me trouvai aussi sur la liste avec : « Les Compagnons de Tour de France », « Mon copain Serge Prokofiev » (interview d’un marin), « les Français parlent français » (état actuel des liaisons et de la prononciation du « h » aspiré). – (100 heures de montage pour extraire 3 minutes 45 d’une bande de 21 minutes. Quelle ascèse, le montage ! Mais quelle compréhension il donne des émissions de la radio, et de la télé ! –

Communication
Mais les productions de mes élèves étaient si étonnantes que je ne pouvais même plus penser à utiliser l’appareil pour mon usage personnel. En bon freinétiste, il me fallait les communiquer. Les enfants avaient vraiment exploré toutes les dimensions de la langue parlée : expérimentation, recherche du plaisir, communication, projection et entraînement pour une maîtrise.
Un jour, en rentrant de récréation, deux CE1 me dirent : « Monsieur, on a inventé du chinois. » Par chance, à ce moment-là, j’avais déjà compris que les enfants travaillent même quand ils jouent. Aussi, je leur donnai toute la place. Ils voulurent faire croire à la classe qu’ils se comprenaient quand ils parlaient en simili-chinois. Je les aidai car je voulais mettre les autres devant un problème fort afin qu’ils apprennent à réagir et à ne pas accepter tout automatiquement. Mais ces deux malins essayèrent de me faire croire, à moi aussi, qu’ils se comprenaient. Il fallut tâtonner pour les mettre en échec. Par la suite, deux autres enfants inventèrent le dialogue en japonais. Si bien que, très tôt, ces enfants abordèrent des questions d’ordre linguistique : arbitraire du signe, langage = fait social, polysémie des mots...
Cette histoire allait au-delà d’une simple amusette ; l’environnement était peuplé de langues diverses : il y avait le breton des parents, le français, l’anglais des pères marins, l’italien des grands-parents carriers, l’allemand et l’anglais des aînés au lycée... Comment les enfants allaient-ils s’y prendre pour dominer et pénétrer ce chaos incontournable ? Eh ! bien, comme d’habitude, ils se sont fabriqué un modèle scientifique artificiel : le « coupélacabache ».
Comme nous avions le même appareil, je communiquais nos travaux aux camarades Freinet équipés. Mais, généralement, ils avaient des classes de grands et ne trouvaient pas d’application directe de nos inventions et découvertes dans leur classe.

Action du magnétophone
J’enregistrai également l’évolution d’un bégaiement qui me valut un premier prix au C.I.M.E.S. J’avais remarqué, sans aucun mérite parce que c’était vraiment criant, qu’un garçon qui bégayait écrivait sans arrêt des textes agressifs contre les enfants qui le gênaient constamment dans sa vie. Je pensais immédiatement qu’il en voulait à son petit frère. Ceci parce que j’avais eu plusieurs expériences de cette situation parfois très dramatique. J’avais vu le fils aîné d’un collègue malade au point d’être interné dans un hôpital psychiatrique. Et j’avais connaissance d’autres situations de ce type. D’ailleurs, Winnicott disait que ce complexe de Caïn était une source de mal-être des plus répandues. Mais est-ce que je pouvais quelque chose pour ce garçon ? Je n’étais ni psychothérapeute, ni psychanalyste ; mais simplement instituteur. Je souffrais pour lui parce qu’il était vraiment handicapé. Mais je n’avais à ma disposition que l’expression-création. Je voulus d’abord savoir ce qu’il en était vraiment de mon hypothèse. Pour cela, je rassemblai une demi-douzaine d’aînés pour parler des petits frères. Certains les aimaient beaucoup. Mais Loïc se déchaîna :
« Je n’aime pas mon petit frère, je l’amènerai à la boucherie ; ou plutôt, non, je le mettrai dans une cage à lapins, je lui donnerai de l’herbe et quand il sera assez gros : Tec ! »
Je fus un peu saisi par cette haine. Comme, à ce moment-là, je n’avais pas encore appris à ne pas trop m’adresser aux parents, ils m’apprirent que le bégaiement avait démarré à la naissance du petit frère.
On lui prodigua alors plus d’attention. Et je me permis même, à tout hasard et parce que cela ne présentait aucun risque pour l’enfant, de découper au ciseau la bande magnétique où j’avais enregistré ses difficiles paroles. Je ne sais ce qui eut de l’influence en cette occasion : l’attention plus grande des parents, les pilules calmantes qu’ils donnaient à l’enfant, l’expression de son mal-être, l’action magnétophonique, que sais-je encore ?... toujours est-il qu’un progrès très sensible se manifesta.
Cependant, un nouveau danger se présenta : la naissance de la petite sœur. Mais l’enfant l’accepta. Il chanta :
« Tous les jours, je m’amuse à rêver pour savoir que les oiseaux m’aiment. La Reine arriva, la belle Reine des neiges... »
On était rassuré : il n’y aurait pas de second traumatisme.
Par chance, cela s’était bien terminé. Mais j’aurais pu, à cette occasion, jouer à l’apprenti sorcier. Aussi, par la suite, je me contentai d’accueillir toute expression en restant dans la plus extrême neutralité. D’ailleurs, l’année suivante, j’eus un autre enfant bègue. Sa mère m’avait dit spontanément, alors que je ne lui demandais rien, que c’était dû à une frayeur qu’il avait eue vers quatre ans. Mais cette fois, je ne lui offris que ma gentillesse et ma compréhension... qui ne lui furent d’aucune aide. Il passa au C.E.2 chez un maître traditionnel sévère qui, dès le premier jour, lui interdit de bégayer. Et il ne bégaya plus ! Définitivement !

7. Le magnétophone (suite)
L’utilisation par Loïc de formes symboliques m’avait intrigué ; mais j’eus sur ce plan d’autres surprises.
Un matin, en rentrant de récréation, quelques enfants me dirent : « Monsieur, on a inventé des trucs. » Après les avoir écoutés, je leur dis : « C’est si intéressant que, cet après-midi, je vais apporter mon magnétophone (25kg) pour les enregistrer. »
Au cours de la présentation de ces inventions, Christian Martin avait dit : « Le petit balai s’est marié avec la vache. »
Tout le monde s’était esclaffé. Mais quand ce fut son tour, il s’installa au bureau devant le micro avec un casque sur les oreilles. Il tournait presque entièrement le dos au reste de la classe et voilà le message qu’il délivra avec beaucoup de difficulté et de ravalements de salive :
« Alors, le petit balai s’était marié avec la bouteille.
La bouteille s’est cassée.
Alors, la bouteille ne pouvait plus vivre.
Alors, le petit balai s’est marié avec un autre balai.
L’autre balai s’est cassé aussi.
Alors, la vache arriva se marier avec le petit balai.
Alors, la vache, elle se tua car elle en avait marre du petit balai.
Et alors, le petit balai va chercher un cochon.
Alors, le cochon s’est marié avec le petit balai.
Le petit balai se maria avec le cochon.
Alors, le cochon ne voulait plus vivre avec le petit balai.
Le petit balai se tua et alors, yen n’a plus de petit balai.
Et alors, le cochon va se marier avec une autre vache.
Et alors, la vache et le petit cochon faisaient toujours la bagarre.
Et alors, le petit cochon prend les pattes de la vache.
Et la vache tombe.
Et alors la vache de ses cornes tue le petit cochon. »

Quel « crime » avait-il commis ce petit garçon pour être ainsi exilé, à 500 kilomètres de ses petites sœurs et de ses parents qui étaient en train de divorcer ?
Une autre fois, Robin avait inventé ce que j’avais appelé la « poésie parlée ». Il racontait une histoire en s’arrêtant souvent :
« Mon pouce saignait... Pauvre pouce... J’étais tout seul dans le garage... Maman était partie chercher le lait... dans la voiture... au loin... Et moi, j’étais tout seul... enfermé dans le garage... Et j’ai coupé mon doigt avec mon couteau d’indien... J’étais tout seul dans le garage... Tout seul... Malheureux. »

Les silences que Robin introduisait dans son émission constituaient une nouveauté. On pouvait s’arrêter. On en avait le droit. C’était inscrit dans la constitution de la poésie parlée. Cette forme eut beaucoup de succès. (Elle était intéressante parce qu’elle pouvait laisser les choses monter des profondeurs). Et à chaque début de séance de « techniques parlées », les doigts se levaient en foule pour venir devant le tableau. Ce que Francis ne faisait jamais. C’était un enfant timide, complexé, solitaire, plein de tics, à l’écriture déchirée, sans jamais aucune idée.
Un jour, cependant, il leva la main pour venir parler à son tour, mais il la rabaissa aussitôt. Trop tard ! Je l’avais vu parce qu’il me posait problème et que je le guettais. Je lui commandai : « Francis, viens ! » Il eut comme une secousse, hésita, puis se décida.
Pour mettre le micro à la hauteur des enfants, j’avais mis deux chaises l’une sur l’autre. Si bien que le dossier de la chaise supérieure masquait en grande partie les autres élèves. Et c’est peut-être pour cette raison qu’il se laissa aller à une sorte de complainte chargée de silences d’angoisse. La voici :
« Y avait de la neige... Je marchais dans la neige... J’ai vu mon petit chat... Je lui ai dit de rentrer... mais il n’a pas voulu... Alors, après, je l’ai vu... Il était tout blanc comme un bonhomme de neige... J’ai cru que c’était un bonhomme de neige… Je suis parti vite me cacher... Je me suis enfoncé dans la neige... Très profond dans la neige... J’étais bien au chaud dans la neige... Mon père est venu avec une tranche... Il a creusé la neige... Il m’a coupé la tête... Et je ne voyais plus rien... Il a continué... Il m’a coupé une main... l’autre main... et après, c’était les deux pieds... Et je ne pouvais plus bouger. »

Évidemment, je n’ai pas réagi. C’était largement suffisant comme cela. Il s’agissait en fait d’une sorte de catharsis. Après cette expression de sa difficulté à vivre dans sa famille tourmentée, il s’est beaucoup mieux intégré sur plusieurs plans à la classe et il en devint même le meilleur mathématicien. Il avait des qualités intellectuelles supérieures mais les perturbations de son monde intérieur l’empêchaient de les utiliser.
Il faut noter que, comme Christian, Francis avait oublié la classe et que les choses tues jusque-là avaient pu remonter à cette occasion. C’est ce que j’ai découvert : la présence du micro isole les enfants. Et en réécoutant des bandes, plusieurs années plus tard, un ami m’informa qu’il y avait trouvé des expressions de la nostalgie de la vie intra-utérine, de la haine mortelle d’un petit frère, d’un sentiment de solitude extrême, d’un désir de jardin secret... etc. Ce qui m’effrayait un peu. Heureusement, il était trop tard pour que mes réactions puissent avoir de l’influence sur les enfants émetteurs.
De son côté, un camarade de l’Enfance Inadaptée nous informa un jour qu’il laissait de temps en temps un élève seul devant un magnétophone, dans la pièce à côté. Puis, au bout d’un moment, l’enfant revenait dans la classe après avoir effacé tout ce qu’il avait pu confier à l’appareil.

Il y aurait sans doute d’autres pistes à suivre sur l’emploi du magnétophone. Mais ce n’est pas de notre ressort. On n’a pas à jouer avec ça. C’est déjà beau de permettre l’expression-création dont l’enfant dispose à sa guise, suivant les circonstances plus ou moins sécurisantes, s’il le veut et quand il le veut.
Cependant, on peut trouver d’autres emplois à cet appareil.

8. Le chant libre
Cela devait arriver : après avoir inventé le texte libre, le calcul vivant, la science sans éprouvettes, l’art enfantin, le théâtre libre, la géographie vivante... la pédagogie Freinet devait en arriver un jour au chant libre. Comme nous avions une formation traditionnelle – c’était au temps où les heures de chant, dessin, musique étaient converties en dictées et problèmes – nous pensions évidemment que le chant libre devait être essentiellement chargé de musique. Mais, une fois de plus, notre freinétisme nous installa dans la complexité. On passa, par exemple, de la limite inférieure du chant au ras du parlé à une production musicale très accomplie. Et on en explora vraiment toutes les dimensions. Du moins dans ma classe, car le chant libre occupa un espace d’une demi-heure chaque jour et tout au long des jours. (Il convient de rappeler que nous disposions alors de trente heures de classe par semaine.)

Là, il est nécessaire de parler du maître et de ses caractéristiques personnelles. S’il s’était seulement agi, comme dans l’enseignement traditionnel, de répéter les mêmes leçons au long des années, il nous aurait suffi d’une certaine capacité de résistance à la routine et à l’ennui et d’une aptitude à jouir du pouvoir. Mais Freinet et Élise nous avaient progressivement amenés à vouloir tout offrir à nos élèves. Cependant, il était impossible à un enseignant de tout assumer. Aussi, après nous être constitué une pratique de base commune à tous et responsable, nous faisions face, pour le reste, à la réalité de notre situation particulière. Et l’un des principaux éléments de cette réalité, c’était nous-mêmes ! Dans cette conception, nous aurions pu regretter de ne pas avoir tous les dons, toutes les capacités. Cependant, nous avons rapidement compris que ce n’était qu’en étant le plus vrai, le plus lui-même que le maître pouvait le plus apporter aux enfants. Le maître suivant pouvant apporter des éléments complémentaires. C’est ce que j’avais espéré lors de l’arrivée d’un nouveau collègue. Mes élèves n’ayant pas beaucoup travaillé de leurs mains dans ma classe, je me réjouissais de ses talents de menuisier. Il était même carrément ébéniste. Mais il m’avait répondu qu’il ne fallait pas compter sur lui parce qu’un trait de scie de travers le rendait malade.
Cependant, dans certaines équipes pédagogiques, on s’organise pour que des domaines ne soient pas trop délaissés. Ce qui amène même certains membres de l’équipe à faire des stages pour acquérir un minimum de compétences. En fait, il s’agit seulement d’être pédagogue, même si on n’y connaît pratiquement rien.

Parlons de compétences personnelles. Voici par exemple Delbasty : il était trop musicien pour rester dans le chant libre. Son domaine, c’était la musique. Lorsqu’on écoute maintenant, quarante années après, les productions de ses élèves tapant sur un dos de piano avec une burette en matière plastique, on reste stupéfait de l’originalité, de la qualité, de l’actualité et de l’avance de ces recherches de percussions et de bandes magnétiques passées à l’envers. De plus, Delbasty avait inventé l’Ariel, un instrument avec lequel on pouvait se créer des gammes personnelles de tiers de ton, de quarts de ton... etc. Il aurait suffit de peu de chose, par exemple d’y adjoindre une caisse de résonance pour que cela devienne un instrument de grande qualité. Mais, à l’École Moderne, il y avait tant de chantiers que celui-là resta en plan.

Pour ma part, je disposais par chance d’éléments personnels qui devaient me permettre de réussir dans cette nouvelle voie ; en effet, je n’étais ni chanteur, ni instrumentiste. Du genre touche-à-tout, j’avais plus ou moins fréquenté une dizaine d’instruments de musique. J’avais même joué du bugle dans une fanfare. Mais je n’en maîtrisais vraiment aucun. Cependant, je possédais suffisamment le pipeau à six trous et la flûte douce pour être capable de capter la mélodie d’une chanson créée par un enfant et de la noter sur un cahier.
Si j’avais été, par exemple, guitariste, j’aurais été amoureux de mon instrument et il aurait pris trop de place dans la classe. Certes, mes élèves auraient très bien chanté mais, au niveau du CP-CE1, je ne voulais pas former des consommateurs de musique, mais des producteurs. Si j’avais été chanteur, j’aurais été amoureux de ma voix et on serait resté dans la même voie de consommation des chansons des autres. Cependant, dans tous les domaines, des artistes peuvent tout de même réussir s’ils sont aussi pédagogues de leur art. Mon exemple devrait rassurer ceux qui se croient démunis car, sans chanter une seule note, ni m’appuyer sur un instrument, j’ai pu très souvent et très facilement réussir à faire créer par des groupes nombreux d’adultes des chansons à deux, trois, quatre voix et même plus ; en français, en italien, en finnois ! (à la RIDEF). Cette capacité pédagogique peut fonctionner dans tous les domaines. Il n’est pas nécessaire d’être un maître dans l’activité, il suffit d’en être pédagogue. La preuve : ma collègue qui avait mis beaucoup de temps à réussir à boucher correctement les six trous d’un pipeau initia valablement ses élèves au solfège.
Cependant, un sérieux obstacle aurait pu se mettre en travers de mon expérience : ma mélomanie. Faute de pouvoir produire de la musique, je me réjouissais d’être apte à en consommer. Mais je sus très vite, parce que j’avais l’expérience des « techniques parlées », que ce qui importait dans le chant libre, ce n’était pas l’aspect musical mais ce qui était exprimé. D’ailleurs, on me donna vite des leçons : un jour que j’avais dit à un garçon qu’il n’avait pas mis beaucoup de musique dans sa chanson, son frère du CP, très pointilleux sur le plan de la liberté, me remit à ma place :
« Mais si c’est comme ça qu’il veut mettre de la musique. Vous aviez dit que c’était du chant libre. »
Et Patrice (CP) : « On est libre de faire ce qu’on veut. »
Je fus bien obligé de confesser mon erreur.
Cependant, bien que j’avais appris à ne nullement m’en soucier, ma mélomanie eut tout de même souvent d’excellentes choses à se mettre sous l’oreille ; en bénéfice secondaire.
Pour lancer cette nouvelle technique d’enseignement, j’aurais pu, une fois de plus, utiliser le planning de lancement. Mais je n’en eus pas besoin car cela s’inscrivait dans la foulée des « techniques parlées ». D’ailleurs, la frontière était plutôt imprécise, surtout quand les enfants chantaient « parlando ». Ce que j’acceptais évidemment. J’avais remarqué que l’expression la plus engagée s’appuyait seulement sur trois ou quatre notes. La pensée à exprimer n’était pas alors perturbée par des accidents mélodiques qui auraient remis l’intellect en marche. Il fallait qu’il y eut une sorte d’abandon pour que les choses puissent remonter des profondeurs. Comme tous les peuples l’ont fait dans des complaintes, des cantilènes, des mélopées, des « goualantes ». Mais d’autres enfants étaient essentiellement chanteurs et coloraient agréablement leurs messages, même s’ils étaient seulement informatifs comme celui de Philippe :
« Mon père navigue au commerce / Il est sur un pétrolier / Sur le « Porthos » ou sur « L’Aramis » / Il fait des voyages en Afrique / Il va jusqu’au Golfe Persique / Ma mère ira le voir / Au Havre ou à Marseille ou à Sète / Mais pas si c’est au Japon / Nous on reste à la maison / Y a que deux places dans la cabine ! »

La classe mettait également son grain de sel en chantant avec détermination le dernier vers. C’était aussi une raison d’aimer la chanson. Même chose avec un chant assez banal composé par la classe :
« Ce matin, j’ai vu une rose / C’est une rose au fond du jardin / Un oiseau est venu de loin / Pour venir admirer la rose / La rose au parfum du jardin. »

Le dernier vers était chanté avec une énergie farouche, nullement en accord avec le texte !
De tout bois, on faisait des flûtes. On pouvait partir de n’importe quoi, de tout ce qui se présentait favorablement. Il faut dire que si ma collègue voyait des choses que je ne savais pas voir, j’entendais des musiques qu’elle n’aurait pas perçues. Bref, elle était visuelle et moi, auditif. J’étais sensible à des rythmes, à des harmonies. Par exemple, lorsque j’avais lu le texte libre suivant de Jehan-Lou :
« Dis, petit enfant, toi qui tous les soirs parcours le même chemin, pourrais-tu me dire si une dame habillée de noir parcours tous les soirs le même chemin que toi ? », j’avais été sensible à sa musique et je l’avais relu une deuxième fois. Mais je n’insistais jamais.
Si j’avais apporté le texte de Sylviane, poétique à son insu :
« Tu ne sais pas Rosette : l’oiseau du ciel bleu et vivant est revenu par un soleil éblouissant, chantant, dansant parmi les violettes. », je n’aurais certainement pas souligné les rimes car je protégeais par-dessus tout les enfants de ce « bijou d’un sou ». D’ailleurs, les enfants n’auraient sans doute pas accepté ce texte car ils n’en étaient pas encore arrivés à l’âge où l’on peut également s’alimenter de nourritures étrangères.

Ils me surprenaient souvent en demandant la mise en chanson de textes qui m’apparaissaient de prime abord plutôt heurtés et dénués d’harmonie. Les ruptures de ton ne les gênaient pas. Mais c’était leur affaire. Et puis, on ne sait pas tout, on ne peut pas tout savoir par avance. C’est ainsi qu’un jour, se trouvant sans inspiration, Robin avait demandé à aller dans le jardin. Et il en avait ramené un texte purement descriptif :
« Le vent est froid. On entend le ruisseau. Le pinson y boit. Le saule se penche sur le champ. Tiens ! Des oiseaux sur le toit, sur le fil, sur la fleur, sur la branche. Oh ! Qu’elle est jolie la lumière du soleil qui pénètre les feuilles. Le chien aboie sur les oiseaux. Et les oiseaux s’envolent dans le joli ciel bleu. »

Et la chanson avait tenu la route. J’y avais même trouvé de jolis passages.
Chaque année, nous en composions une vingtaine qui, peu à peu, s’inséraient dans le folklore de cette classe à deux cours. Mais je dois à la vérité de dire que, mises à part les improvisations de Gérard (CE1), c’est pendant l’unique année où j’ai eu un CP-CE1-CE2 que j’ai vu la production atteindre un niveau supérieur. Si bien que j’avais proposé nos chansons à Anne Vanderlove. Elle avait été surprise et intéressée. Mais elle était dans sa période moyenâgeuse. Et une cantatrice de l’Opéra de Monte-Carlo avait dit à Élise qu’elle était prête à chanter notre chanson : « Sur la belle école » !

Peu à peu, des tempéraments de chanteurs s’étaient affirmés. Les improvisations de Gérard nous avait valu un premier prix au C.I.M.E.S. Pierre Guérin m’avait rapporté que les Anglais du jury, eux-mêmes, avaient spontanément applaudi ! Et un libraire de Marseille avait cru entendre la voix des anges musiciens.
Ce prix nous avait permis de nous équiper en matériel. Nous en étions scandaleusement démunis. – Nous n’avions que des protège-cahiers de réclame pour écrire les textes libres ! –
Mais avec cette grande quantité de moments d’expression libre, des tempéraments s’étaient peu à peu manifestés. Et Francis permit à la classe de créer une chanson à partir de l’un de ses textes. La voici :
« Une rose en liberté écoute un oiseau chanter / Sa voix était fine et tendre / L’air en était parfumé... / Cette poésie me charme / Ma mère aussi s’émerveille / Tous les deux on se regarde / Un éclair de joie au cœur... / Ce chant nous donne le sommeil / On fait des rêves charmants / Les papillons volent et rasent comme des danseurs d’opéra / Les rossignols lancent leur voix / Dans la vallée du sommeil / Pour faire retentir leur joie / De la liberté de la rose / De la liberté de la ro-o-se. »

Mais elle était difficile à chanter parce qu’il fallait monter jusqu’au sol que seul Philippe atteignait. Et en la baissant d’un ton, elle perdait beaucoup de son charme.
J’avais fourni le mot « retentir » et proposé le « bis » de la dernière ligne car ils ne savaient comment finir. Ma part du maître avait peut-être été trop forte. Mais ce n’était rien à propos de ce qu’Élise me proposait au début. (À propos du premier poème né spontanément dans ma classe et inspiré par un poème de Marceline Desbordes-Valmore.)

« Des phrases comme celle-ci dans votre poème : « Mais il n’y en avait pas » et « Plaisir pour toute l’année je crois » sont évidemment à rayer d’un trait de plume. Mieux fallait faire plus court, proposer un vers de votre cru qui n’aurait pas troublé la pensée de l’enfant et aurait apporté au contraire la sensation du poème.
Quoiqu’il en soit, il faut persévérer dans ce genre d’exercices libres qui mettent l’enfant en goût pour exprimer sa pensée et ainsi trouver des formes de plus en plus adéquates, de plus en plus humaines.
Toutes mes félicitations pour vos petits élèves. » (Lettre du 12-3-48)

Nous en étions à l’extrême commencement de toute cette aventure de l’expression-création et nous ignorions alors tout des capacités des enfants. Nous ne pouvions nous appuyer sur quoi que ce soit dans ce domaine. Rien de tout cela n’avait jamais existé. Aussi, quelle joie pour Élise et tout le mouvement de l’École Moderne de les découvrir !
Mais pour en revenir au chant libre, précisons qu’il nous fallait travailler en ouverture et accepter de s’immerger dans la complexité. Par exemple, lorsque Robin chantait « com... com...com », d’une part, il expérimentait parce qu’il changeait de position à sa langue en chantant ; d’autre part, il se donnait en même temps le plaisir de son invention mélodique et, enfin, il lui avait attribué du sens. En effet, aussitôt après son émission, il nous en avait donné la traduction :
« C’est parce que ce matin, j’étais tout seul sur la route, alors un oiseau m’a accompagné sur les fils jusqu’à l’école et là, on s’est dit au revoir. »

Ce matin-là, il avait été en retard. Plus un seul enfant sur la route. Cela l’avait angoissé. Et il avait saisi la première occasion pour exprimer dans sa chanson la désagréable impression qu’il avait ressentie et dont il n’avait pu encore se débarrasser en l’exprimant.
De la même façon, Philippe avait créé une chanson sur un air qu’il avait émis en « coupélacabache ». Il avait créé uns strophe parlant de printemps et de petits oiseaux. La classe l’avait apprise et chantée... mais soudain, l’enfant avait improvisé un second couplet sur un taureau qui n’avait rien à voir avec le précédent. Vingt ans après, Philippe m’a informé que, la veille, sa tante étant revenue d’Espagne lui avait fait cadeau d’une statuette de « toro » et lui avait raconté le déroulement d’une corrida. Cela l’avait impressionné et, à la première occasion, il s’en était délivré.
Cela peut encore aller plus loin : un jour, le maître du CE2-CM1 étant absent pour cause de maladie, j’avais retrouvé mes élèves de l’année précédente. Et, parmi eux, Christian, le frère de Gérard, comme lui excellent improvisateur musical. Je me réjouissais par avance du duo qu’ils allaient créer. Ouais ! Ils prirent la mort pour thème et ils le traitèrent de façon très réaliste. Je ne savais comment les arrêter car je ne voulais pas que leurs camarades soient effrayés. Mais ils allèrent jusqu’au bout. C’était deux enfants de chœur et l’on venait de déménager le cimetière autour de l’église.

Comme on le voit, c’est aussi à cela que sert parfois le chant libre. Il permet de dire encore plus que le texte libre oral.

Mais il ne faut pas se tromper : la dominante, c’est le plaisir, c’est le rire thérapeutique et même le fou-rire à propos des essais de voix de rogomme, des messages syncopés, des chants à deux, des textes bizarres : « La goélette et le cacatois », « Un jour, deux souris Tobus », « Je voguais sur une poubelle trouée... » Cela ne semble pas du tout sérieux ; cependant on travaille au moins à la santé des enfants puisque les rires et les émotions délivrent des endorphines.

Paul Le Bohec

Série de textes publiés par courriel de janvier à mars 2002