Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le soleil de la liberté

Une camarade m’a dit :

« J’ai lu ton dernier article. Il m’a surprise. Je ne comprends pas comment vous pouvez obtenir de tels textes dans votre classe. Personnellement, Je n’ai jamais rien eu de semblable. Depuis le début de cette année, par exemple, j’ai eu des textes plats du genre :

– Le bulldozer a aplani le terrain des HLM.
– Dimanche, j’ai regardé la télévision.
– Hier, j’ai joué avec mon frère.
– Mon père est allé à la chasse. »

Je lui ai répondu :

« Moi aussi, au début de l’année, j’ai obtenu des textes similaires. Tous mes garçons du CP de l’an dernier n’écrivaient que cela. Et je n’en étais pas fâché car ces études ont évidemment leur place dans la classe.

Mais j’ai eu la chance de pouvoir incorporer deux ferments dans la nouvelle pâte : ce sont deux élèves de mon CE1 de l’an dernier et de ce fait, différents de leurs camarades. En effet, ils ont déjà connu la liberté d’écrire et, dès les premiers jours de classe, ils l’ont retrouvée tout naturellement. Et, en un mois, à part un texte ou deux – pêche aux ormeaux fructueuse ; retour du frère marin – ils n’ont produit que des textes d’imagination : poésies, fables, comptines...

– Tu as de la chance d’avoir des enfants-poètes. Moi je n’en ai point.

– Des enfants-poètes ? Mais non, tous les enfants sont poètes. La preuve, c’est que, maintenant, tous mes élèves du CE1 se sont également mis à écrire presque uniquement des textes d’imagination.

– Oui, ils veulent plaire au maître qui est poète lui-même.

– Un maître-poète ? Mais non, tous les maîtres sont poètes, mais ils l’ont parfois oublié.

Non, il ne faut pas chercher d’explication particulière. C’est tout simplement parce que l’imaginaire convient à l’âge de nos élèves. Et quand ils ont goûté à la liberté, quand ils ont compris qu’ils pouvaient tout dire, alors ils ne manquent plus de mots, ils ne manquent plus d’audace. Et quand ils ont eu la voie libre, ils ne s’arrêtent pas de sitôt. Une anecdote te le prouvera :

– Un matin de l’hiver dernier, on ne parle que d’un événement considérable : le radôme (l’énorme boule de Telstar, de Pleumeur-Bodou) a été crevé par la tempête. Deux, dix, vingt enfants viennent me l’annoncer à mon arrivée à l’école. Alors, vite, je fais le recensement de tous mes radômes afin de voir ce que je pourrai apporter aux élèves lorsque le texte libre aura été choisi. Surprise ! Dix-sept garçons, dix-sept textes libres, mais seize textes d’imagination et un seul texte sur le radôme.

Comment expliquer cette primauté de l’imaginaire ? À mon avis, la crevaison du radôme, c’était un événement extérieur et, pour de jeunes enfants, le texte libre c’est fait pour les événements intérieurs. Oui, avant ces trente mille mètres cubes d’air ressaisis par l’azur il y avait le petit fait de la veille, de la nuit ou du matin, plus gros qu’un radôme à leurs yeux.

Les événements personnels ont la priorité et on doit commencer par s’en laver. Aussi le maître doit-il faire présent d’une belle trousse de toilette avec tous les objets nécessaires : ambiance, affection, techniques, liberté.

Il faut que l’enfant puisse se nettoyer entièrement l’âme en utilisant la technique de son choix : celle qui correspond le mieux à sa personnalité.

Couleur : gris sur gris

Voilà posé le vrai problème de la part du maître. À ce sujet, je sais que des camarades m’accusent gentiment de lui faire une trop grande place dans mon enseignement. Avant de leur donner raison, je voudrais qu’ils entendent, d’abord, l’un de mes avocats. C’est un philosophe du XIXe siècle qui a vraiment réfléchi à beaucoup de choses. Écoutez-le protester contre la loi prussienne du 24 décembre 1841 sur la censure :

« Ma propriété c’est la forme, elle constitue mon individualité spirituelle. Le style, c’est l’homme. Et comment ! Mais la loi me permet d’écrire, à la condition d’écrire dans un autre style que le mien ! J’ai le droit de montrer la figure de mon esprit, mais à la condition de lui donner, d’abord, les plis prescrits ! Quel homme d’honneur ne rougirait pas devant pareille prétention et ne préférerait se cacher la tête sous la toge ? La toge, au moins, laisse soupçonner une tête de Jupiter. Les plis prescrits ne signifient pas autre chose que « bonne mine à mauvais jeu ».

Vous admirez la variété ravissante, la richesse inépuisable de la nature. Vous n’exigez plus que la rose ait le parfum inépuisable de la violette, mais ce qu’il y a de plus riche, l’esprit, ne doit avoir la faculté d’exister que d’une seule façon. Je suis hardi, mais la loi ordonne que mon style soit modeste. Gris sur gris, voilà la couleur unique, la couleur autorisée de la liberté. La moindre goutte de rosée, dans laquelle se reflète le soleil, scintille dans un inépuisable jeu de couleurs, mais le soleil de l’esprit, quels que soient le nombre des individus et la nature des objets où il se brise ne pourrait donner qu’une couleur, la couleur officielle ! La forme essentielle de l’esprit est la gaieté, la lumière, et vous faites de l’ombre sa seule manifestation adéquate, il ne doit être vêtu que de noir et il n’y a pourtant pas de fleur noire parmi les fleurs. »

Karl Marx (Sur la littérature et l’art, Éditions sociales)

Allons, messieurs les jurés, laissez-vous convaincre, et réfléchissez à ceci :

Depuis combien d’années, sinon de siècles, l’esprit enfantin (et humain) est-il condamné à la couleur officielle ? Gris sur gris, voilà ce que l’on rencontre dans la plupart des écoles de France : le creux néant grammairien n’a jamais produit aucune musique. Ah ! Le mal que l’on se donne pour que l’esprit enfantin (et adulte) acquière les plis prescrits ! Aujourd’hui encore, combien d’enfants de France et du monde sont-ils condamnés à faire « bonne mine à mauvais jeu ». S’ils prennent encore la peine de faire mine ! Et pourtant sous la toge, il y a des têtes de Jupiter. Qu’il soit permis à chaque enfant de s’exprimer dans son style et sa tête ressortira de la toge comme une fleur colorée où le soleil se brise. Je vous en prie messieurs les jurés, écoutez la chanson de l’étoile :

« Ô nations, je suis la poésie ardente.
[…]
Debout, vous qui dormez ! – car celui qui me suit,
Car celui qui m’envoie en avant la première,
C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière ! »

Victor Hugo (Les Châtiments, Stella)

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°5, la part du maitre, 1er décembre 1962, p.5-6

Article paru dans Chantiers Pédagogiques de l’Est n°409-410, mai juin 2008, p.9-10

Avant d’envoyer mon article sur le radôme à Freinet, j’avais retiré un paragraphe qui l’alourdissait. Mais je vois bien que j’ai eu tort. Voici ce paragraphe :

« Évidemment, nous avons tout de même parlé du radôme en classe. Car, il ne faut pas exagérer l’attitude anti connaissances. Et puis, je fais partie de la classe et j’ai droit aussi, de temps en temps, à mon texte libre. Cependant, cette fois-ci, j’ai eu tort de me précipiter. En effet, le lendemain, un enfant m’a apporté un morceau du radôme déchiré. Alors, je n’ai plus eu, en face de moi, des élèves de bonne volonté qui acceptaient de m’écouter, mais des enfants dont la curiosité était excitée au maximum par ce morceau de réel que l’on pouvait toucher du doigt. Alors, le maître a été interrogé, et les parents : l’ouverture d’esprit était maximum. C’est à ce moment-là qu’il fallait sortir sa science. Mais ceci est une autre histoire. »

À ceci, j’ajouterai qu’on ne voit pas le radôme de Trégastel et qu’un enfant ou deux seulement avaient réellement assisté à l’événement. Pour les autres, il n’était plus qu’un tremblement de terre en Iran : c’était seulement de l’information.

Mes enfants sont au CP-CE1, ce qui explique beaucoup de choses.

(Additif paru suite à l’article « Foin des connaissances », l’éducateur n°12-13, 15 mars-1er avril 1963, p.13-15)