Ma chère collègue revient à la charge :
– J’ai lu ta prose exaltante, mais j’ai le regret de te dire que je n’en suis pas plus avancée pour autant. Je reste seule devant mon problème, Grosse-Jeanne comme devant. En effet, je n’arrive pas à comprendre pourquoi, en dessin, j’obtiens parfaitement cette liberté si chaudement recommandée par Élise Freinet et pas du tout en français.
En dessin, je me sens libre, car il est difficile de faire plus mal que l’enseignement traditionnel. Alors, j’ose aller de l’avant parce que je ne crains pas les jugements. Et je puis poursuivre mes recherches pour agrandir l’éventail des techniques. Mais j’ai peur, en français. J’ai le souci des programmes et la hantise des résultats. Alors je me crispe et je sens bien que lorsqu’il y a crispation du maître, il y a échec. Et puis, je ne sais vraiment pas comment m’y prendre. Pourtant, je crois offrir la liberté aux enfants. Mais, quand le texte est au tableau, je ne peux rien en tirer.
– À mon avis, c’est là ton erreur. Ce n’est pas quand le texte est au tableau que tout commence. Ce qu’il faut obtenir, ce n’est pas une modification du texte, mais un élargissement de l’enfant. Et, peut-être, pour cela, une modification du maître.
– Alors, dis-moi ce que je dois faire.
– Oh ! Je n’ai pas de recette infaillible. Peut-être personne ne peut-il rien pour toi que toi. Il y a un facteur personnel difficile à éliminer : les éducateurs ont des caractères si divers et les conditions scolaires sont si variables, qu’il est impossible d’envisager une solution unique.
Je peux cependant te faire part d’un procédé qui me réussit personnellement : c’est le planning-lancement. Il a été critiqué et d’un certain point de vue, il est peut-être critiquable. Freinet, par exemple, craint qu’il ne conduise à des systématisations néfastes.
– Il est évident que, pour tout ce qui est création, il faut avoir beaucoup de doigté et les grosses bottes d’un système quelconque peuvent briser les frêles fleurs prêtes à s’épanouir.
– Peut-être, mais tu dis souvent toi-même qu’une organisation matérielle de l’expression libre est indispensable en dessin. Pourquoi cette même nécessité ne s’imposerait-elle pas sur le plan littéraire ? A mes yeux, le planning est un élément de cette organisation. Pour en revenir à ta classe, je pense que, pour la guérir de sa maladie de non-liberté, tu peux choisir entre deux techniques. Tu dessines sur le mur une colonne verticale d’un mètre que tu divises en dix décimètres : c’est la colonne de la classe. Tu expliques ce qu’est le texte d’imagination, tu en donnes au besoin deux ou trois exemples et tu dis :
« À chaque fois que quelqu’un, dans la classe, aura écrit un tel texte, la marque de la classe montera d’un décimètre (une marche) et nous verrons au bout de combien de jours elle parviendra en haut de la colonne. »
Et cela peut suffire pour installer en deux jours de nouvelles possibilités d’expression.
– Et la seconde thérapeutique ?
– C’est le planning pour chaque élève. Il a une marque et, lorsqu’il écrit un « texte inventé », elle progresse le long de la colonne et quelquefois atteint le sommet.
– Mais, ne pourrait-on pas instituer également une colonne pour les poésies, les comptines, les contes, etc.… ?
– Je l’ai fait la première année. Mais j’ai vite abandonné parce que je me suis rendu compte que c’était exagéré et, en fait, je n’en ai pas eu besoin. En effet, toutes ces techniques littéraires rentraient dans le cadre du texte d’imagination.
Cependant, je sais que certains camarades de Loire-Atlantique s’en trouvent bien.
Pourtant, je doute de l’efficacité de ce système car, ce faisant, on ne se borne plus au lancement et l’on doit difficilement arriver à la liberté.
– D’ailleurs, plusieurs camarades ont déjà essayé le planning et il doit être maintenant possible de faire le point. J’aimerais pour cela qu’ils me communiquent leurs observations et leurs critiques.
– Ce qu’il faut éviter, par-dessus tout, c’est la systématisation. Par exemple, dans ma classe, les enfants se sont intéressés à la progression de deux élèves, et après, personne n’y prenait plus garde : la technique nouvelle était installée dans la classe, on n’y pensait même plus.
– Quoi, tu commences quelque chose et tu ne vas même pas jusqu’au bout ! Mais c’est dangereux cela, c’est une mauvaise habitude à donner aux enfants.
— Pff ! Dans une grande classe peut-être mais ici, ça n’a aucune importance. D’ailleurs, je suis allé jusqu’au bout puisque les enfants se sont saisis de nouvelles possibilités d’expression. Alors, pourquoi me faire du souci et leur en donner ? Il faut aider le premier-pas-qui-coûte. Ensuite, l’enfant continue sur sa lancée parce que cela va dans son sens. Il suffit de redonner un coup de planning, si cela s’avère nécessaire, mais généralement, c’est inutile. Et si, par hasard, tu tiens à toute force à ce que l’enfant aille jusqu’en haut, tu distribues les marches avec une générosité folle et c’est fait en deux semaines. Tu penses bien qu’il ne s’agit pas de sanctionner un travail, mais d’encourager un départ.
– Ah ! Je commence à comprendre : ce n’est pas un contrôle.
– Évidemment, non. Ne sois pas de ces mémères pédagogiques qui mettent des notes à chaque instant de la vie scolaire. Et pourtant, elles n’ont pas songé à noter les premiers pas et les premiers gazouillis de leurs enfants.
– Tout de même, ton procédé ne comporte- t-il pas un certain forçage ?
– Si, bien sûr, mais il est salutaire. Et puis, quel forçage n’y a-t-il pas eu, en sens inverse, pour que ces enfants qui étaient toute spontanéité, toute création, en soient arrivés à être des muets, des immobiles, des passifs, des éteints ! Ils ont été stoppés par la vie ; il faut les remettre en marche. Et une petite chiquenaude suffit parce qu’au fond de leur être bloqué, il y a une immense aspiration à rejoindre le grand courant de la vie. Et cela n’est pas valable que pour les enfants.
Combien de larves jouent aux cartes, aux courses, aux réceptions, aux voitures, au luxe, aux honneurs et qui auraient pu être des papillons. Et si tu les fouailles, misère, ils s’éparpillent en poussière, car ils n’étaient que fantômes de vivants. Mais les instituteurs ont la chance de pouvoir réagir et de voir renaître leur flamme de vie.
Oui, nous savons avec une absolue certitude que les enfants ont un potentiel d’énergie créatrice formidable. Tenter de la libérer, voilà la première tâche des CP, CE ; voilà notre premier devoir : offrir le bonheur !
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°8, la part du maître, 15 janvier 1963, p.7-8