L’an dernier, au début de l’année, je m’étais tracé un plan très strict pour la série d’articles que je voulais insérer dans cette rubrique de La part du maître. J’avais l’intention d’examiner chaque discipline d’enseignement à la lumière du tâtonnement expérimental et d’en tirer, sans aucune concession, toutes les conclusions qui se seraient imposées. Et je sentais nettement, par avance, qu’il nous faudrait procéder à un bouleversement général des programmes. Je m’embarquais sur ce vaisseau avec du pain sur la planche pour dix années au moins. Et rien, pensez-vous ! ne pouvait me faire dévier d’une ligne aussi juste.
Et voilà, qu’au bout de l’an, je suis sur le point de le brûler, mon vaisseau. En effet, je viens de recevoir un bulletin de mathématiques. On y parle d’une prochaine modification des programmes de l’enseignement primaire. D’autre part, je sais que pour d’autres disciplines, on songe également à un aggiornamento. Je ne sais pas exactement ce qu’on nous réserve. Mais cela importe peu : l’essentiel, c’est qu’on ait osé porter la main sur les sacro – saints programmes anciens. Dans le nouveau corbillon, nous verrons bien ce que nous y mettrons.
Voilà donc qu’il approche, le moment où l’on ne nous empêchera plus de travailler. Alors, puisque le désert où nous criions va se peupler d’oasis, nous pouvons marquer une pause. Je vais en profiter pour faire le bilan de mes compréhensions de l’année passée. Ce jourd’hui 15 septembre, c’est encore l’année dernière et il n’est pas trop tard pour jeter un coup d’œil en arrière. J’ai enfin ! compris plusieurs choses d’importance. Et je reprends cette rubrique avec une forte pression du dire. J’avais songé, un instant, à cesser d’écrire parce que je croyais créer un déséquilibre, néfaste au mouvement. Mais maintenant, je vois mieux les choses. Voici d’ailleurs comment je les vois et même comment je les rêve.
La ville
En fermant les yeux, je vois une plaine, cernée de montagnes aux noms insolites et de formation ancienne ou très récente. Au centre de cette plaine s’étale une ville en pleine expansion. Qui saura dire pour quelles vraies raisons, on se met en marche vers cette ville ? Quelle vocation secrète, quelle soif inapaisée, quelle tendresse inemployée, quel désir de justice, quel souci d’équilibre, quelles raisons de la raison, quel amour de l’action, quel appel du cœur et, peut-être aussi quelle passion, quelle frustration enfantine, quel déséquilibre ancien, quelle stratification antique de la personne ou de l’espèce humaine ont créé cet élan de l’individu pour le mieux, pour la réalisation des maîtres dans la construction des jeunes êtres.
Mais pour atteindre cette ville, pas de nationale à quatre voies matérialisées, pas d’autoroute – du moins pas encore. Non, chacun doit découvrir le sentier caprin, le chemin muletier ou la route en lacets qui y mène. Car c’est une cité qui se conquiert, qui se mérite. Et il faut des circonstances bien favorables, l’aide d’un voisin, d’un ami, d’un journal, d’un livre pour que son existence soit révélée.
Patrice Faber
Je ne sais comment mon copain Patrice Faber en eut la révélation. Je sais seulement qu’un beau jour, il se leva et se mit en marche. Mais, dès qu’il eut franchi le dernier col, effrayé, il ralentit le pas. Qu’avait-il fait ? Ne s’était-il pas fourvoyé ? Avait-il bien fait de partir ? C’est qu’il savait ce qu’il avait quitté et que d’ailleurs il ne regrettait guère, mais il ignorait ce qu’il allait trouver. Dans ces conditions, comment ne pas être circonspect ?
Aussi, quand il aborda la cité, en fît-il plusieurs fois, soigneusement, le tour. Il ne parvenait pas à se décider. Soudain, la rancœur de ce qu’il avait connu jusqu’à ce moment l’envahit en entier et il s’écria :
« Le sort en est jeté. Je n’aurai pas fait tout ce chemin pour rien. »
Et il franchit la Pratique Porte.
Naturellement, s’il s’installa intra-muros ce fut très près de la sortie ; il ne pouvait s’engager ainsi définitivement ; il lui fallait pouvoir s’échapper à la moindre alerte. Mais il se trouva que, dans ce quartier, ne vivaient que des gens à sa semblance. C’était surtout des pragmatiques. On n’avait, ici, souci que de pratique. Foin de tout art, de toute théorie. Qu’il était vert, l’arbre de la réalité ! À quoi bon des idées, fussent-elles supérieures, si on ne peut les mettre en action ! Rester au stade de l’idée, c’est rester en chemin, c’est ne rien faire, ne rien construire, ne rien réaliser. Dans ce quartier, on ne pouvait supporter de s’arrêter au niveau des mots, des raisonnements, des enthousiasmes, des pleurs ou des regrets.
« II faut vivre au présent. »
« Il faut que toute pensée se concrétise. »
« Toute parole qui ne se fixe pas en acte est une trahison, une malhonnêteté. »
Telles étaient les idées dominantes. Ces idées étaient d’ailleurs faciles, car on parlait peu. Il n’y avait que des fronts penchés sur l’ouvrage et des mains actives. Et les mots prononcés étaient rares et toujours pleinement utiles. On aimait beaucoup les sciences physiques où le fer reste toujours du fer et ne devient jamais allégorie. On travaillait pour le grand nombre, pour la masse des travailleurs si démunis. C’était pour eux, tous ces ateliers, cette fabrication et cette mise au point incessante et tenace de leurs outils de travail.
Patrice était heureux. C’était justement cela qu’il cherchait. Pouvoir agir et réfléchir pour améliorer sans cesse. Voir, au bout de l’effort, quelque chose devant soi, quelque chose qui se voit, quelque chose d’utile et qui faisait défaut. Et puis, travailler en équipe, avec des frères, n’est-ce pas exaltant ? Qu’importe si, ailleurs, il existe autre chose.
« Ce sera pour les autres, ceci nous suffit bien. »
« Faisons bien notre travail, sans un pli, sans une faille, en soignant le moindre détail. »
Tout allait être définitivement parfait. Mais par malheur, un beau jour, Patrice qui s’était lancé à corps perdu dans cet ouvroir qui correspondait si pleinement à sa personnalité se sentit soudain bizarrement traversé d’une inquiétude. Que lui arrivait-il ? Il n’y comprenait rien. Au moment où il allait être totalement intégré, au moment où il allait s’épanouir, sans plus éprouver cette angoisse de l’étranger non encore assimilé, il ressentait le sourd désir d’autre chose. Ce n’était pas nostalgie, vous pensez. Oh ! non, cela c’était bien fini : rien de ce qu’il avait connu ne l’attirait et il se félicitait d’y avoir échappé. C’était en avant qu’il se sentait porté. Quelle imbécillité ! Alors qu’il allait avoir tout ce qu’il faut pour être tranquille ; alors qu’il allait pouvoir dire comme les autres :
« Ce que je demande, c’est qu’on me laisse faire mon boulot sans qu’on vienne me casser tes pieds. »
Voilà qu’il se tourmentait lui-même. À la vérité, il commençait à avoir fait le tour de son tiers-tier. Il commençait à connaître par cœur les gens qui y vivaient et les choses qu’on y faisait. Au début, il s’était jeté dans l’ouvrage parce qu’il fallait le faire, parce que c’était urgent, parce que c’était nécessaire. Mais il s’apercevait maintenant que cela ne pouvait suffire à remplir une vie. Et un beau matin, cédant à l’attrait de l’inconnu qui sommeille en tout homme, il porta ailleurs ses pénates. L’homme est ainsi : il ne rêve que de tranquillité et quand il a la tranquillité, il ne rêve que d’aventure. Cependant, notre Aramis ne s’aventura pas trop loin : il n’était pas l’homme des grandes folies. Un peu d’aventure ne messied point, mais la peste soit de ces grands dérèglements si dangereux pour l’équilibre de la personne !
Patrice resta donc dans le même secteur urbain. Mais en se rapprochant un peu plus du centre, il s’aperçut que ce secteur avait des limites et qu’il était contigu à deux autres. Ici, on n’était plus en pleine densité de techniciens. On n’était plus à Allouis, mais près des zones frontières et l’on pouvait sentir le courant de façons différentes de vivre.
Valéri Clerc
Mais Patrice ne le comprit seulement que lorsqu’il rencontra Valéri Clerc. Il eut alors la révélation de l’amitié. Jusqu’ici, il n’avait eu que des camarades de travail. Maintenant, il avait un ami avec ce que cela comporte de ressemblance mais, surtout, de différence, de complémentarité et même de cette opposition si nécessaire à la lumière de soi. Un ami, c’est un second livre, un autre livre à déchiffrer, un livre où l’on se plonge pour comprendre que l’on avait une couleur.
Valéri, lui, était entré par l’Intellecte Porte. Lui aussi avait souffert dans les solitudes ultramontaines. Lui aussi avait eu soif ; mais de choses et de gens différents. Lui, ce qu’il cherchait, c’était à comprendre. Il lui fallait des raisons, des lois, des théories. C’était son esprit qui avait faim, et non pas ses mains. Lui aussi voulait réaliser. Mais son œuvre était plus impalpable. Elle se voulait dépassement (c’était peut-être un dépassement des limites, une entreprise vaine, un voyage hors du monde). Avant toute chose, Valéri Clerc avait besoin de certitudes intellectuelles.
Les gens qui pouvaient l’aider dans cette recherche étaient peu nombreux. Et ils étaient un peu honteux. C’est qu’ils n’étaient acceptés que depuis peu de temps. En effet, leur présence avait été si importune dans le monde au-delà des monts que c’est précisément pour la fuir que les pionniers de la ville avaient cherché un endroit secret pour édifier la nouvelle cité. Et voici que les intellectuels, ces nains bavards aux os fragiles et aux lisses et blanches mains avaient découvert la retraite des hommes d’action et de foi. Allaient-ils, à nouveau, exercer leurs ravages ? Non, heureusement, car, loin d’eux, pendant longtemps, la ville s’était développée. Et elle était forte. Et elle avait acquis des réflexes d’autodéfense puissants qui lui permettaient maintenant de pouvoir assimiler sans danger et utilement, des corps étrangers. L’ostracisme dans lequel ces intellectuels avaient été tenus s’affaiblissait. On les avait totalement rejetés tout au début parce qu’ils étaient réellement impossibles, mais on s’apercevait brusquement qu’ils pouvaient tout de même être utiles à quelque chose. Seulement, ils avaient compris que, s’ils voulaient être acceptés, il fallait qu’ils renoncent aux privilèges de leur caste, qu’ils ne se croient plus uniques, privilégiés, supérieurs « über alles ».
Valéri raconta à son tour ses hésitations, ses joies et comment il avait été heureux, lui aussi, de se retrouver parmi ses frères. On cherchait ensemble des secrets, on maniait des idées, on voulait comprendre, on travaillait à la généralisation, on polissait des hypothèses. C’était un échange permanent de la plus haute qualité qui provoquait une satisfaction d’autant plus forte qu’elle était seulement le fait de quelques quelques. On voulait bien croire aux sciences physiques et à la nécessité de la fabrication d’outils nouveaux. Mais on pensait que les idées justes étaient aussi des outils et même des armes, et qu’il était tout aussi nécessaire de les mettre au point.
Pouvait-on agir sans une conception philosophique de la vie, fût-elle inconsciente ?
Et ne valait-il pas mieux qu’elle fût consciente ?
Est-ce que la psychologie n’existait pas ?
Ne fallait-il pas s’intéresser aux sciences sociales, aux sciences humaines, à la psychologie des profondeurs ?
Valéri avait été persuadé du bien-fondé de sa recherche. Mais, comme Patrice, il avait senti un jour les insuffisances de sa position. Il s’était aperçu qu’il s’enlisait et qu’il fallait rompre au plus vite certaines attaches s’il ne voulait pas devenir définitif prisonnier. Et il venait de déménager dans son secteur lorsqu’il rencontra Patrice. Mais leur amitié, leurs échanges les enthousiasmèrent à tel point que, pour être encore plus près l’un de l’autre et se rencontrer plus fréquemment, ils se fixèrent à proximité du centre de la ville. Et c’est vrai qu’ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre : Valéri ayant dominé le gros de ses problèmes s’inquiétait de concret et Patrice, gonflé de faits commençait à mettre un peu d’ordre dans tout cet acquis.
Elitens Delavy
Et ils se croyaient sur le point d’atteindre le point d’équilibre lorsqu’ils s’aperçurent avec étonnement que la ville croissait également dans une troisième direction. L’équilibre était triel et non pas duel. Par-delà le centre vivait une troisième espèce de gens qui étaient rentrés par la Sensible Porte, Drôles de gens ! Comment les comprendre : ils disaient des choses si étranges, si rebutantes pour ceux qui n’avaient vécu que de réalisations concrètes ou d’idées abstraites et qui concevaient difficilement l’existence d’une troisième dimension. Comment les comprendre, alors qu’ils parlaient si bizarrement ? Tantôt, c’était un flot de paroles que l’on sentait jetées en avant pour faire lever les idées. Et alors qu’on allait couler, perdu dans l’océan des mots, des idées essentielles, fondamentales se découpaient subitement comme des îles lorsque la brume se dissipe. Et c’était des îles solides, trapues, indestructibles. Des îles que l’on sentait solidement assises sur le plancher de la mer. Des îles un peu étranges, mystérieuses qui donnaient le vertige par tout ce qu’elles offraient de découvertes surprenantes, fenêtres ouvertes sur l’inconnu, sur l’invu, sur l’inouï. Tantôt c’était des phrases à peine amorcées, à peine construites, qui s’arrêtaient brusquement, terminées d’un geste de la main, dans lequel il fallait placer tout le reste, tout ce qui ne se pouvait dire autrement, l’indicible : ce qui ne se voit, ne se fait, ne se comprend mais seulement se sent.
Ah ! difficulté du commerce, ah ! valeur profonde de ces individus qui peuvent bien n’être qu’un, que deux, que trois mais suffisent cependant à assumer un monde. Par chance le troisième secteur de la ville avait toujours été habité et c’est ce qui lui donnait son originalité, mieux, sa vérité.
Là, avec Elitens Delavy, on aimait se pencher sur l’insondable, le mystérieux, le fantastique de la vie. Ou l’interrogeait en la contemplant, en l’acceptant dans toutes ses manifestations : sciences naturelles, biologie, entomologie, paléontologie... On sondait les océans bouleversants de l’amour, les sortilèges déconcertants de la musique, les correspondances mystérieuses de l’art, les énergies créatrices futures de l’enfance et de l’humanité. Cette partie de la ville était consacrée à la troisième dimension de l’homme, celle du vertige devant les infinis, sans lequel il ne saurait être complet...
« Tendre toutes ses forces vers la plénitude, vers le contenu total de la vie, vers l’unité conquise, vers la communion parfaite. S’agrandir aux dimensions de l’humanité entière. »
Lorsqu’ils en prirent conscience, Patrice et Valéri tendirent leur compréhension pour essayer de saisir les nouveaux messages. Mais ils s’aperçurent que donner une partie de son être : son cerveau ou ses mains, cela ne suffit pas. Il faut se laisser aller et s’offrir en entier, à l’écoute du passé, de l’avenir, du présent et des nièmes dimensions. Il faut être sensible à la vie et aux lumières profondes que prodiguent parfois le sourire d’un bébé, le regard d’un enfant, l’affection d’un animal, la mort d’un être cher...
Agir... réfléchir... rêver peut-être...
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°5, la part du maître, 1er décembre 1965, p.11-17