Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Rien qu’un moment

Un matin, Jean-Yves est arrivé à l'école avec un miroir de poche. Et, naturellement, il s'est amusé à faire danser le soleil sous le préau. Et, tout aussi naturellement, ses camarades, au comble de l'excitation, essayaient de mettre la main sur l'insaisissable image. Comment les enfants ne se lassent-ils pas de jouer à ce jeu auquel nous avons tous joué : vous, moi, et peut-être Kimon d'Athènes, il y a deux mille ans, en chantant :

« Petite tortue, tortue, ma tortue,
Que fais-tu, que fais-tu par là ?
– Je tisse la laine
La laine de Milet. »

Mais, à la seconde récréation, c'est moi qui ai saisi le soleil et je crois que, depuis, il m'éclaire. En effet, j'ai observé mon petit maître à danser et, dans son miroir, il m'a donné beaucoup à voir. Je vais vous raconter ici comment ça s'est à peu près passé. Je dois à la vérité de dire que j'en ajoute un peu. Mais, si nous en retirons quelque chose, l'équilibre sera rétabli.
Armé de sa glace, Jean-Yves s'approche d'un poteau du préau. Et il « renvoie » le soleil. Il s'approche du second poteau : il renvoie encore le soleil. Il a deux faits, donc il peut induire une loi :
« Pour renvoyer le soleil, il faut être près d'un poteau. »
Dès que l'on a atteint le palier d'une loi, il faut procéder sans plus tarder aux répétitions. En effet, il faut passer immédiatement à la vérification. Et il faut également commencer tout de suite l'intégration de cette loi à l'individu.
Le troisième et le quatrième poteau confirment. Mais le cinquième poteau se trouvait à l'ombre ! Ça ne marche plus : la machine est stoppée, y'a un grain de sable.
Aussitôt, Jean-Yves se penche sur son hypothèse et la corrige. En effet, la loi c'est la loi ; et la loi de la loi, c'est qu'elle ne doit pas présenter de faille. Et puis, ce n'est pas dans la nature humaine d'abandonner une loi blessée. Jean-Yves referme la plaie :
« Pour renvoyer le soleil, il faut être près d'un poteau au soleil. »
Cette fois-ci ça peut repartir : la loi est complète, intégrale. On peut donc reprendre les répétitions en toute sécurité.

Mais, par hasard, à moins que ce ne soit « pour voir » – peut-on s'empêcher d'explorer aussi dans le sens de la hauteur ? – Jean-Yves a placé trop haut sa main et le miroir s'est trouvé à l'ombre du toit. Encore une panne ! Qu'y a-t-il encore ? Mais notre garçon n'est pas bête : il rectifie immédiatement son hypothèse et il arrache le poteau qui n'avait rien à faire dans cette affaire.
« Pour renvoyer le soleil, il faut que le miroir soit au soleil. »

Et, il allait s'attaquer aux répétitions, cette fois-ci en sécurité définitive, lorsque l'un de ses copains lui dit :
- Oui, mais si la glace n'est pas tournée du côté du soleil ?
- Bien sûr, il faut qu'elle le soit.
Ça y est, c'est définitif. L'hypothèse ainsi supérieurement affinée prend force de loi, puisqu'elle se vérifie à chaque fois. Et, maintenant, dix mille répétitions n'y changeront rien. El il en sera ainsi tant que le soleil voudra bien briller.

Ainsi, d'un ensemble confus de faits, Jean-Yves a réussi à extraire quelque chose de clair, de vrai. Il baignait dans le concret et il est arrivé au réel. Berteloot insiste sur la nécessité de distinguer ces deux aspects. Partons d'un exemple. Lorsque le paysan observe le soleil, il pense que le soleil se lève à l'est et se cou-couche, à l’ou-ouest. Cela lui suffit bien parce qu'il sait, à partir de ce qu'il voit, à quel moment il est midi moins dix et, par conséquent, quand il est l'heure d'aller à la soupe ; comme cela a suffît au père de Kimon d'Athènes et à celui d'Abel et de Caïn. C'est cela le concret : c'est la donnée première des sens. Et l'homme l'utilise en fonction de ses besoins personnels. Oui, en se fiant au seul bon sens, l'homme peut déjà aller loin. Mais, comme le dit Hegel :
« Avant Copernic, dire que la terre tourne, c'était parler contre le bon sens. Le bon sens est la façon de penser d'une époque qui renferme tous les préjugés de cette époque. »
Maintenant que l'homme éprouve le besoin d'aller dans la Lune, le concret ne va plus suffire : il faut le pénétrer profondément pour en saisir vraiment toutes les structures. Il faut passer à un autre niveau et arriver au réel, ou, du moins s'en rapprocher le plus possible pour multiplier les chances de succès. Au-delà de l'apparence, il faut discerner l'essence des phénomènes.
- Oui, bien ! Mais, comment ?
- Mais, n'est-ce pas justement par le biais d'une abstraction qui est un bâton sur lequel on s'appuie d'abord et qui, peu à peu, devient, en s'aiguisant, une arme précieuse pour l'homme dans son entreprise d'utilisation et de domination de la nature à ses fins personnelles ?
Au départ, deux faits lui suffisent pour qu'il en tire parfois ce qu'il croit être une loi, mais qui reste toujours une hypothèse, car les meilleures lois se voient remises en question quand le nombre s'agrandit (exemple celle de la chute des corps).

Donc, l'esprit induit, de deux faits, une loi ; mais là ne s'arrête pas sa fonction. Il ne se contente pas d'abstraire, de généraliser à partir du particulier, l'induction n'est pas toute la connaissance. Non, aussitôt se manifeste la compagne inséparable de l'induction, à savoir la déduction. Car « la loi n'est qu'une partie ; le phénomène est la totalité. » L'esprit aussitôt de retourner au concret en essayant de faire coïncider la loi abstraite avec la réalité des choses. Autrement dit, il taille un bâton... et il s'en sert. Regardons la démarche de Jean-Yves d'un peu plus près et, suivons la flèche.

Nous, nous savons que le mouvement pendulaire reprendra un jour ou l'autre, lorsque Jean-Yves agrandira son angle de vision, c'est-à-dire lorsqu'il considérera plus largement le concret. Par exemple, en faisant intervenir d'autres miroirs, d'autres formes de miroir, d'autres sources lumineuses, d'autres milieux de propagation, on peut arriver à mettre sur pied des lois d'une grande portée générale qui augmentent les pouvoirs de l'homme.

Je m'excuse d'insister si lourdement alors que vous avez compris depuis longtemps, mais il faut aussi que je me convainque.

À chaque démenti, la loi retourne au bureau d'abstraction pour une révision, un affinement (ou une réforme définitive). Et puis, dans la réalité, on utilise l'outil amélioré, l'outil de meilleure compréhension du monde. Voilà à peu près comment les choses doivent se passer :
L'entreprise « DANS LA VIE » téléphone au bureau d'études de son usine à abstraire.
- Allo, le bureau ? Bon. Nous disposons ici de quelques éléments qui nous embarrassent. Nous avons besoin de votre aide.
- Bien. Envoyez-nous le tout. Vous l'aurez dans une semaine.

Une semaine après, l'entreprise téléphone à nouveau :
- Merci de votre envoi. Vous nous avez rendu service. Mais il y a encore quelque chose qui cloche sur le dessus et en bas à droite. Et puis, nous avons reçu de nouveaux éléments. Pouvez vous quelque chose ?
- On essaiera. Tant mieux s'il y a de nouveaux éléments. Renvoyez le tout, on fera de son mieux.

Quelques temps après :
- Allo, ici l'entreprise. Cette fois-ci, ça va bien. À part un ou deux petits frottements, ça marche bien. Ça se fera sans doute à la longue.
- Non, non, renvoyez le tout. Il faut que ça « colle » parfaitement, sans cela, c'est pas du boulot.

Quelques temps après :
- Cette fois-ci, ça « colle » parfaitement. Félicitations. Maintenant on va pouvoir s'en servir sans crainte, avec un rendement supérieur. Merci mille fois.
- Y'a pas de quoi, c'est notre travail. À la prochaine fois.

Quelle lumière maintenant ! N'est-ce pas que tout s’éclaire ? Par exemple, on comprend pourquoi la théorie de la connaissance de l'école traditionnelle ne supposait aucune demande. Elle ne tenait pas compte de la vie. Elle partait de l'abstrait, des schémas, et restait dans l'abstrait. C'est ainsi que, s'il y avait une source et un ruisseau dans le jardin de l'école, elle les ignorait. Elle faisait la théorie du cours d'eau (affluent, confluent, rive droite, rive gauche...) à partir de schémas, au tableau. Elle tremblait qu'une scolopendre poussée de travers ne divisât le cours du ru. Et puis, une sécheresse non prévue par la répartition pouvait le tarir.
Tandis que le ruisseau de craie se rit des fougères. Puisque le maître en est le maître.

L'école traditionnelle ne répondait à aucune demande ; mais elle n'en continuait pas moins à fournir ses abstractions qui encombraient le marché sans se demander s'il y avait pléthore ou engorgement. Cependant, elles servaient tout de même, ces abstractions : aux gens faits pour l'abstrait et vivant de l'abstrait : futurs professeurs, écrivains bourgeois, dilettantes... Et ils étaient les maîtres de l'école. Élèves, elle leur avait permis de se distinguer. Adultes, il fallait que ce monde factice perdure, sinon ils étaient perdus. Alors, ils faisaient croire à l'unicité de ce royaume dont ils pouvaient être, à tour de rôle, les rois.

Mais un jour, un fils de paysan des Alpes-Maritimes est venu dire que ces rois étaient peut-être nus. Et, depuis, dans l'enseignement primaire cela a bien changé. Par exemple, si on parle à ces gens des troubles psychologiques des élèves, ils ne disent plus comme avant :
- Troubles psychologiques ? Zexa ? Knèpa !

Non, peut-être parce que la vie difficile d'aujourd'hui a troublé jusqu'à leurs propres enfants, ils savent que l'enfant abstrait n'existe pas et que chaque enfant a des problèmes particuliers. Maintenant, ils savent ce . Mais, au second degré, il semble que l'on continue à appliquer la formule : Réponses sans questions + questions sans réponses + dédain des créations = mort naturelle des questions + aspiration à la récréation.

« Le Lycée, c'est
la machine à décerveler
qui, d'un enfant encore vert,
fait une steppe ou un désert. »

À l'École Moderne, nous savons que l'abstraction n'est qu'un moment de la connaissance, nous partons de la vie, nous allons à l'abstrait et puis nous retournons à la vie. Ou, si l'on préfère, nous parlons du concret, de ce qui existe, de ce qui apparaît, de ce qui se crée sous nos yeux – nous pouvons tout accepter puisque tout est acceptable – nous allons à la recherche des structures profondes et puis nous revenons au concret qui devient ainsi un concret amélioré, plus proche du réel. À chaque nouveau balancement, on embrasse un peu plus et on descend un peu plus profond dans la connaissance de la vraie nature des choses. Il nous a fallu un certain temps pour le comprendre, mais, maintenant, par exemple en mathématique, nous pensons comme Madeleine Goutard que : « Lorsque les enfants ont des difficultés à comprendre l'arithmétique on pense que c'est parce qu'elle est trop abstraite et on a tendance, avec les petits, à s'en tenir au dénombrement d'objets et à concrétiser le plus possible. En réalité, il y a une exagération dans ce sens et les difficultés des enfants peuvent aussi venir de ce qu'on les laisse à un niveau trop exclusivement concret et à des méthodes de pensée trop empiriques. »

Voilà donc où se trouve la vérité de l'École Moderne : ni dans le concret, ni dans l'abstrait, mais continuellement entre les deux.
Freinet a d'ailleurs écrit depuis longtemps : « En fait, la lecture n'est ni synthétique, ni analytique, mais les deux à la fois. »

Par exemple, à l'occasion d'un texte libre du genre « Pour qui sont ces serpents... », l’enfant se saisira du phénomène « s ». Mais il ne le mettra pas dans un bas de laine ou dans une lessiveuse. Non, il le réinvestira tout de suite.
Un jour, par exemple, il se trouvera confronté à la phrase : « Le bateau va sur la mer. » (Jacques)
Il trouvera bien : « Le bateau va... », mais pour le reste, il hésitera une petite seconde.
« Mais oùsqu'il allait donc le bateau de Jacques ? À la pêche ? aux Triagoz, aux Sept-Îles ? s.s.s.s.s.s. Ah ! oui... sur la mer. »

Depuis que j'ai assimilé cette idée, je la retrouve partout. Tenez, encore aujourd'hui dans l'article de Meb et Poitrenaud sur l'École des Mines (Éducateur n° 5). Je le sens, il nous faudra y revenir souvent.

Naturellement, cette notion de la complémentarité du concret et de l'abstrait ou, si l'on veut, du rôle des abstractions dans la connaissance, je ne l'ai pas inventée. Je l'ai découverte dans un livre marxiste : « Les problèmes de la dialectique dans Le Capital de Marx » (Rosenthal M. Éditions Sociales 1959).

À mes yeux, elle revêt une importance capitale. Personnellement, elle m'a permis de comprendre ce que je voulais dire quand j'écrivais « Tous les départs avant 8 ans ». En fait de départ, il s'agissait du premier aller-et-retour du balancier. À mon avis, il faudrait que l'école déclenche très tôt ce premier balancement ; la vie se chargeant ensuite d'entretenir le mouvement.

C'est vrai, en vivant, nous amassons une quantité considérable d'informations. Mais elles pourraient rester là, inertes, les pieds dans la boue comme les pierres d'un chantier, si le maçon n'intervenait. Ce maçon, c'est l'esprit dès qu'il se met à opérer, c'est-à-dire à relier les pierres entre elles, à organiser la construction, non seulement en entassant les pierres les unes sur les autres, mais également en défaisant des pans de mur lorsqu'ils ne sont pas bien montés. Dès lors, c'est le mouvement perpétuel de la réorganisation de l'acquis qui est le privilège de toute personne en bonnes santés. Il convient de signaler que cette construction de l'esprit est personnelle. Ce sont ses petites économies que l'on s'efforce de faire fructifier. Car il s'agit bien d'économies de la pensée qui tend toujours à E=mc2. Puisque c'est de cultiver son petit jardin à soi qu'il est question, on a tous les courages. Le travailleur est intéressé à l'entreprise. Aussi ses muscles jouent-ils, et son sang circule généreusement et il ouvre grand ses poumons pour aspirer l'oxygène de la connaissance.

Ah ! si c'était vraiment vrai, est-ce que l'école ne devrait pas se soucier avant toute chose de faire poser, à tous les angles, des premières pierres : en optique, en mécanique, en calorimétrie, en mécanique, en mathématique, en entomologie, en botanique, en géographie, en sociologie, en histoire, en psychologie, en poésie, en chorégraphie, en littérature, en prosodie, en chant, en musique instrumentale, en mélomanie, en arts graphiques, architecture, cosmographie...

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur N°9, la part du maître, 1er février 1966, p.9-14

 

« Durant les stages l'école est fermée. À Nancy, on s'est donné une règle : ne pas faire à l'école tout ce qui peut être fait ailleurs et ne pas faire ailleurs ce qui doit être fait à l'école... De là : liquider le plus possible « l'information », c'est-à-dire ne pas « expliquer » ce qui sera vu an cours des stages et des enquêtes. Ainsi le maximum de possibilités sera donné pour la libre recherche personnelle. Cette étude personnelle développera la disponibilité et l'autonomie. »

MEB et R.P., De l’école Freinet à l’école des mines (Nancy), Éducateur n° 5, 1er déc 1965, p.31

Ce qui doit être fait à l’école ?
N'est-ce pas l'amélioration des santés du maçon ?
Et l'aménagement du territoire pour que soit entamé de toute part le gâteau de la connaissance. Et pour que le balancier se balance...