Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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J’ai 29 élèves

Au cours de la dernière semaine des vacances, je sentais une colère sourde s’accumuler en moi. Et la veille de la rentrée, elle était à son point culminant : je voyais bien que j’allais avoir 27 élèves ! Et si je n’éclatai pas, c’est parce que j’espérais je ne sais quel miracle inespérable.

Le lendemain matin, j’allai à l’école avec cette colère bien mitonnée. Mais, lorsque je vis les yeux clairs, les visages neufs, les sourires de mes petits, elle se dissipa.
Une fois donnés et reçus les baisers de ce premier de l’an, je les regardai, mes mignons que je connais si bien. Et en ce matin souriant, il n’y avait place pour rien d’autre que la joie des retrouvailles et la reprise des pactes, des accords secrets qui nous avaient liés l’an passé.

D’ailleurs, je m’étais trompé : lorsque je comptai mes oiseaux du matin, en ralentissant naïvement vers la fin comme pour diminuer le nombre et retarder le constat, je m’aperçus que c’était 29 élèves que j’avais et non 27. Il y avait eu un miracle négatif, Mais, puisqu’ils étaient là, comment ne pas les accepter ? Cependant je sentis immédiatement qu’ils allaient perdre leur statut d’enfants et qu’ils ne seraient plus que des élèves. Aussi, peu à peu, au cours de la journée, ma colère se reconstruisit. C’était une colère imprécise : je ne savais pas exactement contre quoi et contre qui.

Dans mon entourage, on voulut me consoler.
– Ne te plains pas. Que dirais-tu si tu étais à Trébeurden ou à Perros ? Ils ont plus de quarante élèves par classe !

Mais comment peut-on croire que j’ose jamais me plaindre ? Ce n’est pas moi que je plains, ce sont mes enfants. De toute façon, moi, je me donne au maximum, parce que c’est dans mon tempérament. Vraiment je ne peux faire plus. Mais à chacun, je ne donne pas le maximum de ce qu’un petit enfant de notre pays devrait recevoir.
On pourrait calculer cela mathématiquement. Au lieu de donner 1/22 de part du maître à chaque enfant comme au début de l’année dernière, je ne dispose plus que d’1/29. Il y a une perte de 1/91, ce qui correspond à près de deux journées entières du maître. C’est beaucoup, c’est énorme, c’est terrible.

Car, il faut bien entendre qu’il s’agit ici d’une certaine présence. Certains inspecteurs demandent parfois au début de l’année les emplois du temps, en priant chacun de faire apparaître clairement, dans les classes à plusieurs cours, les temps de présence effective du maître pour chaque division.

Mais ici, il s’agit d’un temps de présence affective. Et plus que d’une question de durée, c’est d’une intensité de « l’attention à » du maître qu’il s’agit. Car, en face d’une classe nombreuse, ses pouvoirs diminuent. Il n’a plus autant d’équilibre, autant de patience, autant de « correspondance » ; en un mot, il n’a plus autant de réceptivité. Et, quand on sait qu’il suffit parfois d’écouter un enfant pendant dix secondes, de l’observer une minute, de l’entendre pour lui donner à temps le mot détendu qui déchire le filet, on comprend ce que nous allons perdre. Dans une classe nombreuse, les idées du maître s’embrument ; rien n’apparaît clairement parce que ses analyseurs trop sollicités n’arrivent plus à faire le tri des êtres, à sentir les impondérables, à saisir ces imperceptibles signes qui lui permettaient des hypothèses et, par la suite, des synthèses efficaces. Il faut le dire : quand on peut s’intéresser à chaque enfant, chaque découverte amène un désir d’approfondissement supplémentaire à son être ; donc, une écoute plus intense et, par suite, de nouvelles découvertes et une connaissance de plus en plus approfondie.

On me dit parfois :
– Tu sais, je te plains plus d’avoir trois divisions que d’avoir 29 élèves. Personnellement, je préfère avoir 35 ou 40 élèves en un seul cours que 24 élèves en trois cours.

– Eh ! bien, pas moi. De toute façon avec plus de 35 élèves, on ne peut faire d’éducation véritable, quel que soit le nombre de cours, car le plafond est dépassé.

Donc, j’avais trois divisions. Et je m’en réjouissais. En effet, je sais depuis longtemps que tous les enfants n’atteignent pas leur maturité en même temps. Tel enfant, qui n’était pas arrivé au palier du calcul en fin de CP peut démarrer subitement en cours de CE1. Et tel autre qui n’avait jamais parlé seul devant ses camarades se décidera soudain au début du CE2.

Mais quand le maître ne sait pas qu’avant lui quelque chose avait été mis en place, il a tendance à repartir à zéro, alors qu’il aurait suffi parfois d’attendre quinze jours, un mois, un trimestre, pour que l’éclosion se réalisât. Cela se produit souvent dans les petites classes où les différences d’âge dans un même cours sont très sensibles : soudain, certains enfants font des bonds ; quand ils ont eu leur plein de petites quantités qui ont amené la transformation de qualité.

Mais j’ai 29 élèves. Et alors j’ai à les plaindre et j’ai aussi tout de même à me plaindre. Pour vous en convaincre, je vais mettre noir sur blanc quel est notre manque à gagner. Et vous vous déciderez peut-être à hurler avec le loup.

Peut-être que, dans les ministères, les académies, quelques technocrates venant de l’armée s’accrochent au nombre 35 pour les créations et les suppressions de classe. Et, parce qu’ils aiment bien faire les choses, ils poussent parfois jusqu’à 40.
35-40, ce sont des nombres. C’est facile les nombres : 35 choux, 40 artichauts, c’est clair, c’est enfantin, c’est à la portée de n’importe quel ministre. Mais ce qui n’est pas enfantin, ni humain, c’est de ne pas savoir que sous ces nombres il y a des petits êtres. Non pas des écoliers-à-lire-écrire-compter, mais des petits d’hommes à éduquer.

Moi aussi, je me mettais en colère sur le nombre 27. Mais quand j’ai vu, à la place de ce nombre impersonnel, de cette abstraction, de cette caractéristique d’un groupe qu’il y avait 29 personnalités, alors, je n’ai pas vu les choses de la même façon. Ma colère est tombée et voilà que monte maintenant mon chagrin.

Cours élémentaire 2
Non, je ne pleure pas sur mes CE2. Heureusement, ils avaient atteint le palier, ils avaient dépassé le cap des reptations, des dissimulations, des traînements sur le sol. Ils sont debout, bien plantés sur leurs jambes et ils marchent droit. Je les ai eus pendant deux ans déjà et j’ai pu les laver de leur enfance. Aussi, en ces matins d’octobre sont-ils droits, francs, clairs, nets, ouverts, propres.
Non, je ne pleure pas sur mes CE2. Du moins sur mes anciens de l’année dernière. Car j’ai un ancien de l’année d’avant. Un garçon qui a été absent durant un an, le temps de son CE1, et qui a vu pendant ce temps ses parents achever de se brouiller et finalement se séparer.
Si je le plains d’avoir quitté Trégastel, c’est parce que je ne l’avais eu qu’une année.
Je ne mets pas du tout en cause son maître de l’année dernière. Quelles que soient sa valeur et ses conditions de travail, il ne pouvait rien faire parce qu’il faut avoir les enfants deux ans pour les remettre sur pied.
Et moi, en ce début de CE2, j’ai retrouvé ce même James du CP que certains pourraient traiter de sournois, cabochard, têtu, dissimulé, provocateur, impoli, brouillon, sale...
Il ne me regarde jamais en face, mais toujours du coin de l’œil. Il me surveille, il m’épie, il me jauge, il me juge :
– Avec Bwec, est-ce possible, est ce qu’on peut oser être soi-même, est-ce qu’on peut vraiment se passer d’un masque ?

C’est que son drame, ou plutôt ses drames lui pèsent encore et le placent, dans la vie, en porte-à-faux.
Eh ! bien, ce garçon qui est si mal parti, et qui fera quoi dans la vie, cela me fend le cœur de savoir que j’aurais pu quelque chose pour lui, si j’avais pu, avant qu’il ne soit trop tard, placer en lui ce minimum des bonheurs en dessous duquel il n’est pas de vie équilibrée possible.

Et vous savez, je ne suis pas un type formidable, un psychothérapeute, un rééducateur. Non, non, rien de tout cela. Ce que je fais est très facile : il suffit de permettre à l’enfant de se livrer, de se donner à lire. Il ne demande que cela. Il suffit d’un peu d’écoute.

Hélas, cette année, je vais être privé de ce bonheur : je ne vais pas pouvoir remettre ce James sur ses pieds. Et si je le regrette pour moi, je le déplore pour lui ; car, moi, j’ai d’autres compensations. Pas lui. Je ne vais sans doute rien pouvoir pour lui, Je me sens paralysé, ligoté par le manque de temps. Je le reprends presque à zéro, déjà un peu trop âgé. Et il n’a pas bénéficié de nos bonheurs de l’année passée. Avec 29 élèves, je ne vais pas pouvoir reconstituer le climat, la si délicieuse atmosphère de ma classe où chacun pouvait être vrai. Il suffirait peut-être que je puisse lui parler 10 secondes par jour. Oui, dix vraies secondes, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, et non des secondes au sens figuré. Il faudrait que je puisse poser mon regard sur ses yeux, que je dise une blague en corrigeant son texte, un « viens », un « bien », un « tu fais des progrès », un « ça va mieux », un « alors vous aviez fait une cabane avec Jacques », un « tiens, c’est amusant ton texte », un « tiens, tu pars sur une nouvelle piste ».

Mais où trouverais-je le temps de ces dix secondes pour James ? Vous me direz :
– Dix secondes, c’est pourtant peu de choses.

Mais ce sont dix pleines secondes de maître, détaché pour ce temps, de sa classe : 10 secondes de présence totale où plus rien n’existe que ce garçon.
Et j’ai sept lectures de plus à assurer, sept calculs, sept français, sept écritures... Où trouverais-je le temps ?
– Si, si. Il le faut, tu vois bien, tu vas faire cet effort.
– Mais mon CE1, mon CE1 !!!

Cours élémentaire 1
Mon vrai travail de chaque année, c’est le CE1. Le CE2 a franchi le cap des tempêtes, je peux le laisser voguer.
Toute l’année du CP, je grignote les enfants à la base et au CE1, je peux faire s’effondrer les échafaudages mal démarrés et aider à se reconstruire de nouveaux équilibres.

Dans l’intérêt même des résultats scolaires proprement dits, je dois m’occuper d’abord des individus.
– Y a-t-il aussi dans ce CE1 des enfants qui ont des problèmes ou des enfants-problèmes ? Voilà ce que je dois d’abord me demander au début de chaque année.

Si oui – et c’est toujours oui – ma première tâche n’est-elle pas de trancher dans les mailles du filet qui les enserre pour qu’ils puissent dégager une main, un pied, une tête, puis le corps tout entier ?
Délivrer d’abord ceux qui sont serrés ; ceux qui disent :
– Mon père creuse la neige avec une tranche : il me coupe la tête, il me coupe une main, il me coupe l’autre main, il me coupe les pieds et je ne puis plus bouger.

Je crois que c’est surtout de six à huit ans que l’on peut vraiment quelque chose. Pour quelles raisons ? Parce que, pendant cinq années déjà, l’enfant a tâtonné sur le plan du langage parlé. Et il en a acquis la suffisante maîtrise pour exprimer directement, ou par la bande, ses drames profonds. Corrélativement, le langage écrit démarre. Là, cela va beaucoup plus vite parce que les bénéfices retirés du parlé peuvent s’y réinvestir. Et on peut, en un rien de temps, accéder au même niveau de maîtrise. Ce qui munit déjà l’enfant de deux outils d’expression. Cependant, ce n’est pas tout : le chant libre, le dessin, le modelage, la danse s’ajoutent à la panoplie. L’enfant peut choisir.
– Plus tard, ne serait-ce pas mieux ? La maîtrise ne serait-elle pas encore supérieure ?
– Si évidemment. Mais l’enfant serait alors plus éloigné des drames de sa petite enfance. Bon gré, mal gré, il aurait dû composer avec eux. Il lui aurait bien fallu trouver une technique de vie pour s’en accommoder en les enfouissant au plus profond de lui-même, et en utilisant différentes techniques de détachement, de fuite du réel, de fuite des autres, de refuge dans la maladie, les tics, la passivité ou l’agressivité. Et elles auraient déjà commencé à s’inscrire beaucoup plus profondément dans le comportement. Voyons mon CE1.
– Ah ! mon Daniel, pour toi, je suis bien tranquille. Ton parrain est cultivateur ; tu vas souvent chez lui et il t’offre le recours-barrière de la nature. Presque petit paysan, tu es bien équilibré et lu passeras sans peine au travers des vicissitudes de la vie.

Mais, tout de suite après, c’est Joël, mon pauvre Joël à l’écriture échevelée, au caractère hirsute. Pauvre Joël qui a quatre sœurs acharnées et une mère dépassée, et qui s’en sort par la solitude, la sournoiserie, les coups en douce, les pincements par derrière, les ricanements dissimulés et les billets « vicieux ». Naturellement, il a tout le monde contre lui et il reçoit, dans la cour, tabassées sur tabassées ; ce qui ne semble pas l’améliorer.
Et pourtant, ce Joël était en marche. Sa tête s’était sensiblement redressée, son écriture allait se poser. Il remontait, incontestablement. Et je sentais qu’entre lui et moi, il allait y avoir communication directe. Ah ! si vous voyiez ses textes remplis de drames !
« Toutes les maisons sont inondées et toutes les ambulances de tous les pays. Et dans toutes les forêts, les arbres tombent par la tempête. Les loups sont affamés, ils courent, ils courent. »

– Oui, mon Joël, mon affamé, vas-y, noie les gens, noie tous ceux qui te font de la misère et tous ceux qui, comme toi, sont malheureux et n’ont rien à faire sur cette terre.

Et puis après, tu aurais peut-être pu entendre chanter les oiseaux.
Hélas, Joël, mon Joël, j’ai 29 élèves ! Et je ne pourrai poser ma main sur ta tête, là, juste quand il le faudrait. Levant la tête de ma lecture des petits, je ne pourrai plus croiser ton regard et y faire passer toute ma bienveillante amitié. Je ne pourrai plus te donner chaque jour les trente secondes qu’il te fallait à toi. Tu n’auras plus chaque jour cette demi-minute d’affection vraie dont tu bénéficiais l’an dernier.
C’est surtout pour toi que je pleure, pour le garçon en biais que tu es et pour la sorte d’homme que tu deviendras. J’étais ta seule chance, ton seul recours. C’est toi qui avais le plus besoin de moi et qui pouvais faire de tous le plus grand pas.

Hélas, s’il n’y avait que James et Joël ! Mais les autres garçons ont autant besoin de ma sollicitude. Il suffit de se pencher un peu sur eux pour s’en apercevoir.

Philippe, ah ! mon Philippe si terriblement perturbé l’an dernier par l’absence de sa mère et qui remplissait également ses textes de catastrophes.
« Il criait et personne ne venait à son secours. Mais la mère chèvre sauta sur le loup et il est mort. »
« Le vent souffle tant qu’il peut. Les maisons en bois se sont écroulées mais pas les maisons en brique. »

Ta maman est revenue, Philippe. Mais il y a encore du travail à faire pour que tu retrouves ta sérénité. Il y a encore à éponger. Déjà, les loups de tes textes sont moins terribles et ils ont de plus en plus souvent le dessous. La forêt allait en être débarrassée. Et maintenant, dans les tempêtes, il y a des maisons en brique. Et qui résistent.
Ça allait venir, c’était tout près. Déjà ton écriture s’arrondissait, ton orthographe se normalisait, ta physionomie s’apaisait, tes tics et tes grimaces se raréfiaient et dans la cour, tu étais moins agressif et moins agressé.

Et toi Xavier, victime de deux sœurs ; toi petit bout de chou et pourtant l’aîné, l’aîné vilipendé. Tu suces ton pouce à t’en faire mal à l’estomac. Ta mère sait que je m’intéresse à ces incidents de vie. Et elle espérait. Et c’est vrai, j’aurais peut-être pu quelque chose. Hélas !

Il y a aussi Marc, qui arrive du Mexique, qui a été si peu à l’école et dont il faut vite, vite, consolider le petit savoir avant qu’il ne parte en Afrique.

Et Pascal, le frère de Loïc, opposé à son frère et à sa petite sœur et qui nous faisait tant rire par ses clowneries et qui allait se rééquilibrer par le théâtre libre. Et qui travaille avec tant d’ardeur pour combler son retard en calcul !

Et Michel, à l’énergie défaillante, que je ne pourrai plus entendre parler de ses vaches, seul sujet qui allume une lueur de vie dans ses yeux mornes. Et toi Henri, étrange étranger, souffre-douleur de l’école, dans la cour. Et pourtant, dans tes folies, que d’originalité ; une pensée personnelle qui ne demande qu’à s’épanouir et qui donne un langage original, adapté à ta personnalité. Vilain petit canard, il faudrait que l’on apprît à te reconnaître une valeur et on te laisserait vivre en paix ta vie de cygne.

Il y a toi aussi mon bon gros Dominique si nerveux et qui tremble dès qu’on t’adresse la parole. Tu te troubles, tu bafouilles et ta main tremble sur la table. C’est confiance en toi qu’il faut avoir : tu peux avoir confiance, oui, vraiment, ton calcul est excellent, tu écris bien, tu montes en français. Va, ne t’émeus pas, détends-toi, calme-toi. Il faudrait que je te rassure sur toi, que je te parle beaucoup, détendu. Détendu !

Et voilà Yann qui me fait penser comme Denis et connue Joël au livre de Maud Mannoni : l’enfant arriéré et sa mère.
Car il faudrait aussi parler aux mères. Et avant qu’il ne soit trop tard afin de ne pas arriver, comme l’an dernier, après le coup de fusil de chasse.

Et enfin, ce bon Gilbert, lymphatique comme son frère Michel, mais un peu plus doué et que des succès en calcul, soulignés par le maître, pourraient éveiller.

Ainsi, le voilà mon CE1 de 11 enfants. Onze enfants et déjà deux enfants-problèmes, un enfant équilibré et huit autres qui, sans être absolument marqués, sont cependant justiciables de mes soins.

Et il y a mon CP
Ce sont presque tous des inconnus, sauf peut-être ce Pierrot qui pâlit, faiblit, rougit, s’évanouit pour un rien, à cause des drames quotidiens qu’il vit.

Et aussi ces deux arriérés de deux et trois ans, dont je ne sais presque rien et qui, plus que n’importe lequel des autres, ont besoin de mes services. Et qui sont très bien dans ma classe parce que dans ma classe, l’école est adaptée. Hélas ! parce que l’école était adaptée.

Et les autres, les pauvres chéris, vous pouvez être des enfants à déchiffrer, à défricher, à aider, à équilibrer, je ne le saurai jamais. Déjà, je sens bien les pointes qui percent vos écritures.
Mais je ne vous connaîtrai pas, je ne vous connaîtrai jamais. Vous ne serez jamais que des enfants à lire-écrire-compter. Des enfants à charger et non à libérer.
Et pourtant, il y a celui-ci qui zézaie, celui-là qui est devenu agressif à la naissance de son petit frère, cet autre qui a été bouleversé par les accidents successifs de ses deux frères et cet autre surtout qui avait avalé des cachets au début de l’été et pour qui on avait déjà préparé la chambre mortuaire.

Hélas, c’est pour les 29 enfants que nous sommes perdants. Ils ne vont pas voir la trajectoire de leur deuxième étage rectifiée pour une mise correcte sur l’orbite. El ils vont se perdre. Et moi, je passerai à côté d’eux, comme indifférent.

N’y a-t-il pas de quoi crier à l’assassinat ? Oui, pas seulement au sens figuré, là non plus. Parce qu’il y a parfois, souvent même, des morts. Cela je le sais bien, je le sais bien.

Dites, vous les responsables, actuels ou futurs, est-ce que vous pouvez vraiment rester indifférents ?

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°7, 25 enfants par classe, 1er janvier 1967, p.53-59