Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La caractérologie et l’École Moderne

Je viens de lire trois livres : « Caractères et visages », de Mucchielli (P.U.F.) ; « Caractères et écritures », de Caille (P.U.F.) ; « Caractérologie des enfants et des adolescents à l’usage des parents et des éducateurs », de Le Gall (P.U.F.).
J’ignorais tout de cette nouvelle science et je l’ai découverte avec une sorte de passion. C’est pourquoi le livre de Mucchielli m’a tout naturellement conduit aux deux autres livres et surtout à celui de Le Gall.

Ce livre de Mucchielli est un ouvrage assez considérable que j’ai lu comme un roman, c’est-à-dire pour le plaisir. Dans aucun ouvrage ancien ou moderne on ne saurait trouver une analyse aussi fine et aussi poussée des caractères des divers personnages considérés. Et ce « roman » nouveau est directement branché sur la vie, ce qui en rend la lecture passionnante.

Plaisir de lire, certes, mais surtout joie de connaître. À vrai dire, vingt années de métier m’avaient doté d’une certaine connaissance intuitive : je savais combien les caractères des enfants et des adultes pouvaient être divers et combien un événement pouvait être ressenti différemment suivant les personnalités. Et je discernais vaguement certaines catégories, certaines ressemblances de comportement. Mais cette science était extrêmement superficielle.
Aussi, quand j’ai abordé ces livres sérieux, j’ai été enthousiasmé.
Il faut dire que, comme tout être humain, je me suis souvent posé la question : « Qui suis-je ? » Eh bien ! j’ai trouvé une réponse très documentée : je me suis reconnu, je me suis retrouvé et j’ai été surpris de voir jusqu’à quel point certains passages du livre s’appliquaient à ma personnalité.

Mes proches, appelés en témoignage, ont été également étonnés et ils ont posé la question pour leur propre compte et leur connaissance d’eux-mêmes a été aussi augmentée.
Oh ! oui, c*est un bon livre, utile à des parents et à des éducateurs.

Mais il me faut bien avouer que, lorsque j’ai lu le livre en entier, j’ai été un peu désenchanté. Au début, cela me paraissait lumineux, accessible, compréhensible. Il faut dire que nous avions affaire à des caractères bien dessinés, bien proches des types envisagés. Et, d’autre part, nous avions déjà une expérience très grande, une connaissance déjà assez profonde des êtres humains de notre entourage. Mais, lorsque j’ai voulu appliquer mon nouveau savoir à ma classe, j’ai été déçu.

En effet, on ne saurait connaître 28 élèves avec qui l’on vit quelques heures par jour comme l’on connaît ses propres enfants.
D’autre part, mes élèves sont très jeunes et les sillons du caractère n’étant pas inscrits définitivement, ils sont donc plus difficiles à saisir.
Et puis, j’ai ressenti un certain effroi devant l’immensité de la tâche à accomplir.
L’étude des caractères de chacun des élèves exigerait un temps considérable et cela pourrait, peut-être, être préjudiciable pour le reste du travail scolaire. Et l’on arriverait à une connaissance assez approfondie des divers enfants, lorsque ceux-ci seraient sur le point de nous quitter.
Évidemment, notre travail pourrait peut-être servir aux collègues qui prennent la relève, mais certaines choses sont intransmissibles.

Enfin, l’analyse caractérologique des enfants présente de très grandes difficultés.
S’il ne s’agissait que de s’attacher aux huit caractères principaux dont les éléments sont l’émotivité, l’activité, la secondarité, ce serait assez facile. Mais ces divers facteurs peuvent être modifiés par la largeur, la conciliation, l’introversion, etc. D’autres facteurs secondaires peuvent encore s’ajouter à cela.
Comment s’en étonner, puisqu’il s’agit de mettre en équation la totalité des caractères humains ?

Et moi qui espérais, naïvement, réussir à comprendre l’humanité entière à l’aide de quelques schémas simples, j’ai été un peu dépassé, un peu submergé même par tout ce que j’avais appris. Il faut dire aussi que, devant rendre ce livre au bout d’un mois, je l’ai lu précipitamment, ce qui n’est évidemment pas à recommander. Il faut avoir le livre dans sa bibliothèque, afin de pouvoir s’y référer lorsqu’on étudie plus particulièrement tel ou tel cas difficile.

Alors, en définitive, me demandent les camarades, crois-tu que la caractérologie puisse nous servir à quelque chose ? Alors, il ne nous est pas possible d’enfermer chaque individualité dans un système de fiches ? Quel dommage que cela ne puisse exister, la psychologie presse-boutons !
Hélas, pour tous ceux qui aiment les choses bien tranchées, la vie échappe toujours à toute systématisation poussée à l’excès. Mais il n’est pas mauvais d’en discerner les composantes principales et cela la caractérologie peut nous l’apporter.
Oui, je crois qu’elle peut rendre de grands services aux parents et aux éducateurs.

Aux parents
Elle permet de se mieux connaître, de se mieux comprendre, d’être plus indulgents, de savoir mieux s’aimer. Elle peut leur apporter aussi des révélations bienfaisantes puisque, pour certains types, le seul fait de se savoir sentimental ou nerveux, par exemple, apporte aussitôt une amélioration.
Et surtout, elle permet aux parents de mieux connaître leurs propres enfants. C’est ainsi, qu’en ce qui nous concerne, nous savons comment nous y prendre avec notre garçon de type sanguin et notre fille de type nerveux.

Aux éducateurs
Je crois, puisqu’on étudie rapidement ici l’apport de la caractérologie à l’éducation, qu’il faut envisager celle-ci sous ses trois aspects : l’éducateur, les éduqués, les techniques d’éducation. Nous délaissons, ce faisant, les conditions de l’éducation : matérielles, sociales, politiques pour laquelle elle ne peut rien, à ce qu’il me semble du moins.

Considérons tout d’abord l’individu éducateur. La première chose qu’il lui faut découvrir, c’est son imperfection. L’instituteur qui veut progresser, sur le plan de l’éducation, doit d’abord se méfier de lui, car, à certains moments, il peut être gênant, il peut être un obstacle. Il faut à tout prix, s’il ne veut pas rester confiné dans le rôle, peu glorieux, d’instructeur, qu’il s’élargisse. Il doit se connaître, il ne doit pas s’accepter tel qu’il est. Il peut s’améliorer pour le plus grand profit de sa famille, de ses élèves et de lui-même. Il doit faire des qualités de ses défauts. Il faut surtout qu’il sache que le monde entier n’est pas construit à son image ; que des gens différents de lui, ça peut exister et qu’on ne doit pas pour cela les effacer du reste du monde. Et pourtant, certains caractères ont une propension à en juger ainsi.
L’éducateur doit agrandir son champ de vision et surtout de compréhension. Il faut qu’il sache que, pour excellente qu’elle ait été, sa façon de procéder est peut-être encore insuffisamment large, insuffisamment profonde. Et c’est excellent d’avoir les révélations de ses insuffisances et de connaître les moyens d’y remédier.

Voyons maintenant l’éducateur dans ses relations avec les enfants. Pour plus de clarté, je prends mon cas particulier. On voudra bien m’en excuser.
Le livre de Le Gall m’a donné quelques idées, quelques conseils précieux. Maintenant, je sais mieux aider les enfants ; je les comprends mieux et, au lieu de m’arrêter à certains aspects extérieurs rebutants, je sais mieux franchir cette barrière qui m’arrêtait quelquefois auparavant.

On va encore crier si je dis que je sais mieux aimer les enfants. Quel mot faut-il donc employer ? Si, je le crois, il faut cette affection, cette compréhension, cette indulgence, cette exigence parfois, cette sympathie. Il faut atteindre le centre psychique de l’enfant, il faut que le courant passe entre nous. Alors, quand ceci est obtenu, tout est sauvé. Ce pont, qui aura été une fois établi entre nous, ne pourra plus être brisé, ne sera plus défait.
Maintenant, je sais que les deux ou trois élèves qui m’échappaient, chaque année, peuvent être également touchés. J’en éprouverai peut-être un sentiment de victoire complète – de victoire commune – mais je saurai surtout qu’ils auront accédé à un nouveau monde, le monde où parfois l’on sourit.
Et cela, sans qu’une parole d’amour bêtifiant ou délirant ait été prononcée.

C’est cela que peut apporter la caractérologie : une meilleure science des êtres, une compréhension plus profonde, une perspicacité plus grande dans la recherche de la solution des problèmes psychologiques et une ardeur accrue pour le métier, pour le commerce des enfants.
À mon avis, en ce qui concerne les jeunes enfants du moins, ce n’est pas dans le détail, dans la réalisation d’analyses poussées des caractères que l’on progressera mais par l’augmentation de l’intérêt que l’on porte aux enfants.

Ce qui est bénéfique, c’est une amélioration de l’attitude. Et c’est l’essentiel. Car, dans ce domaine, la science ne suffit pas et ne suffira pas ou alors il faudra qu’elle devienne subtile.
En effet, dans quelle science peut-on placer : le pouvoir d’un sourire, d’un mot dit le jour qu’il faut, le pouvoir d’un silence, d’un soupir, d’un regard, oui, surtout d’un regard et même d’un clin d’œil et parfois d’une grimace.

Hé, comment posséder tout cela ? N’est-ce pas inné ? Non, ce ne sont que les manifestations, les moyens de la sympathie. Qu’elle naisse, cela suffit. Et le livre de Le Gall lui permet de mieux s’installer en nous et de refleurir dans un monde où elle commençait à singulièrement dépérir.
Évidemment, il faut aussi que la société ne soit pas traumatisante pour l’éducateur et qu’il dispose d’un minimum de bonnes conditions matérielles ou psychologiques. Mais ceci est une autre histoire.

Les éduqués et les techniques d’éducation
Les enfants sont divers, certes, mais à part un sentimental, deux amorphes et un apathique dont les particularités caractérielles sautent aux yeux et pour lesquels on peut tout de suite quelque chose, il n’est pas possible de rechercher l’indice de chacun.
Il faut se contenter de faire confiance aux techniques.

Tout au long du livre, après la partie descriptive des différents types, l’auteur donne des conseils pédagogiques. Et il cite le scoutisme. Il s’excuse d’ailleurs de le faire aussi souvent mais, dit-il, c’est là que l’on trouvera le plus sûrement, à chaque fois, des techniques éducatives qui conviennent aux cas considérés.
C’est peut-être vrai pour des adolescents, que l’auteur étudie surtout. Et c’est normal, puisque les troubles du caractère apparaissent surtout à la puberté. Mais dans la vie de l’enfant, il y a une autre époque difficile : je veux parler de la scolarisation primaire qui peut marquer l’enfant définitivement.

Pour cet âge, sinon pour les autres, je pense que les Techniques Freinet sont extrêmement bienfaisantes. J’avoue que j’ai mis du temps à comprendre pourquoi Freinet ne voulait pas que l’on parlât de méthode, mais de techniques. Maintenant, je sais que nous avons besoin d’une véritable gamme de techniques afin de pouvoir être pleinement utile à chaque enfant.

Il n’y a donc pas, à mon point de vue, à s’occuper de cas particuliers, dans les petites classes surtout, mais il nous suffira de savoir, par les résultats globaux, et non dans le détail, que nous avons raison d’employer telle ou telle technique et pourquoi nous devons écarter telle ou telle autre.
Mais notre science sur ce point n’est pas très sure. Je crois que « Techniques de Vie » devrait les étudier successivement afin de nous permettre de faire le point et d’établir, si le besoin s’en fait sentir, une hiérarchie.
Afin de donner un peu plus de densité à mon propos, je transcris quelques extraits du livre et on verra que notre pédagogie répond déjà, pour son ensemble, à ce qu’il est souhaitable de réaliser. Mais il nous est certainement possible de faire plus et de faire mieux.

Le nerveux
Pour le nerveux hautain, impossible de briser l’orgueil : cette puissante tendance ne se refrène pas, elle se canalise. Elle est d’ailleurs ici le seul levier dont on dispose pour seconder une activité modeste qui, sans elle, serait à zéro. À condition que l’influence soit constante et habile, elle obtient de bons résultats parce que les nerveux sont faciles à convaincre, parce que le hautain est attiré par les prestiges du succès ; il faut souligner ses premiers succès pour l’engager à les poursuivre, ce n’est que faute de mieux qu’il se rabat sur la contemplation passive de soi.
C’est par l’intérêt renouvelé, par les compliments, par des objectifs rapprochés, par une pédagogie très active et très vivante qu’on obtiendra la mise en train du savoir, la mise au point de la culture.
Le maitre-mot demeure : répéter les actes par le renouvellement des intérêts extérieurs jusqu’à ce que l’acte prenne en lui-même son intérêt. Des intérêts extérieurs, le nerveux en a à revendre. Encore faut-il les deviner, les saisir, les stabiliser, les exploiter.

Le sentimental
Ce caractère, le plus difficile de tous, est souvent la résultante de mauvaises conditions scolaires. C’est l’insuccès scolaire qui crée le caractère qui a tellement tendance à être mécontent de soi. L’épreuve scolaire a une importance décisive.
Il faut souligner hardiment la moindre réussite, y faire découvrir des occasions de réconfort et de confiance.
Il faut préciser devant lui un but auquel il doit tendre, puis un autre, puis un autre encore. Le premier but atteint, il faut que l’attention s’en détache bientôt pour se porter en avant. Et l’on pourra parvenir ainsi, de petite victoire en petite victoire, à une transformation qui étonnera l’entourage et l’adolescent lui-même.

L’actif exubérant (ou colérique)
La force de ce caractère réside dans son extrême vitalité ; sa faiblesse, dans la dispersion et le gaspillage.
Le palliatif, c’est une vigilance éducative qui maintienne sa primarité d’action dans une ligne, lui propose des buts successifs et rapprochés, toujours reliés cependant au grand but dynamique qui est nécessaire à cet émotif.

Le passionné
L’ennemi qu’il faut vaincre, c’est la forte secondarité étroite et dominatrice.
L’émotivité peut être la meilleure ou la pire des choses. Si elle trouve des satisfactions suffisantes dans l’ambiance et dans l’événement, elle tire les longues méditations de la secondarité dans le sens de l’attachement et de la joie.
Il n’est qu’une autorité à laquelle le jeune passionné soit lentement attentif, c’est l’autorité de la conviction chaleureuse et de l’ambiance heureuse.
À condition que l’intimité soit véritable et profondément ressentie, bien des sauvegardes et beaucoup de sauvetages sont possibles.

Le sanguin
Le jeune sanguin a toujours une tendance assez forte à s’étonner des originalités d’autrui. Peu capable d’emblée de cette communication que permet l’émotivité, il est tenté d’imaginer les autres sur son modèle. Pour qu’il cesse de juger autrui par référence à son propre patron, rien ne vaut pour lui la fréquentation de groupes organisés où les camarades se livrent et s’abandonnent, où des intimités fraternelles se lient. Il apprendra ainsi, dans la réalité humaine, la diversité réelle des caractères.
Par conséquent, tout ce qui favorise la création collective, et dans quelque domaine que ce soit, est à souhaiter.

Le flegmatique
Le rôle de l’éducation, c’est de lancer le flegmatique et de lui ouvrir, un peu malgré lui, la perspective d’autrui.
On lui aura rendu un grand service si on lui a ouvert, au moins, la compréhension de ses semblables et le sentiment tonique qu’il y a d’autres caractères que le sien qui valent la peine d’être approchés et, à sa manière, aimés.
Comment ouvrir un caractère et une intelligence ? Il ne faut pas laisser un enfant toujours se complaire dans ses méditations, dans sa séparation, ces dessins complexes géométriques et mystérieux où il s’isole.
Ce qui lui manque, c’est l’élan et par surprise son activité peut l’emporter.

L’amorphe
Il a besoin du groupe pour lui révéler l’activité.
Le climat doit être un exemple d’énergie, d’entrain, d’activité.
L’effort scolaire doit être collectif.
Plus encore que les autres, ce caractère a besoin de voir son œuvre monter et s’ordonner devant lui.

L’apathique
Puisque le lourd handicap de ce caractère réside dans la demi-inconscience de ses œuvres, les méthodes actives seront excellentes étant donné précisément qu’elles interdisent les acquisitions somnolentes de renseignement ex cathedra.
La classe doit être une classe en équipes.
Il n’est pas capable de suivre un enseignement qui serait fait de sautillements et d’échappées. Il faut qu’il éprouve et qu’on lui fasse éprouver, la rectitude de l’avancement. Il faut souligner son cheminement, même par des moyens simplistes.
À la condition qu’il soit suivi de près et que ses avancements soient nettement soulignés devant l’élève... (cela ?)... constitue pour l’apathique comme pour l’amorphe une méthode remarquable et à notre connaissance la seule qui leur convienne et autorise leur progrès.
Une ambiance stimulante est la condition du salut.

Je serais heureux si ces citations approchées au plus près (je les recopie d’un carnet) donnent au lecteur l’envie d’y aller voir par lui-même.
Et je suis persuadé qu’il en retirera des bénéfices multiples. Mais aussi quelle perplexité sera la sienne ! Eh ! quoi, nous avons donc tout cela dans nos classes. Bigre ! que c’est grand l’enseignement, que c’est immense l’éducation. Immense, mais pas décourageant. C’est le propre de l’homme d’être toujours tenté par les grandes choses ; c’est pourquoi il y réussit souvent.
À mon avis, ce livre ne doit pas nous décourager ; au contraire même, il doit renforcer notre élan.
À l’École Moderne, il apporte déjà une confirmation de la justesse de ses démarches. Mais cela ne saurait suffire. En effet, « Techniques de Vie » n’est pas fait pour réaliser le recensement des justifications de nos techniques. Il doit être l’organe qui nous permet, tout en jetant un regard sur le chemin parcouru, de porter les yeux plus loin en avant. Pour y contribuer, je cite quelques exemples personnels en espérant que d’autres camarades m’imiteront et sauront poser les questions fondamentales.

L’enfant n’existe plus, la caractérologie l’a tué. Il reste les enfants, ce qui fait moins idéaliste, mais plus près de la réalité.
Les enfants, j’en ai vingt-huit, de tout un peu, auxquels j’essaie, par des techniques très variées, d’apporter quelque chose.
Mais, j’en ai aussi quatre qui sont déjà nettement caractérisés.

Il y a surtout Lionel. C’est un sentimental qui a été frustré de sa mère qui doit travailler à Paris. Il est resté ici, chez sa tante.
Mon pauvre Lionel, à qui rien ne semble réussir et qui bégaie, je t’aime mieux, maintenant que je sais beaucoup de choses de toi et je t’aide mieux, Oui, j’ai beaucoup d’attention pour toi. Tu as ce front fermé qui est propre à tous les enfants frustrés de leur mère. J’en connais plusieurs dans ton cas : ils te ressemblent tous. Vous êtes impénétrables et vous cachez profondément votre souffrance.
Mais je ris, Lionel, l’an prochain, tu seras encore avec moi et tu perdras ce regard fuyant, ce front têtu et tu ne bégaieras plus. Tu seras un petit roi aux yeux clairs, au sourire fréquent. Tu seras un chevreau heureux. Tu ne m’échapperas pas, je sais comment te prendre : par la gymnastique, et je te ferai voler de la barre du portique sur la corde. Et puis, il y a des textes déroutants que nous saurons lire en clair et nous t’offrirons les chemins de la poésie et du chant libre... et la danse libre, qui sait ?
Non, Lionel, tu ne saurais m’échapper.

Et toi, Eugène, touchant Eugène, apathique parfait, tu monteras, marche à marche, sur le planning. De petite victoire en petite victoire, tu auras tes brevets, l’un après l’autre, successivement, chacun en son temps, sans jamais t’arrêter, comme cette année où ru as su lire phrase après phrase, texte après texte, cahier après cahier, livret après livret, album après album, gerbe après gerbe.
Et en calcul, nous laisserons aux sanguins le soin de galoper dans les prairies de la découverte mathématique, mais toi, fiche après fiche, tu te constitueras un petit savoir, pas très grand, non, mais le plus grand qui te soit possible.
Et avec tes divers petits savoirs et tes quelques petites étincelles de ceci et de cela, nous te composerons une personnalité, pas très riche peut-être, mais la plus riche qu’il sera possible.

Et vous, mes deux gros pères, mes dilatés, mes amorphes Jean-René et Pierre-Yves aux noms composés pour suivre la mode, vous suivez la mode.
Mais chez nous, elle est de travailler et il faut bien vous insérer dans le groupe et déjà, dans le fichier, vous vous piquez au jeu en essayant de vous dépasser l’un l’autre, loin de vos camarades, évidemment, mais vous êtes en marche.
Et on ne vous laissera pas dormir parce que lors des séances de création collective, vous serez mis en question et vous participerez. Et puisque votre inertie vous conduit à faire comme les autres, vous ferez comme les autres, c’est-à-dire beaucoup.
Et vous verrez aussi, sur le planning, votre œuvre monter et s’ordonner devant vous.
Mais, amorphes, je ne vous abandonnerai pas. Je vous empêcherai de retomber mollement affalés sur votre table. Galopons, puisque le milieu le veut. Et soyez tranquilles, on vous intégrera à une équipe qui saura bien vous faire perdre l’habitude de dormir et vous n’en serez que mieux dans la vie.

Alors déjà, et chronologiquement, pour moi, ma famille et tous ceux-ci, grand merci à la caractérologie.

Paul Le Bohec, Trégastel (C.-du-N.).

Article paru dans Techniques de vie n°8, livres et revues, avril 1961, p.35-39