Mais, enfin, comment se fait-il que je sois le seul à crier ? Jusqu’à présent, je me taisais car j’avais d’excellentes conditions de travail. Et je me préoccupais, uniquement, de manger avidement tout mon pain blanc. Mais, pendant ce temps, d’autres camarades voyaient leurs conditions de travail se dégrader. Et ils n’ont rien dit. Pourquoi, mais pourquoi donc ?
À peine ai-je posé la question, que j’ai déjà trouvé la réponse. C’est bien simple : ils ont fui en avant ; ils ont pris la filière des classes de perfectionnement. Écrasés par le nombre, les programmes, le manque de place, l’univers concentrationnaire des écoles de ville et cette suprême imbécillité du certificat de désuétude, ils ont saisi la seule planche de salut qui s’offrait. Ils voulaient travailler, ils avaient déjà une certaine expérience, ils voulaient progresser, améliorer leurs techniques d’éducation ; ils avaient foi en leur métier d’éducateur, ils avaient une énergie considérable. Et ils étaient bâillonnés, ligotés, paralysés.
Et comme, en même temps, on leur offrait, du moins théoriquement, une formation supérieure, ils n’ont pas hésité.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?
C’est certainement un bien puisque ces camarades ont pu, à nouveau, travailler. Mais ils ont eu quelque mérite à faire ainsi contre mauvaise fortune bon cœur, car il faut bien l’avouer, ce prétendu bien n’était qu’un moindre mal.
Non, non, ne croyez pas que je sois contre les classes de perfectionnement. Au contraire, je les apprécie tant que je voudrais qu’elles soient généralisées. Oui, car tous les enfants ont droit au perfectionnement, à l’attention des maîtres, au perfectionnement des maîtres, à des horaires aménagés, à des programmes-planchers. Tous les enfants y ont droit. Et pas seulement cinq pour cent d’entre eux.
Je sais que vous allez protester, et avec juste raison peut-être ; mais il me semble, à moi, que mes deux débiles X et Y sont plus à leur place dans ma classe que dans une classe de perfectionnement. En effet, le tonus des enfants dits normaux y est si élevé que X et Y, excités par la tension générale, se réveillent et s’efforcent de sortir d’eux-mêmes pour se mettre à l’unisson. Dans une classe de débiles, il n’y aurait pas cet élan, cet enthousiasme, cette ardeur créatrice. Par exemple, quand les autres viennent créer individuellement des danses russes, espagnoles, mexicaines, ils se lèvent à leur tour et inventent des danses trégastelloises. Et, pour lire, ils ont de l’ardeur : ils crient plus fort que les autres, ce qui est déjà un premier pas ; ce ne sont pas des endormis.
De la même façon, Joël et James sont plus à leur place dans ma classe car leur début de névrose ne se nourrit pas de la névrose de leurs camarades. Et pour le maître, il est plus facile de s’attacher à fond à un ou deux cas que d’affronter une condensation de 15 cas difficiles.
J’ajouterai que dans une classe, même pour les équilibrés, il est bon d’avoir des enfants un peu en dehors de la norme. Car, un peu inconscients des dangers qu’ils pourraient courir en se livrant à fond, ils osent être eux-mêmes et parlent de leur monde. Et cela secoue les autres qui auraient tendance à rester enfermés dans les habitudes de pensée somnolentes de leurs petits bourgeois bien classiques de parents.
Une classe avec un ou deux débiles, un ou deux perturbés est une classe équilibrée. Et qui équilibre les uns et les autres en permettant aux uns des petits succès bien utiles et aux autres une mise en porte-à-faux qui a pour résultat de les mettre en mouvement – car pour qu’il y ait marche, il faut qu’il y ait rupture d’équilibre ; la marche est une succession de chutes. Seulement, attention, je vais vous dire. Si vous voulez que les enfants tirent le maximum d’eux-mêmes, la question de l’effectif se pose immédiatement.
Soixante, voilà l’effectif normal d’une classe où l’on hurle en cœur :
– B, A : BA, B, E : BE ; 1 et 1 = 2 ; 1 et 2 = 3 ; 1 et 3 = 4.
Quarante, c’est l’effectif d’une classe où l’on dit :
– Prenez votre règle, tracez un trait, maintenant écrivez : géométrie. Posez votre porte-plume, prenez votre compas. Ouvrez-le de 5 cm. Tracez le cercle...
Vingt-cinq, voilà l’effectif normal d’une classe de l’enseignement ordinaire, qui permet un travail déjà efficace, parce que l’enfant prend la place de l’élève. Mais si vous croyez, comme moi, que l’école peut immensément plus et doit immensément plus, alors vous direz :
– Vingt élèves, voilà l’effectif, voilà l’objectif.
Et, lorsque dans la classe, le nombre des cas difficiles est important, il faut descendre nettement en dessous de ce nombre. Et comme la société actuelle secrète beaucoup d’enfants à problèmes, on arriverait assez souvent au nombre 15 que réclame Delbasty.
Mais des gens ne sont pas convaincus de la nécessité, pour le monde présent, de cette école thérapeutique. Et ils disent :
– Nous nous en moquons bien. Ce que nous lui demandons, nous, à l’école, c’est d’apprendre à lire, écrire, compter : un point, c’est tout.
Reconnaissons qu’ils ont un peu raison. Car on sait bien que c’est à cause de son orthographe que Anquetil domine les autres coureurs ; c’est parce qu’il écrit bien que Picasso est un génie ; c’est parce qu’il comptait bien que Einstein était mathématicien et c’est parce qu’elle sait lire que Maïa Plissetskaïa est danseuse émérite...
C’est une idée, intéressons-nous uniquement à l’acquisition des techniques. Mais, vous le savez, maintenant j’ai 29 élèves. Alors, finis les conseils ; plus même un seul regard sur les cahiers ; les séances de planning sont escamotées : les punaises sont déplacées sans commentaires, sans que l’on puisse s’arrêter à la joie de chacun. Au début de l’année, les enfants n’avaient pas encore compris que les temps avaient changé. Et Michel et Christian, fiers de leurs progrès, fiers de leurs victoires, étaient venus, presque en courant, me montrer leurs cahiers. Mais j’étais en lecture avec mes petits et j’avais été obligé de leur dire :
– Oh ! je vous en prie, laissez-moi tranquille, laissez-moi travailler avec les petits. Je viens de m’occuper de vous, maintenant, c’est à leur tour, il faut qu’ils lisent tous les dix. Et puis après ce sera le tour des onze moyens, alors, la paix. Cette année, je ne peux pas, je ne peux plus regarder vos cahiers.
Et les pauvres chéris ont dû retourner à leur place, tout contrits, tout dépités, déconcertés par ce changement de situation. Ce qui était joie de vivre, élan, enthousiasme est devenu retrait, déception, désenchantement.
Pour les techniques d’éducation manuelle, c’est encore pire. Non seulement, je ne regarde pas les créations, mais je n’organise même pas les ateliers, Vingt-neuf enfants occupés à des choses différentes, c’est, en effet, au-dessus de mes possibilités nerveuses : mon plafond se situe nettement plus bas. Mais même pour ce que je conserve et qui est possible malgré tout, je ne puis être le témoin dont la présence est indispensable aux progrès de chacun.
Vous le savez bien vous, mes camarades, que lorsque le Maître vient soudain à disparaître, la vie perd brusquement son sens : c’est le vide, le désert glacé, l’abîme, le « Maintenant à quoi bon, quelque chose vaut-il encore la peine ? »
Dans les classes chargées, le maître aussi disparaît. Et le petit Rémi peut dire à sa mère, dès le premier soir :
– Tu sais, maintenant, l’école n’est plus pareille : Monsieur a changé, il n’est plus comme avant.
Si le maître ne peut plus être le témoin, tout change. Vivre sans témoin, peut-on vivre sans témoin ? Est-ce que cela vaut la peine de vivre pour soi, replié sur soi, sans qu’il y ait quelqu’un à qui l’on puisse montrer ce que l’on a fait, créé, trouvé, inventé, découvert ? Quand il n’y a pas un témoin indulgent, bienveillant, rassurant, sécurisant, à quoi bon commencer à se mettre en mouvement ? Mais, le plus important, c’était l’aspect libérateur de notre activité.
J’ai réussi à sauvegarder malgré tout le texte libre quotidien corrigé minutieusement. Mais ce qui m’apparaît clairement, maintenant, c’est que je ne peux plus faire parler chaque enfant au moment de la correction : je n’ai plus le temps de l’écouter ; je ne peux plus l’entendre. – Berteloot me comprendra, lui qui pense que l’un des avantages du travail par bandes, en physique, c’est de permettre à l’élève de parler au maître de toute autre chose que de la physique.
J’ai réussi également à ne pas trop laisser entamer la demi-heure quotidienne de techniques parlées et le quart d’heure de chant libre que j’avais l’an dernier. Mais, là aussi, c’est nettement insuffisant. Le temps de parole de chacun est très limité. Et personne ne peut plus revenir parler une deuxième, une troisième fois. Pourtant, les mains se lèvent. Mais j’ai beau savoir que la deuxième émission est souvent la plus importante, je dois la leur refuser et accepter la déception des enfants. N’est-ce pas navrant ? Le temps me manque parce que je n’en ai jamais fini avec les acquisitions, avec ces 29 lectures, ces textes, cette orthographe, ces opérations. Jamais ne vient, dans la journée, le moment où l’on pourrait, enfin, se livrer au travail créateur.
Vous comprenez bien que la perte en expression n’est qu’un tout petit exemple de ce que nous perdons. C’est dans tous les domaines que nous sommes volés.
Quand je pense à la pression formidable de création mathématique qui habite mes bambins ! Et je dois lui résister, l’étouffer, l’annihiler. En modelage, le palier définitif de l’adresse et de l’esprit créateur allait être atteint. En dessin également. Mais là aussi, j’ignore, je ne vois pas, j’arrête, je bloque.
En français, savez-vous que je n’ai jamais le temps de permettre la prolongation du texte libre du jour ? Jamais nous n’en découvrons la musique ; jamais nous ne débouchons sur la poésie, le théâtre, le chant, le reportage, l’observation, l’information. L’an dernier, chaque jour, chaque texte nous faisait faire un pas dans un monde nouveau ou un nouveau pas dans un monde déjà entrevu. Et nous rêvions, nous dansions, nous chantions, nous orthographiions, nous jouions, nous observions, nous réfléchissions. Et l’inspiration de la classe était à un niveau élevé et étendu. Mais ne va-t-elle pas se restreindre maintenant, s’étouffer, s’éteindre ? Ne faut-il pas préparer, dès maintenant, les prochains réanalphabètes en ne leur permettant pas d’avoir des pensées personnelles ?
Et en gymnastique, toutes ces créations surprenantes auxquelles on ne s’arrête pas et qui ne se développent pas pour cette raison.
Et en musique, toutes ces chansons sur texte, ces textes sur chanson, ces opéras, ces litanies, ces duos, ces récitatifs, ces onomatopées qui vont crescendo, cet infini des découvertes. Et en parlé, ces créations à dominantes psychologique, élocutoire, dramatique, comique...
Et tous ces beaux projets que je caressais, cette imprimerie, ce journal que je voulais relancer pour répondre à la demande des parents, cette correspondance que j’abordais par un nouveau biais, cette sensibilité à l’exploration enfantine du monde physique, du monde vivant...
N’est-ce pas un crime véritable d’assassiner ainsi en chaque enfant le Mozart, le Picasso, le Gérard Philippe, le Évariste Galois, le Einstein, le Jazy, le Kopa, le Béjart, qui sais-je encore, qui sommeillaient en lui ?
Et il faudrait accepter cette pédagogie mutilante, aliénante, paralysante ? Et il faudrait la considérer comme normale et croire que, avec 29 enfants, je n’ai pas à me plaindre ?
Si, nous avons à nous plaindre ! Si, nous avons à crier. Nous, les enfants, les maîtres et aussi les parents qui devraient souffrir de voir et de savoir que toutes les potentialités de leurs enfants ne sont pas mises à jour. Et aussi, tous les citoyens, qu’ils soient de France ou du monde, à qui rien de ce qui est enfantin ne devrait être étranger.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°9, 25 enfants par classe, 1er février 1967, p.24-28