Je suis bien embarrassé pour commencer mon article. Je sais ce que j’ai besoin de dire ; mais je parviens difficilement à trouver le bout du fil. Alors, je m’appuie sur le Robert :
« Éducation : ensemble des moyens à l’aide desquels on dirige le développement, la formation d’un être humain. »
Un mot me plaît dans cette définition. Et deux mots me déplaisent.
Développement : Oui. L’être centré sur lui-même va s’ouvrir, se déplier, s’épanouir comme le machaon qui se sort de sa peau de chrysalide et étend, étale, étire, élargit, établit ses ailes.
On dirige : Voici des mots qui se mettent de plus en plus à nous déplaire. Diriger, cela suppose une direction, connue seulement du recteur ou du directeur.
Formation : Que met-on là-dessous ? Qu’est-ce que former un être humain ? Est-ce réussir à le placer dans une forme préétablie, forme rigide, forme fixe ? Le former ? Le mettre dans le pli, lui faire faire ses classes, le mettre dans le moule ?
Former. Dans quel but ?
En 1900, nous aurions essayé de former l’écriture (ronde, bâtarde, gothique) de nos élèves pour qu’ils puissent avoir une place de saute-ruisseau, de greffier, de clerc de notaire...
En 1920, nous aurions formé l’orthographe et le calcul de nos enfants du peuple pour qu’ils aient leur « brevet » et qu’ils puissent obtenir une place d’instituteur, de postier, d’agent de perception...
Mais nous sommes en 1967. Et nous sommes des freinétistes. Cela change le problème. Car il me semble que nous n’avons plus à former l’être humain pour qu’il puisse avoir une situation, une place dans la société, une respectabilité, une reconnaissance de sa personne sous l’espèce nécessaire du « brave homme ».
Nous avons maintenant à aider l’être humain non plus à avoir, mais à être.
Mutation considérable de l’éducation qui devrait, si l’on en croit Krishnamurti, augmenter les chances de bonheur de chacun. Je vous en prie, écoutez-le :
« Ainsi, nous voyons quelle est la nature et la structure d’un esprit positif. Il est agressif, compétitif, jaloux, superstitieux, plein de vanité, ambitieux et désespéré. Il cherche et, par conséquent, il trouve. Il est mécontent de ce qu’il a trouvé, il veut encore plus et autre chose parce qu’il veut à tout prix atteindre un certain point d’élévation, d’excellence où il pense pouvoir jouir d’une certitude sans trouble.
« L’essence même d’un esprit positif est le besoin de sécurité à tout prix.
« Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la mutation complète de l’esprit humain… Je vois le temps comme étant un élément de désordre... Il n’y a aucune mutation possible tant que je fonctionne dans le champ du positif, lequel est né du temps et implique la distance entre le fait et l’image. Il n’y a aucune mutation possible tant qu’il y a cette recherche, cette tension, cet effort pour trouver qui sont tous des formes d’avidité, de plaisir, sources de souffrance, de douleur, d’anxiété, de peur.
« Un esprit négatif qui n’est pas inerte, qui n’est pas une réaction, et qui n’est pas le pur rejet du positif ; un tel esprit est intensément actif et, par conséquent, il est action. L’esprit lui-même est action. »
(Agir et apprendre ne font qu’un. Face à face avec Krishnamurti - Saanen)
Même si nous ne comprenons pas encore très bien ce que dit Krishnamurti, nous sentons qu’il fait allusion à quelque chose de tout autre. Maintenant, l’éducation, ce doit être quelque chose de tout autre. La preuve, c’est qu’on ne peut plus avancer l’argument traditionnel : « C’est très bien tout ça ; mais la vie dressera l’enfant : il faudra bien qu’il se soumette ! »
Maintenant, il est très possible que ce soit justement l’accès à son épanouissement qui permettra à l’individu de se faire sa place dans la société. La société change, la société a d’autres besoins, la société va demander autre chose à ses hommes. Elle va leur demander de la distraire, de l’étonner, de la surprendre, de l’instruire, de l’introduire à des cultures, de lui ouvrir des portes fermées depuis des éternités. Elle voudra avoir accès au saint des saints, aux domaines autrefois réservés à quelques-uns. Elle voudra qu’on l’initie, qu’on lui tienne la main pour des premiers pas sur tous les sentiers de l’Univers. Elle voudra qu’on lui ouvre les yeux, qu’on lui apprenne à voir, à entendre, à comprendre ; elle voudra savoir.
Allez, mes petits d’hommes, marchez dès maintenant pour cela. Essayez déjà d’aller jusqu’au bout de vous-mêmes.
Mais soudain je pense. Moi, je vous écris. Mais n’y a-t-il pas au fond de moi une arrière-pensée, une intention secrète de diriger vos pas dans la direction que je me suis construite, et dans laquelle je veux vous entraîner ? Non, je me rassure : j’ai changé, Si j’écris, c’est pour moi : j’écris pour agir et j’apprends en agissant. J’écris pour que vous me renvoyiez mon message et que vous m’aidiez à le développer.
Voilà, je crois, ce qu’il nous faut faire maintenant : nous avons à marcher ensemble, à nous aider à nous épanouir en ouvrant nos propres routes et en les offrant à qui pourrait en avoir besoin. C’est à mon avis comme cela que devrait se développer la trajectoire de chaque enfant, de chaque maître, de chaque homme.
Ainsi, l’optique de l’éducation change. Qui nous l’a fait comprendre ? Freinet. Car c’est lui qui a provoqué notre révolution copernicienne en disant qu’il fallait partir de l’enfant. N’est-ce pas une idée chargée de générosité, de liberté, de respect des êtres et aussi de vérité, de sagesse ?
Mais Freinet pensait que pour aider à l’épanouissement de l’être humain, il fallait essayer de comprendre quelles étaient les meilleures conditions de cet épanouissement. En particulier, si nous connaissions les lois du comportement de l’homme, nous pourrions créer pour lui les milieux et les situations les plus favorables.
Il nous faut plus que jamais reprendre cette idée. Car actuellement, tout ce qui était solidement assis depuis toujours se défait. Les maisons ne sont plus rectangulaires ; les musiques ont mêlé leurs commas ; le roman se décompose et se recompose, la danse dit la Messe pour le temps présent, l’art se diversifie. Tout paraît maintenant possible. Plus d’interdits au nom des règles, plus de verboten, plus de secteurs sacrés, réservés, privilégiés. Moi aussi, je me sens comme les autres, autorisé à jeter un regard neuf sur le possible. Et, pourquoi ne pas vous l’avouer : dans cette perspective nouvelle de « tout l’homme, tous les hommes » je me prends à rêver d’une science populaire. Sans plaisanter, vraiment, je rêve d’une « Science Po » ou plus exactement d’une « science po ».
Non, non ; n’allez pas croire : je ne suis pas contre la Grande Science : je la respecte, je la révère, je la vénère, je lui tire mon chapeau.
Je ne suis pas non plus contre le basket et le volley. Et justement, puisque j’en parle, j’en profite pour vous dire que ces deux sports me semblent marqués profondément au fer de l’injustice. Écoutez : en boxe, il y a des catégories : des plumes, des coqs, des légers, des welters ; on ne fait pas battre Cassius Clay contre Halimi. Mais au basket, au volley, seuls les grands ont droit au plaisir de jouer. Et cependant, ils ne représentent que 5% de la population sportive. Ce n’est pas juste, ce n’est pas juste.
Pourquoi ne pas créer un volley et un basket 175 (cm de taille maximum) ? Ainsi, des légions de sportifs ne seraient plus frustrées.
De la même façon, il faut créer une science 175. Et des légions d’êtres humains auront alors accès aux plaisirs scientifiques. Non, là non plus les choses ne sont pas comme il faudrait qu’elles soient. À ce propos, écoutez Fourastié. Lui, ce n’est pas un « farfelu », au contraire, c’est quelqu’un de sérieux, quelqu’un de l’autre monde, quelqu’un qui écrit, qui est édité, qui est reconnu par les clercs.
« Le résultat est que nous sommes instruits à satiété de ce que d’autres hommes ont découvert, mais qu’on ne nous dit rien ou fort peu de chose de ce qu’ils n’ont pas découvert, si désirable qu’eût pu être leur découverte. On nous parle très rarement et mal de ce qu’ils ont cherché sans le trouver. Quant à ce qu’ils auraient pu chercher dans l’intérêt de la connaissance même, ou plus généralement dans l’intérêt de l’humanité, je crois que personne n’a commencé d’y réfléchir.
« Le premier trait qui frappe, c’est l’immensité de l’ignorance. Nous passons notre jeunesse à apprendre et à n’apprendre que le cent-millionième sans doute de ce que sait l’humanité ; et cependant ce savoir de l’humanité, confronté à ce que nous désirons savoir nous-mêmes, dans le courant naïf de notre petite vie, n’est comparable qu’à quelques arbres dans une immense forêt.
« Nous ne savons ni vivre, ni vieillir, ni mourir. Nous ne savons pratiquement rien des faits, même les plus essentiels pour nous : du caractère de notre fiancée, ou de celui de notre patron, de ce qu’il faudrait pour faire mieux marcher cette entreprise, aider ce mauvais élève, ou consoler cet ami dans la peine...
« La liste est bien longue des ignorances douloureusement et longuement ressenties dans la chair. Celle qui est relative aux déséquilibres, carences et inquiétudes mentales l’est aussi.
« Il faut reconnaître qu’il est étonnant et irritant de constater que la science nous donne et nous a donné depuis longtemps des connaissances dont l’homme moyen se passerait aisément, et ne donne pas celles dont nous avons un besoin dramatique. J’ai toujours été frappé pour ma part du contraste presque bouffon que comporte le fait de connaître, avec la dernière précision, les temps d’occultation du 5e satellite de Jupiter par sa planète, et d’ignorer ce qu’est une monnaie stable, comment élever un enfant difficile ou comment soigner un rhume de cerveau. C’est toujours l’astronome qui se laisse tomber dans un puits.
« On en est au point où des pléiades de chercheurs cherchent des résultats qui sont déjà trouvés et publiés. »
(Les Conditions de l’Esprit Scientifique, Collection Idées, n° 96 Gallimard)
Je clos là ces citations. Elles nous suffisent pour accepter de croire que le secteur de notre recherche est ouvert à l’infini. Une de nos premières tâches est de préciser notre théorie de l’apprentissage. Puis nous nous attacherons à la construction d’une théorie plus générale du comportement de l’homme dans la société. Alors nous serons peut-être en mesure de prévenir les maladies mentales, le désespoir, et nous serons peut-être capables de remplir l’être humain de joie. Il suffirait pour cela de bien connaître l’étendue des besoins humains et de nous servir des outils que nous aurons su nous forger. Si les buts de notre lutte sont clairs, nous aurons l’énergie nécessaire pour que l’être humain s’accomplisse et ne soit plus aliéné. Il s’agit véritablement de fonder un nouvel art de vivre et de créer une société saine. Évidemment l’entreprise est immense et concerne bien d’autres lutteurs que nous. Mais, si déjà nous faisions ce que nous avons à faire, nous ferions beaucoup avancer les choses.
Si nous nous donnons ces objectifs, c’est que nous sommes les fils de Freinet. Freinet n’a jamais fui la réalité synthétique et complexe. Il nous a ouvert bien des portes. Certes, en éducation, il y a eu des recherches en dehors de notre mouvement, mais : « elles n’ont pu que se juxtaposer et se sont révélées inaptes à former la science du phénomène complexe : un être organisé, un ensemble, une société sont autre chose que leurs constituants. »
Oui, Freinet s’est mis très tôt en marche et son génie lui a permis de discerner les grandes lois de l’apprentissage et du comportement de l’être humain. Qu’il ait raison, cela d’ailleurs ne saurait suffire. Sa pensée ne prendra vraiment de force que lorsque des milliers d’entre nous s’en seront pleinement saisis. Alors nous pourrons nous en servir comme d’un outil pour fonder de nouvelles sciences. La pédagogie de masse passe d’ailleurs par une prise de conscience généralisée au niveau des meilleurs travailleurs actuels. Il faut donc que chacun de nous se construise, à son propre usage, sa théorie. Mais attention, lisez bien Freinet : il ne faut pas le traverser en diagonale et singer Untel ou Untel. Ce ne serait alors que du plaqué non intégré et susceptible de se détacher au moindre incident.
« Si l’exemple ne s’imbrique pas dans la série expérimentale du comportement, il n’est que rapporté. Il peut être imité, mais les actes qu’il suscite ne sont pas intégrés à la chaîne du comportement. Ils perdront alors les qualités qui résultaient de cette imbrication.
« Un exemple à moitié imbriqué, un chaînon insuffisamment accroché au chaînon précédent et se prêtant mal à l’accrochage des chaînons suivants, peuvent nuire considérablement à la solidité et à l’harmonie de la chaîne. » (Psychologie Sensible)
Ne nous leurrons pas : il ne suffit pas de lire des livres, serait-ce les livres de Freinet. Il ne suffit pas de méditer dix minutes en attendant le car. Il ne s’agit pas de prendre telle quelle la construction des Pellissier, des Delbasty et autres Le Bohec. Il faut avant toute chose avoir sa petite idée personnelle. Il faut se mettre en marche. Alors, un des principes de la théorie de Freinet pourra s’appliquer, à savoir la critique des hommes qui vient immédiatement après la critique des faits. Car Freinet l’a signalé dans sa brochure : Le tâtonnement expérimental (parue dans Documents de l’institut).
Il y a le tâtonnement pur des pionniers qui affrontent une situation que personne n’a encore affrontée. Et il y a le tâtonnement des suivants qui peuvent aller plus vite parce qu’ils peuvent bénéficier de la critique des pionniers.
Nous en sommes là : Freinet a déjà fait la trace et nous pouvons nous reporter à son cheminement.
Brusquement, je comprends une chose : le tâtonnement expérimental, c’est le tâtonnement des pionniers, de ceux qui se trouvent confrontés pour la première fois à une situation entièrement nouvelle. Le tâtonnement expérimental, c’est une loi du comportement de l’être humain (et aussi des animaux, de la nature). Le tâtonnement des suivants, c’est l’apprentissage expérimental ; il s’agit d’une autre chose.
Malheureusement, Freinet est disparu alors qu’il travaillait à la rédaction d’un ouvrage sur le tâtonnement expérimental. Quel dommage qu’une mort prématurée l’ait empêché de développer pleinement sa pensée à ce propos ! Mais il avait eu la sagesse de nous unir. Grâce à lui, nous ne serons pas seuls sur nos petits chemins. Avant de nous mettre à l’ouvrage, écoutons-le une fois de plus :
« Cette reconsidération des processus d’apprentissage par une conception naturelle du comportement humain est susceptible d’influencer non seulement le travail et le rendement aux divers échelons de la grande œuvre humaine, mais d’ouvrir des voies nouvelles d’action au service du progrès. »
À l’œuvre donc pour notre science populaire.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°2, connaissance de l’enfant, 1er novembre1967, p.5-10