Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Nous avons nos problèmes

Eh oui ! S’il s’agissait de définir le champ d’action de cette science populaire que nous aimerions voir se constituer, nous nous apercevrions qu’il est infini. Aussi, vaut-il mieux renoncer à en faire le tour et nous mettre immédiatement en marche. Voilà ce que je vous propose : nous allons simplement, ce matin, nous contenter d’entrevoir l’étendue de nos problèmes. Et, peut-être, verrons-nous aussi comment, à partir d’eux, se greffent les idées de loi.

Si vous le voulez bien, posons-nous d’abord la question des problèmes. Il me semble que chaque jour, des problèmes se posent à chaque instant à nous. Par exemple, nous montons vers le Montenvers et voilà qu’à l’envers, une grosse pierre dévale vers nous en menant grand bruit. Il y a alors problème de survie. Problèmes encore quand un cycliste débouche brusquement sur notre droite, quand un piéton sort soudain de notre angle mort, quand une auto-école fait une embardée et se dirige vers nous.

Tous ces problèmes exigent évidemment une solution immédiate. Mais il en est d’autres. Faut-il construire une clôture ? Faut-il sacrifier le pommier ou le forsythia ? Faut-il mettre la fille en 1ère C ou en 1ère A ? Faut-il dès maintenant chercher une chambre d’étudiant ? Faut-il aller à ce stage, écrire cet article, préparer cette maquette ? Ou bien avancer le Rémi, lire ce livre, écouter cette émission ? « Faut-il ou ne faut-il pas ? Irai-je ou n’irai-je pas ? Maintenant, que faire ? » Comment peut-on s’en tirer au mieux ? Comment réagir au mieux à toutes les situations ? Le meilleur moyen, c’est d’avoir des conduites adaptées qui permettent d’arriver assez rapidement à une solution acceptable. C’est d’avoir un fil conducteur, une « ligne » qui permette de réagir à chaque fois, assez justement.

Mais voilà, ne réside-t-il justement pas là, le problème essentiel ? Comment acquérir cette ligne de conduite juste ? Faut-il laisser les choses se mettre en place d’elles-mêmes, naturellement ? Ou bien avons-nous intérêt à savoir comment les choses se passent, c’est-à-dire comment s’installent les systèmes de pensée, les ordres d’idée ? Pour moi, la réponse ne fait aucun doute : il vaut mieux être conscient de son comportement. Et, en passant, je signale que nous avons bien de la chance de pouvoir nous instruire réciproquement.

« Instruire dans le vrai sens du mot, c’est aider l’étudiant à comprendre son propre processus, dans sa totalité. Car ce n’est que l’intégration de l’esprit et du cœur dans l’action quotidienne qui suscite l’intelligence et une transformation intérieure... »

« Tout en offrant des informations et un entraînement technique, l’instruction devrait développer une vision intégrée de la vie ; elle devrait aider l’élève à reconnaître et à démolir en lui-même toute distinction sociale, tout préjugé, et à décourager l’esprit d’acquisition à la poursuite du pouvoir et de la domination. Elle devrait encourager l’observation féconde de soi et la participation à la vie dans sa totalité, en aidant l’esprit à aller au-dessus et au-delà de lui-même, dans la découverte du réel. »

« La liberté ne commence qu’avec la connaissance de soi dans la vie quotidienne, c’est-à-dire dans les relations que l’on a avec les gens, les choses, le monde des idées et la nature. »  Krishnamurti

Donc, il y a les problèmes urgents et aussi les problèmes pratiques qui ne peuvent trop longtemps attendre. Mais il existe aussi des problèmes plus vastes, plus généraux qui attendent parfois vingt ans et même plus.

Pourquoi les oiseaux chantent-ils ? Comment cette lune que je vois si souvent dans des endroits différents, se déplace-t-elle dans le ciel ? Pourquoi l’écholalie des bébés ? Comment les enfants apprennent-ils vraiment à parler, à lire ? Quelles sont nos motivations profondes ? Pourquoi, lorsque je réfléchis, fixé-je un point lointain à droite, ce qui fait souvent se retourner mes interlocuteurs ?

J’aimerais momentanément que nous mettions de côté les problèmes d’ordre pratique qui s’imposent à nous et que nous nous intéressions seulement aux problèmes que nous nous posons et qui sont davantage d’ordre scientifique parce qu’ils ne sont pas du domaine du réflexe mais de celui de la réflexion. Il me semble que, presque toujours, les problèmes que nous soulevons apparaissent quand un acquis ancien se trouve soudain remis en question ou illuminé par un événement, un incident, un angle de vue différent qui projette brusquement une lumière nouvelle. Cette donnée supplémentaire est parfois microscopique. Mais elle n’en produit pas moins un bouleversement, parfois même une révolution de nos idées.

À ce propos écoutez ce qui se dit souvent :
– Tu vois, il a suffi d’un rien.
– Et pourtant, qu’est-ce que c’était au départ ? Trois fois rien.
– Il a suffi d’un grain de sable.
– Ça n’a l’air de rien, mais en y réfléchissant bien, ça va beaucoup plus loin qu’on ne saurait croire.
– Et tu vois, de fil en aiguille, où cette petite chose nous a conduits.
– Ça paraissait insignifiant et puis ça a pris soudain un développement extraordinaire.
– J’écoutais distraitement et soudain un mot a déclenché un profond travail de mon esprit.
– Tiens, sans t’en apercevoir, tu as dit quelque chose qui me fait beaucoup réfléchir.

J’essaie, par cette série de « citations », de cerner l’expression ordinaire de cette chose. Mais j’y parviens difficilement. Il doit exister des formules mieux frappées dans le langage populaire.
Mais, en attendant de les trouver, je vous donne quelques exemples personnels :

Il y a longtemps que je sais que, lorsque les bassins se vident par en dessous, il se produit un tourbillon, il se forme un entonnoir. Cela, c’était acquis depuis longtemps. Sur ce sujet vraiment, on ne pouvait rien de plus m’apprendre. Et voilà qu’en me rendant au Rex, à Tours, j’entends dire par Jean Gloaguen ou Gilbert Paris qui bavardaient derrière moi :
– Dans l’hémisphère austral, l’eau tourne dans l’autre sens.
Cela a suffi pour que j’arrondisse les yeux.
– Tiens, c’est vrai, je n’avais pas pensé au sens.

Oh ! Attendez, arrêtons-nous à ce « Tiens ». À chaque fois que nous disons ou pensons : « Ça alors ! – Ça, c’est pas mal ! – Tiens. – Ah ! – Ah ! Ça c’est drôle. – Curieux. – Mince alors… – Tiens, je n’avais pas remarqué. – Tiens, je me figurais… », est-ce que nous ne sommes pas en train de prendre conscience de l’existence de ce petit rien qui provoque la remise en ordre des idées ou le bouleversement de la pensée ?

Maintenant la question du sens de la giration se pose à moi.
Évidemment, Rosine pourrait demander à sa correspondante australienne s’il en est bien ainsi. Mais il faudrait d’abord que l’unité de sens de la giration fut bien effective dans notre hémisphère.
Alors je regarde, je regarde. Et, déjà, il me semble avoir un commencement de réponse. Mais déjà aussi, alors que je commençais à dominer la question du vidage des bassins à trou central, une autre petite question est venue se greffer sur ma recherche.
Et si le trou n’est pas au centre ?

Aïe ! Cela change beaucoup de choses. Cependant, vous pouvez me faire confiance, je comprendrai aussi cette situation.
Oui, mais si le bassin n’est pas circulaire ? S’il est ovale ou rectangulaire ?

Cette nouvelle petite question va remettre une fois de plus mon acquis en question et il va me falloir étudier cette nouvelle situation beaucoup plus large que les précédentes.
C’est ainsi qu’une petite réflexion de Jean ou Gilbert m’a amené à m’intéresser à la mécanique des fluides.
C’est ainsi que notre vie est continuellement mise en porte-à-faux par de nouvelles connaissances, de nouvelles perceptions, de nouvelles prises de conscience. Et, à chaque fois, il faut trouver un nouvel équilibre. C’est ainsi que l’on marche, que l’on va de l’avant, car la marche est une succession de chutes constamment différées.
– Oui, mais si l’on n’est pas sensible à ces petits riens de si grande importance ? Si on n’est pas sensible à l’évolution des choses ? Si on n’a pas l’esprit dialectique ?
– Eh bien ! On est à côté de la vie.

C’est, entre beaucoup de choses, ce que nous devons principalement à Freinet : l’aptitude à comprendre les leçons de la vie, la faculté de rester toujours « dans le mouvement ».
Je ne vous cacherai pas que Freinet m’a beaucoup fait souffrir au début de ma carrière. Avec lui, il fallait continuellement tout remettre en question. C’était peut-être dialectique, mais c’était assurément très fatigant. C’était fatigant pour nous tous, surtout parce que nous n’en avions pas l’habitude. Nous avions été formés à tout autre chose que cela. Mais au lieu de nous laisser nous confire dans nos petites certitudes définitives, dans nos fiches de préparations établies en cinq années pour le reste de notre vie d’enseignant, Freinet nous sortait de notre léthargie et il nous remettait en marche. Il avait cent fois raison, car si on ignore le mouvement, si on ne suit pas le mouvement, comment peut-on s’adapter et comment peut-on prétendre éduquer puisque éduquer c’est justement favoriser l’adaptation des êtres à la société en marche ?

À ce propos, est-ce que nous suivons bien le monde ? Est-ce que nous ouvrons vraiment bien les yeux sur ce qu’il est, sur ce qu’il devient ? Je ne le crois pas, non, non : je ne le crois pas. Il nous faudrait une commission d’éclaireurs pour nous dire où il en est.

Je disais donc que notre acquis se trouve parfois mis en révolution. Mais il faut voir que le simple fait de vivre nous donne un acquis considérable. Tenez, voici ce qui constitue ce moment même où j’écris.

Près de moi, à gauche, se trouve le bon visage de Freinet devant les peintures de Gérard. Par la fenêtre, je « sens » la silhouette de l’érable que je viens d’émonder et aux branches duquel se trouve par conséquent accroché du passé. Je suis sous la grosse lampe de ma table de travail. Devant moi, le poste M-F joue en sourdine la première sonate de Beethoven. Un oiseau chante. J’ai un peu froid aux pieds (sensations dans le présent). Sur le mur, tout le courrier en attente (c’est du futur punaisé).
Tout cela s’inscrit en moi. Et non seulement par unités distinctes, car les rapports entre les éléments de perception se trouvent également enregistrés.
– Mais tout le monde sait ça depuis longtemps.
– Bien sûr. Mais n’avions-nous pas décidé d’oublier tout savoir ?

Donc, le problème scientifique semble naître d’un acquis remis en question par un événement. Or, puisque chaque seconde apporte une infinité de données et que les événements, incidents, rencontres, coïncidences qui peuvent les bouleverser sont également infinis, les problèmes devraient être innombrables. C’est le cas : ils le sont.

Avant de poursuivre, je voudrais signaler un fait qui me frappe : la mémoire profonde ne semble pas créer de hiérarchie : elle semble également tout accepter : tout pour elle prend de l’importance et aussi bien ce vol d’hirondelle furtivement perçu que cet accident, ce film, cette naissance. En bref, tout semble enregistré. Et la plus petite chose, comme la plus grande, pourra ressurgir un jour et constituer le premier maillon d’une chaîne.
Et pourtant est-ce contradictoire ? si tout semble avoir également droit à la résurrection, en fait, certaines circonstances semblent parfois favoriser l’accrochage de l’anciennement enregistré au nouvellement perçu.

Essayons de creuser cette idée.
Il est indéniable que lorsqu’on a inscrit un geste, un acte en technique de vie, il réapparaît plus facilement dans le champ de la conscience. C’est ainsi que je trouverais dans mon expérience du vélo, du foot, du chemin de fer, une foule de données dont j’ai une pleine connaissance. Et c’est une connaissance toujours présente parce qu’elle est parfaitement intégrée à mon être.

D’autre part, lorsqu’on a éprouvé de fortes émotions, ces émotions ont contribué à la fixation des circonstances qui les ont vu naître. À ces moments-là, l’être tout entier se trouvant concerné, c’est un enchevêtrement inextricable de relations de tous ordres qui s’est trouvé fixé. Et si l’on tire sur un fil, tout le reste suit.

Mais il est un troisième point auquel nous pourrions également nous arrêter : c’est le caractère récent des faits qui permet d’en retrouver, intactes, toutes les composantes, parce qu’elles n’ont pas commencé à s’estomper, à se disjoindre, à se disloquer dans le souvenir. Dans ce cas, ce n’est plus la longue fréquentation, ni l’intensité de l’impression reçue, mais la proximité dans le temps qui, parce que tous les atomes crochus sont encore présents et ouverts, peut permettre le rattrapage au bord de l’enfouissement, la ressaisie de l’événement.

Donc, toutes choses sont égales dans le souvenir, mais certaines circonstances de fréquence, d’émotion, de proximité du passé, facilitent le retour dans le champ de la conscience de ce qui avait été placé dans la réserve.

Laissons cela dormir pendant un moment. Maintenant, si vous le voulez bien, examinons deux faits de connaissance intégrés que je peux ramener à volonté dans le présent. Car j’ai conduit des chevaux par les chemins de la ville et de la campagne et j’ai roulé à vélo sur ces mêmes chemins (et quelquefois dans les fossés).

Conduire un cheval

  1. (----------) Un cheval a une personnalité propre qu’il faut dominer.
  2. (ooooooo) Conduire un cheval, c’est aussi tenir en main des rênes de cuir (les guides), courroies de transmission de la volonté humaine.
  3. (────) Pour conduire un cheval, on tire à gauche pour aller à gauche, on tire à droite pour aller à droite, etc.

Conduire un vélo

  1. (~~~~~~) On ne peut rouler en arrière.
  2. (− − − − − ) On agit par les jambes.
  3. (──────) Pour tourner à droite on tire à droite et à gauche pour aller à gauche, etc.

Si, pour une raison ou une autre, les deux faits se trouvent associés dans l’esprit, que se passe-t-il ? Rien, pendant un moment. Mais à force de réfléchir, de tourner et de retourner les choses dans sa tête, d’y revenir cent fois pour voir si par hasard ça ne donnerait pas quelque chose, d’examiner la question sous tous ses aspects, sous tous ses angles, sous toutes ses facettes, il se trouve soudain que deux composantes de même nature se trouvent dans le prolongement l’une de l’autre.
Il semble que ce rapprochement fortuit déclenche un déclic dans l’esprit, qu’un courant électrique se trouve soudain induit.
Dans le cas présent, qui est simple (et que j’ai réduit volontairement à cinq composantes), il ne faudra pas faire tourner cent fois les hexagones autour de leur centre pour que le déclic se produise, c’est-à-dire pour que naisse l’idée de loi suivante : « Pour tourner à gauche, on tire à gauche » (idem à droite). Et aussitôt ressurgissent de la mémoire tous les faits de même nature dont on a l’expérience. Et ils entrent dans le circuit.

Cette loi voit augmenter sa portée (dans le sens : portée d’un fusil), « elle va plus loin » lorsqu’on songe à lui associer la famille des conduites avec les pieds : cyclorameurs, chariots à roulement à billes. Et aussi si on y ajoute la conduite des véhicules avec freinage à l’arrière (luge, barreur de quatre barré).
Lorsqu’on peut ainsi relier par une même composante beaucoup de faits, il semble que cela donne plus de force au courant.
Vous me direz qu’en la circonstance, c’est une loi de peu d’intérêt : elle est facile à constituer et sans aucune portée pratique : la belle découverte que voilà !
C’est peut-être vrai. Mais l’essentiel, c’est pour nous de pressentir la loi de l’esprit humain qui cherche toujours à établir des relations entre les faits qui se trouvent en sa possession. Mais, on pourrait aller plus loin et chercher à comprendre, par exemple, comment s’opèrent les changements de direction dans la nature (végétaux, bancs de poissons).

Et puis, surtout, il faut voir que l’esprit humain ne se satisfera pas à si bon compte. Et il cherchera à savoir pourquoi les autres faits de conduite (bateau, avion, etc.) échappent à la loi. Et il s’efforcera de la modifier pour lui donner encore plus de portée, pour qu’elle soit plus générale.

En voilà assez pour aujourd’hui. Je vous remercie de m’avoir permis de parler, en pastichant, avec beaucoup d’amitié, Krishnamurti. Je ne me sens pas très coupable vis-à-vis de vous parce que je ne vous ai pas trop fatigués : je n’ai dit que des vérités premières. Mais attention, cette lecture que vous venez de faire sur le coin de la table en buvant votre café, c’est un fait en votre possession. C’est de l’acquis. Et un jour ou l’autre, misère...

Et puis voici pour mon pardon et votre récompense :

« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. » Proust

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur N°3, connaissance de l’enfant, 1er Décembre 1967, p.8-15