Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Antiracisme culturel

Je voudrais préciser ma position à propos de l’orthographe. En effet, elle ne paraît pas avoir été très bien comprise à Charleville. Il me semble qu’on voudrait, encore une fois, ramener cette idée au niveau de la fantaisie irresponsable. Mais avant de la rejeter définitivement, il serait peut-être bon de l’examiner d’un peu plus près.

Je voudrais d’abord dire qu’il se peut que les défenseurs de la tradition aient raison :
« Il faut réfléchir avant de toucher à l’orthographe. Tout le système se tient : si on touche à l’orthographe, on risque de déséquilibrer la langue française tout entière. »

Bon, je veux bien. Mais, en fait, à mes yeux, ce n’est pas là que réside le problème. Pour moi, ce qui devrait compter avant tout, c’est qu’il n’y ait pas un déséquilibre des Français. Et pour cela, en toute première priorité, il faudrait réformer la religion de l’orthographe.
À ce sujet, il faudrait lire et relire l’article d’André Martinet dans L’édu­cation du 16/4/70. En voici des extraits :

« Aujourd’hui, l’optique a changé, mais cela ne va pas sans mal. Il faut encore lutter contre les grammairiens qui sont teintés de linguistique et comprennent assez bien le problème mais, ce qui est plus grave, contre les puristes. Les puristes sont des gens qui essaient de faire prévaloir leurs préférences personnelles (d’esprits cultivés, certes) aux dépens de la population et, souvent même, aux dépens de la langue précisément en défendant des tabous…
Aujourd’hui ces tabous n’ont plus de sens et aboutissent à l’appauvrissement de la langue.
– Comment cela ?
– Ces tabous ont donné à Monsieur Tout-le-Monde, une sorte de complexe de culpabilité qui fait que chacun a peur de s’exprimer librement... Voyez-vous, le grand danger de l’intervention des puristes, c’est d’enlever la confiance aux gens et de leur faire croire qu’ils ne savent pas le français. Résultat : les gens perdent l’habitude de parler tant ils craignent de mal s’exprimer...
Il faut lutter contre les puristes. Faire comprendre aux gens qu’ils ont raison contre les puristes. »

En écho à cette citation, voici une autre citation tirée du livre : Lettre à une maîtresse d’école.
Ce livre ne saurait s’appliquer sans d’importantes corrections à la réalité française. Mais il n’en reste pas moins bouleversant. Il remet beaucoup de choses en question et, en particulier, la « réussite » de notre enseignement. Mais donnons d’abord la parole aux auteurs : les enfants de Barbiana.

« Mais aux examens, il y a une maîtresse qui a dit à Sandro :
– Tu vois bien que tu ne sais pas t’exprimer.
Je sais bien, moi aussi, que Gianni ne sait pas s’exprimer. Frappons-nous la poitrine car on est tous coupables. Mais vous les premiers (les enseignants) qui l’aviez foutu à la porte l’année précédente.
C’est une belle méthode que vous avez là.
Du reste, il faudrait s’entendre sur ce que c’est que la langue correcte. Ce sont les pauvres qui créent les langues et qui ne cessent de les renouveler de fond en comble. Les riches les cristallisent pour pouvoir se payer la tête de ceux qui ne parlent pas comme eux. Ou pour les recaler.
Vous dites que le Pierino du docteur écrit bien. Bien sûr, il parle comme vous. Il est de la maison.
On s’est aperçu, nous aussi, qu’avec les élèves dont vous ne vouliez pas, faire l’école, ça devient plus difficile. On a quelquefois envie de les envoyer paître. Mais si on les perdait, l’école ne serait plus l’école. Ce serait comme un hôpital qui soignerait les types en bonne santé et qui renverrait les malades. Ça deviendrait un instrument de ségrégation, toujours plus irrémédiable.
Vous n’avez pas envie de jouer ce rôle-là dans le monde ? Alors, rappelez-le, insistez, recommencez depuis le début à l’infini, quitte à passer pour fou. Il vaut mieux passer pour fou qu’être un instrument de racisme. »

Lorsque j’ai lu se livre, je me suis, à mon tour pozé des questions sur la réussite de notre enseignement. Et justement, je venais de rencontrer un collègue qui m’avait confirmé que Gilbert irait en classe de tranzision. Et pourtant, Gilbert est un esprit mathématisien de premier ordre. Seulement, il a la malchanse de vivre dans une famille de petits payzans bretonnants.
Le voilà bien le rasisme de notre école qui ne permet pas de compenser les inégalités dues à la naissanse.

Je me souviens aussi de se petit Pierre qui était si matheux et qui fut, malgré sela, refuzé au Sertiticat d’Études, à cauze de ses plus de sinq fautes dans la dictée.

Voisi encore Jean-Paul, clown remarquable (esprit de repartie, esprit d’invension, adaptasion à la parole de l’autre, sens profond du comique) et, également, bricoleur inventif et adroit.
Le malheureux Jean-Paul est gaucher de l’œil ! Quel crime inexpiable ! On n’a pas idée ! Il faut le punir, il faut l’empêcher d’être.
Et il ne sera pas, car dans notre monde qui a choizî d’écrire de gauche à droite, sette particularité phyzique lui demande plus de temps pour maîtrizer l’orthographe. – Mais il y parviendrait si l’on acseptait qu’il mît plus de temps. Et si on l’acseptait, lui. –

D’ailleurs, tout être n’a-t-il pas le droit de vivre. N’importe comment il est né ; s’il est né comme sa, il doit avoir droit au maximum de solisitude de la part de la sosiété pour arriver au maximum de ses possibilités d’épanouissement.
Un des rasismes actuels les plus dangereux, s’est le rasisme culturel.
Et l’un des meilleurs moyens d’écrazer les êtres, c’est le purisme orthographique. Et s’est vrai même pour les êtres dont la sosiété technocratique a la plus bezoin aujourd’hui : les matheux, les observateurs, les scientifiques, bref tous les gens à dominante logique. Alors, prenons consiense de ce fait. Examinons la « réussite » de notre enseignement. Et songeons à tous ses pauvres enfants qui aboutissent en classes de tranzision, pratique, perfectionnement. Combien en avons-nous perdu en route ?

Je me souviendrai toujours de sette couvée de quinze élèves, tous issus d’un milieu de petits payzans pauvres et d’ouvriers agricoles bretonnants. Ils ont tous redoublé au moins une fois et ils sont déjà entrés dans la producsion.

Qu’est-se que j’ai fait pour empêcher sela ? Rien. D’autant plus, qu’à ce moment, j’acseptais sans réfléchir la loi de l’enseignement et je continuais d’accorder de l’importanse à l’orthographe. II faut dire également que l’orthographe m’avait personnellement réussi. Pourquoi les enseignants penseraient-ils à changer ce qui leur a permis de se distinguer des gens « ordinaires » et des « simples femmes » ? On se le demande.

Mais s’est fini : il faut que sela change. Il faut que sesse se massacre des innosents qui ne sont en rien coupables de leurs particularités phyziques, familiales ou sosiales. Il faut que le lieu des angoisses de l’instituteur change : Qu’est-se que réussir l’enseignement ? Est-se seulement l’or­thographe ? Est-se même l’orthographe ? N’est-se pas, au contraire toute autre choze ?

Il faut redonner des langages aux gens. Il faut leur permettre de se servir des mots. Il ne faut plus qu’ils soient spoliés de ses si considérables moyens de communicasion et de libérasion. André Martinet est assez pessimiste sur les possibilités d’un changement rapide : « Il faudra des désennies. »

Mais nous, les Freinétistes, nous existons. Nous pouvons comparer : « La grammaire devrait être interdite aux moins de seize ans » (Martinet) et « Si la grammaire était inutile » (Freinet). Nous sommes sur le même terrain. Mais, en dignes fils de Freinet, nous ne saurions aesepter de nous arrêter à la seule compréhension intellectuelle des chozes. Nous devons immédiate­ment et avec ténasité, investir nos idées dans une pratique. Et nous pourrions, ne serait-se qu’entre nous commenser à utilizer le nouveau code afin que peu à peu sa déborde et que l’orthographe libre menase.

« L’enfant irait de l’avant. Et réagirait aux objections des puristes comme le fait aujourd’hui le public américain : il les enverrait promener. »

Et il se peut qu’on ait des surprizes. Il existe peut-être, dans la sosiété fransaize, suffisamment de tensions favorables pour que le feu prenne et pour que les êtres les plus défavorizés ne soient plus victimes du rasisme culturel.

Paul Le Bohec, Trégastel

P.S. J’ai choizi personnellement de transcrire les sons s (les sifflantes sourdes) par la lettre s et les sons z (les sifflantes sonores) par la lettre z. Ceci dans un premier temps qui pourrait suffire à mettre la religion de l’orthographe en péril. Et si les religieux prennent vraiment peur, qu’ils se hâtent à l’indulgence pour sauver se qui peut encore être sauvé.

Deuzième P.S. Et puis, camarades, avez-vous lu « Asphyxiante culture » de Dubuffet ?

 

Article paru dans l’éducateur n°10, ortografe, juillet 1970, p.15-17