Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Freinet, nous, vous… et nous

Deux lettres de camarades m’ont fort inquiété ces derniers temps. Et je me suis dit que, puisque Techniques de Vie avait décidé de jouer le jeu de la vérité, il fallait que je livre aux camarades les réflexions qu’elles ont suscitées en moi.

Si on ne radicalise pas la situation, les choses vont rester dans l’informulé, mais elles seront constamment sous-jacentes et, à cause de cela, rien ne pourra fonctionner. Ou alors, elles se cristalliseront au moment du congrès de Pâques. Et ce sera trop tard car, à mon avis, ce congrès devrait être un congrès de décision et de marche en avant. Aussi je prends la responsabilité de provoquer un débat.

Il faut bien, avant toute chose, reconnaître que le jeu de la vérité est un jeu difficile à jouer. Il peut faire mal et cela fait toujours mal de faire mal. Et l’on comprend bien que, dans bien des circonstances, on préfère se taire pour éviter aux gens d’avoir à regarder la réalité en face.

Seulement, il faut également se dire qu’on peut se taire si on est le seul concerné. Mais lorsque des milliers d’êtres humains, pour ne pas dire plus, sont en jeu, on ne saurait hésiter.

Car il ne faut pas se leurrer : il y a la société actuelle que l’on connaît d’ailleurs mal, mais suffisamment pour éprouver le besoin d’en atténuer les néfastes effets. Et la société qui se prépare et que l’on nous prépare ; et qui peut à bon droit nous faire dresser les cheveux sur la tête. On ne peut l’éviter : il faut prendre un parti. Et c’est le parti de la lutte, de l’action courageuse et clairvoyante.

Khrouchtchev, je crois, disait : « La vérité brise le verre, mais trempe l’acier. » Le peu d’acier qu’il y a chez nous a bien besoin d’être trempé. Mais il y a aussi, évidemment le risque de briser le verre. Attendez, ce n’est pas si sûr que l’on ne puisse après recoller suffisamment les morceaux. Nous le verrons.

Je ne vais pas hésiter à parler encore à la première personne pour exposer ma vision des faits. Oh ! bien sûr, je pourrais prendre les masques traditionnels et saupoudrer ma prose de « on » et de « ils », mais ce serait accepter la règle de cette société répressive qui a si bien manœuvré qu’elle a réussi à planter le CRS en nous. Elle nous a parfaitement convaincus qu’il ne faut jamais parler de soi, que ce n’est pas décent, ce n’est pas pudique, ce n’est pas le savoir-vivre, ce ne sont pas « les bonnes manières ».

Vous avez bien lu : il s’agit bien de manières qui peuvent être qualifiées de bonnes. Mais par qui ? Hélas, souvent par nous. Oui, mais ne sommes-nous pas manipulés ? C’est vrai, le « je » est tabou. Mais est-il naturellement tabou ? Ou bien ce tabou n’a-t-il pas été insidieusement glissé en nous par ceux qui ont intérêt à n’avoir affaire qu’à des ensembles, qu’à des masses. Car l’individu est dangereux pour la « société bureaucratique de consommation dirigée. » (H. Lefebvre) En effet, c’est dans l’individu que réside l’irréductible. Alors je parle de moi, à visage découvert, espérant que mon « je » pourra être entendu comme un nous :

- J’avais 21 ans lorsque mon père a été tué par une locomotive. Lorsque, trois ans plus tard, j’ai pris contact avec les écrits de Freinet, c’est tout naturellement que s’est opéré le transfert d’affection filiale, restée en suspens.

Mais, avant de le percevoir dans l’inconscient, je l’ai vécu d’une façon consciente. Car, en rencontrant Freinet, je retrouvais ce combat même que mon père avait mené toute sa vie. Et c’est à la fois à l’homme et à son combat que j’ai adhéré sans démêler ce qui revenait à l’un et à l’autre.
Aussi, c’est un vrai chagrin de fils que j’ai éprouvé à la mort de Freinet. Et même maintenant, je ne puis en parler et même y penser avec détachement. Évidemment, ce n’est pas mon lot propre, mais le lot de bien des camarades qui se reconnaîtront dans ces lignes.

Eh bien ! Justement, il faut en parler de ces camarades, car il ne faut pas qu’il y ait de clivage entre les « fils de Freinet » et les jeunes qui ne l’ont pas connu.
Comme l’avait prévu Élise, à la mort de Freinet, nous nous sommes sentis comme des orphelins désemparés. Oh ! Avec quel empressement nous aurions aimé investir notre besoin d’un père sur un camarade. Mais cela n’a pu se faire parce qu’aucun camarade n’avait les dimensions suffisantes pour assumer ce rôle.

Personnellement, je suis très conscient que j’ai tâtonné longtemps comme un aveugle. Et, récemment, mon fils ayant pris une certaine autorité et étant passé à une bonne affirmation de soi, j’ai été un peu à sa remorque sur le plan idéologique, j’ai été pour une part le fils de mon fils (ce qui ne laissait pas de poser de terribles problèmes de parenté puisque j’étais mon propre petit-fils et mon propre grand-père).

J’ai cru trouver par la suite quelqu’un à qui j’aurais voulu, inconsciemment, faire jouer le rôle de père. Mais il m’a si bien éclairé que je puis vous en parler maintenant. Oh ! Il connaît bien la question puisqu’il voit l’attitude de ses étudiants qui veulent se réfugier dans le groupe, lorsqu’on a détruit en eux l’image paternelle. Et ils veulent donner au groupe une fonction paternelle (ou maternelle). Mais c’est également refusé : il faut que le jeune homme (jeune fille) fasse le chemin nécessaire pour accéder à l’autonomie, à l’équilibre, à la prise en charge de soi, à la responsabilité.

Mais ce qui est vrai pour des jeunes gens ne l’est pas forcément pour nous. Quoi ! Qu’est-ce qui nous reste à vivre ? 48 ans peut-être ! Pour si peu, ce n’est pas la peine de se fatiguer à changer de personnalité. Et d’ailleurs, l’incrustation de notre surmoi est telle qu’il est hors de question que quelqu’un puisse nous prendre en charge pour nous aider à arracher notre vieille peau. D’ailleurs la chair et les os viendraient avec.

Aussi nous pouvons facilement donner une fonction paternelle au mouvement École Moderne qui a besoin (lui et aussi ceux qu’il peut aider) de tout le monde. Et même des plus faibles, des plus dépendants qui n’en seront pas plus mal, au contraire, d’être conscients de leur dépendance.

Oui, mais attention : pour que cette fonction paternelle puisse être attribuée au mouvement, il faut qu’il corresponde assez bien à l’image de son père. Et il faut que, comme Freinet, il soit irréductible. Il faut également qu’il soit opiniâtre, tenace ; plastique ou mieux, dialectique ; respectueux des sensibilités ; moderne, donc présent ; et prospectif en même temps. Il faut qu’il y ait des relations entre ses membres. Et qu’il soit ouvert sur le monde. Et, en même temps, irréductible à la mode pour ce qu’elle n’est qu’une mode, mais attentif au noyau sain qu’elle peut contenir. Et aussi, simple de langage par souci fondamental de toucher une masse de gens qu’il peut mettre ou remettre en route.

Donc, se souciant d’élaborer des systèmes (des modèles ?) les plus justes possibles, mais aussi les plus assimilables. Il faut donc fuir les ésotérismes et les coquetteries de langage. Toute idée juste dans le monde doit être passée à l’étamine de notre mouvement pour qu’elle soit resservie, sous forme claire, à tous les praticiens à qui elle peut permettre un pas de plus.

Alors je vais maintenant tenter d’éclairer mon titre. Il y a eu chronologiquement : Freinet, nous et s’il y a vous, maintenant les nouveaux, alors nous pouvons faire équipe ensemble. Car si l’adhésion à l’homme ne vous a pas été possible, l’adhésion à son combat l’est parfaitement. Et les faibles, ceux qui étaient si attachés à Freinet qu’ils n’ont plus rien à faire après sa disparition, il faut qu’ils comprennent que c’est dans l’action, en participant, eux aussi, à l’irréductibilité qu’ils pourront retrouver Freinet et qu’ils le feront vivre.

Ceci étant dit, je suis plus à l’aise maintenant pour aborder un problème qui, au fond peut-être, a suscité cette intervention.
En effet, je vois poindre un danger qu’il ne faut pas sous-estimer. Vous savez tous combien les conduites justes sont difficiles à tenir, car elles se situent généralement entre deux extrémités, tantôt un peu à droite, tantôt un peu à gauche de la ligne milieu.
L’un des extrêmes, c’est que l’on fige la pensée de Freinet en texte sacré. Et cela, nous ne pouvons l’accepter. Et justement parce que nous sommes les fils de Freinet. C’est lui qui nous a appris à nous défier des textes d’Autorités, fussent-ils les siens propres.
Aussi, il n’est pas question que nous nous mettions à genoux sur les parvis, pour aller jusqu’à l’autel en récitant des patenôtres qui ont généralement pour fonction d’engourdir la pensée et de faire affleurer le subconscient. Non, il nous faut vivre dans le conscient et être éveillés.

Puisque je parle de dangers, j’en vois un autre : celui de la récupération. Vous savez ce que vient d’écrire Garaudy : « Rendez-nous Jésus, il est autant à nous qu’à vous. »

En effet, les classes dominantes ont une large expérience : elles savent récupérer les symboles et les légendes dangereuses pour elles. Elles christianisent les menhirs et les héros du paganisme. Elles catholicisent le christianisme originel. Elles accaparent l’amour (la Vierge et l’enfant), la pureté (la Vierge), l’innocence des enfants (l’enfant Jésus), l’innocence des bêtes (l’agneau), la souffrance des hommes (Jésus), la fonction paternelle (Dieu le Père), la bonté, la justice...
Bref, les Sadducéens et les Pharisiens de tous temps s’y sont toujours entendus pour figer et geler les idées menaçantes.

Actuellement, on assiste également à une récupération de la pensée de Freinet. Il faut veiller et être présents pour conserver sa force au message, non pas parce que c’est le message de Freinet, mais parce que c’est un message vrai.
Mais ce n’est pas en recourant au second extrême que l’on pourra le faire. Et pourtant, n’est-ce pas ce qui apparaît dans les deux messages suivants :

1. « Cette grande voix ne doit plus être « Freinet », mais se multiplier...»
2. « Il semble que les gens du mouvement ne puissent parvenir à se libérer de leur relation à Freinet. Ils ne peuvent plus bouger. Ils se réfugient derrière le symbole. Pourquoi met-on encore des textes de Freinet dans l’Éducateur ? »

Eh bien ! Je dis non, car il me semble bien que, par peur de paraître inféodé religieusement à Freinet, on en vienne à singer les néophytes qui vont jusqu’à brûler ce qu’ils ont adoré pour bien montrer que, eux, ils ne sont pas des gens qui...

Mais je pense de toutes mes forces que l’on ne fait seulement que commencer à entrevoir ce que contient la pensée de Freinet. Par exemple, maintenant, on peut songer à faire un pas énorme dans la direction de la réalisation de son éducation du travail.
Et cet esprit de totalité qui est pour beaucoup la découverte de l’heure, particulièrement pour ceux qui avaient, si souvent et si longtemps, été malades d’analysite aiguë, il y a longtemps qu’il imprégnait les idées de Freinet. Il faut le lire, il est actuel. Et pas seulement pour cela.

La pensée de Freinet peut encore nous unifier parce qu’il reste encore la plus grande partie de sa tâche à accomplir. On peut rester encore longtemps ensemble pour la réaliser. Elle peut continuer de mobiliser les anciens et mobiliser les nouveaux qui ont des forces justes à investir.

Il ne faut donc faire de complexes vis-à-vis de personne. Et citer Freinet tant qu’il le faudra, à chaque fois que nous serons embarrassés, pour savoir ce qu’il pensait sur ce sujet et pour nous rappeler ce qu’il faudrait être.
Il faut citer Freinet, comme nous ferions référence à Lénine, au Che, à Staline (mais oui), à Mao et à tous ceux dont les messages denses peuvent nous éclairer utilement.

Voilà, pour une fois, il me semble avoir à peu près réussi à dire ce que j’avais à dire.

Mais savoir comment vous, vous le recevez ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans le bulletin des Amis de Freinet N°3, Juin 1970, p.45-50