Jacques Lacan, le psychanalyste français bien connu dirige, au Seuil, une collection qu’il a intitulée « le champ freudien ».
Cette expression me paraît transposable à notre domaine de préoccupations. Je pense, en effet que nous pourrions, nous aussi, délimiter un champ freinétien. Car, c’est à peine si nous avons commencé de découvrir toute la richesse et toutes les implications de la pensée de Freinet. Il semble bien d’ailleurs, soit dit en passant, qu’il pourrait y avoir, entre les deux champs précités, de nombreuses interférences. Mais je veux insister sur un fait qui m’apparaît essentiel : nous ne croyons pas assez à ce que nous faisons, à ce que nous sommes, à ce que nous cherchons, à ce que nous croyons.
Au cours de notre enfance et de notre adolescence, nous avons été longuement conditionnés à croire à notre infériorité congénitale et définitive sur le plan du savoir. Avec ce handicap supplémentaire que les gens du Savoir ne se risquent pratiquement pas sur notre terrain et cherchent au contraire à nous entraîner avec beaucoup d’habileté sur le leur. Ajoutons à cela qu’étant spécialistes de totalité, nous ne sommes spécialistes de rien. Ce qui fait que, de quel côté que nous nous tournions, nous avons toujours immensément à apprendre. Ce qui devrait être à nos yeux un immense avantage. Mais nos petites personnes y sont mal sensibles parce que notre type de société accorde sa valorisation à ceux qui savent beaucoup d’un peu et non à ceux qui savent un peu de beaucoup. Et le fait de ne pas appartenir à la première catégorie nous rend inférieurs et coupables et nous empêche de croire à la validité de notre parole.
Quand nous entrons dans le mouvement, nous sommes dans cet état de conditionnements et nous ne nous apercevons pas que l’importance accordée à nos petites sensibilités particulières nous empêche d’être plus efficaces, plus justes et plus vrais. Et notre vie quotidienne se déroulant chaque jour en dehors de nos camarades, nous continuons de marcher dans la même organisation de la société avec le constant sentiment de notre infériorité.
Bah ! la vie étant contradictoire, il y aurait certainement un plaisir maximal à retirer de cette perception des choses. Mais nous ne sommes pas seuls et notre problème n’est pas que notre problème. Des personnes attendent quelque chose de nous et nous pouvons peut-être quelque chose avec elles.
Il ne s’agit pas de déclarer une guerre : nous avons des tâches d’une autre importance. Mais nous avons besoin pour les mener à bien, de nous défaire de tous nos complexes. Nous devrions, maintenant, nous engager pleinement dans notre travail sans nous préoccuper outre mesure des jugements qui sont portés sur notre action. Bref, nous pouvons nous tenir droits, face à ce que nous devons faire et non plus nous engager de trois-quarts avec un regard anxieux continuellement jeté par-dessus notre épaule.
Sera-t-il vraiment nécessaire d’attendre quelque 21 septembre pour proclamer notre république Freinet qui est, essentiellement, la république des praticiens de l’éducation qui se placent dans le flux de sa pensée ?
Il n’est pas question, évidemment, de nous isoler du reste du monde. Mais il nous faut d’abord « trouver le moyen de regagner notre existence, de retourner au centre de notre monde » (Cooper, psychiatrie et anti-psychiatrie, Le Seuil).
Notre monde est celui des entités réelles. C’est à des enfants vrais que nous avons quotidiennement affaire : à cet enfant-ci, à cet autre-là, à Patrick, à Michel, à Louisette. Et non à l’enfant abstrait.
Il me semble que ce sont d’abord les gens de notre monde (nous) qui peuvent nous aider et nous apprendre le plus. Parce que nous sommes en situation. Les apports des autres sont comme incommunicables : ils ne peuvent franchir la frontière. Ils nous sont seulement isomorphes. Quand ils ont dit, quand ils ont trouvé, quand ils ont prouvé, tout nous reste encore à faire.
Je pense qu’il est temps de comprendre quelle est notre fonction, où est notre vraie place. Et nous devons être libres de la tenir. Tant pis si nous perdons de la considération : nous avons d’abord notre travail à faire. Et le champ ouvert par Freinet risque de nous occuper longtemps.
Mais dans quelle acceptation faut-il prendre le mot champ ? Champ cultivé ? Champ magnétique ? Champ de la caméra ? Sans compter cette connotation non négligeable de chant ?
Ma foi, c’est peut-être tout cela à la fois.
Pour bien préciser ce que j’entends (et qui n’est pour le moment qu’une simple proposition) je voudrais vous remettre en mémoire un texte connu : « Un cultivateur veut clore un champ rectangulaire de tant sur tant d’une triple rangée de fil de fer posée sur des poteaux distants de 3 m. Quel sera le prix de revient de la clôture si l’on sait que... etc. »
Eh bien ! de ce texte, je retire les fils de fer pour ne garder que les poteaux. Et nous pourrons les déplacer pour agrandir notre regard ou pour le recentrer s’il en est besoin. C’est donc un champ qui respire au rythme des besoins et des possibilités de notre armée de chercheurs. On peut aussi le déplacer et enclore des vallons, des forêts, des ruisseaux, tout un monde secret, inconnu, verdoyant, prometteur, insolite, réservé. Ou bien, nous pouvons cerner, momentanément des terres plus accessibles, plus offertes à tous, suivant les temps, les besoins de se retrouver entre soi pour les consolidations, ou au contraire la grande ouverture sur l’espace dans les moments de solidité. Et la limite discontinue, en pointillé, permet d’autres respirations, d’autres échanges.
Des camarades peuvent rester au centre et travailler hardiment et continûment sans aucun problème. D’autres peuvent être plus près des limites et s’intéresser à tout ce qui se passe à l’extérieur et y aller même pour ramener tout ce qui peut être intégré sans dommage.
À l’extérieur, des gens loin de nos limites nous ignorent totalement et continuent de vivre sans nos problèmes. Mais d’autres sont plus inquiets de nous, plus proches aussi. Travaillent-ils, travaillons-nous dans le même sens ?
Ce qui fait que certaines personnes décrivent de belles sinusoïdes, slalomant régulièrement entre les poteaux comme s’ils voulaient coudre l’intérieur avec l’extérieur.
Ce qu’il faut voir, chez ceux qui se voisinent, c’est que le regard des uns et des autres modifient les uns et les autres. En fait, ce regard des autres les font devenir autres qu’ils étaient au départ. « Si en même temps que je vous résume, vous me résumez, il me faut inclure votre résumé de moi dans mon résumé de vous. C’est-à-dire que la situation se complique d’une manière très particulière. » (Cooper)
Il pourrait y avoir chez nous une certaine homogénéité de regard et d’attitude vis-à-vis de l’extérieur. Mais chez nous il y a encore divers niveaux de confiance en la validité de notre démarche. Et plusieurs d’entre nous pourraient, à cause de leurs conditionnements antérieurs être ressaisis par leurs croyances anciennes et retomber dans la soumission à des points de vue très spécialisés mais aussi très partiels de personnes qui ne sauraient entrer avec nous dans un cycle de relations fructueuses.
Je veux signifier par là que tous les regards « scientifiques » ne nous sont pas obligatoirement d’un grand secours. On pourrait, à bon droit, se méfier. Car de nombreux prétendus savants sont montés sur deux échasses très inégales, une très grande et une très petite. Et ils savent très bien, les malins, s’arranger pour se présenter toujours du côté de la bonne échasse comme ces acteurs qui se présentent de façon à toujours offrir leur meilleur profil.
On conçoit bien que nous, nous ne pouvons nous arrêter à cette apparence. Heureusement, il se trouve maintenant beaucoup d’hommes de valeur qui se placent dans la perspective de la totalité, ou plutôt de la totalisation de l’être dans laquelle Freinet nous a placés si tôt, et pour ainsi dire dès notre début. Et cette option était alors si rare que nous nous culpabilisions presque de nous trouver à ce point hors de la norme admise. Mais nous savions que Freinet avait raison parce que grâce à lui, nous pouvions le vérifier dans notre pratique. C’est donc de nous mêmes que nous avons beaucoup à apprendre. Et des gens qui se placent dans des perspectives identiques aux nôtres.
Parmi les regards extérieurs, nous pouvons donc faire un choix et accepter de nous laisser transpercer par ceux qui peuvent le plus nous éclairer sur ce que nous sommes et sur ce que nous devenons.
Alors, tout n’est-il pas clair maintenant. Dans notre république Freinet, il y a des gens d’action. Et des lois de réflexion peuvent s’y découvrir si nous y consacrons un peu de temps et de regard. Et aussi la méthode même de notre investigation qui est à construire, dialectiquement, par... tâtonnement expérimental. Sans négliger de nous appuyer (parce que c’est aussi cela notre milieu) sur les recherches de ceux qui sont aussi en marche et ne se contentent pas d’écrire en notre marge.
Ouverture, fermeture, je ne sais pas. Respiration. Et aussi confiance en la validité de notre mouvement. Qui peut être validé par d’autres, mais par nous-mêmes pour commencer.
Nous ne déclarons la guerre à personne. Nous ne méprisons personne. Nous déclarons notre paix.
Alors maintenant, que certains rient de nos méthodes naturelles si cela leur fait plaisir. Nous, nous savons ce que nous y mettons. Et nous les développerons. Que d’autres (ou les mêmes) rient de notre tâtonnement expérimental : nous ne nous en laisserons pas détourner pour autant. Au contraire même, nous allons reprendre le chantier. Nous ne dédaignerons pas les travaux des autres. Et nous pourrons même nous y intéresser avec passion. Mais en songeant toujours à ramener nos découvertes, nos compréhensions, nos problématiques nouvelles à ce qui a toujours fait la noblesse et la chair même de notre mouvement Freinet : la pratique pédagogique.
Notre champ est-il bien tracé ? Sommes-nous pour cette république ?
CE QUE D’AUTRES DISENT
« Vous voyez que le problème que nous nous sommes posé n’est pas simple. Les sciences de l’Éducation qui font partie des sciences humaines peuvent être considérées comme des sciences appliquées qui ont besoin, précisément pour garder leur caractère scientifique, des sciences fondamentales. Un autre caractère, leur pluridisciplinarité, vient d’être parfaitement mis en lumière par les remarques de mes collègues »...
« Nous souhaitons donc, qu’à côté des professeurs d’université se retrouvent aussi les spécialistes des recherches en éducation, c’est-à-dire aussi bien les chercheurs en laboratoire que les praticiens éprouvés, dont la contribution serait tout à fait heureuse pour nos débats. »
Debesse, L’Éducation (n° 134)
« La rationalité analytique peut être valablement appliquée à la physique classique, par exemple, où les objets de sciences sont des totalités inertes ; mais son emploi en psychologie, en sociologie et en histoire est une autre affaire car, ici, sa valeur est restreinte sévèrement. La réalité humaine est un secteur de la réalité dans lequel la totalisation est le mode même de l’être. Une totalité est quelque chose de complet et qui peut donc être appréhendé comme un tout ; une totalisation à l’inverse est un mouvement perpétuel à travers la vie d’un sujet. »
« Si nous voulons comprendre... tout comportement, nous avons besoin non seulement d’une technique descriptive spéciale mais d’un type de rationalité radicalement différente de la rationalité analytique des sciences naturelles. Cet autre type de rationalité est la rationalité dialectique. La rationalité dialectique est concrète en ce sens qu’elle n’est rien d’autre que son fonctionnement réel dans le monde des entités réelles. »
Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie (Le Seuil)
À un récent colloque de l’OCDE sur l’interdisciplinarité, Jean Piaget a proposé de distinguer multidisciplinaire – interdisciplinaire – transdisciplinaire.
Transdisciplinaire :
Cette « étape » ne se contenterait plus d’atteindre des interactions ou réciprocités entre recherches spécialisées mais situerait ces liaisons à l’intérieur d’un système total sans frontières stables entre les disciplines. Il s’agit encore d’un rêve. Il ne semble pas irréalisable...
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°4, 1er novembre1972, p.1-3