Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Se désporter

J’ai lu en quelque endroit que le mot sport venait de l’ancien français se desporter qui signifiait : se divertir, s’amuser.
J’y ajoute un accent aigu pour qu’il corresponde mieux à ce que je veux dire : se dé-sporter.

En effet, les structures actuelles du sport sont devenues tellement contraignantes que l’activité créatrice naturelle des hommes ne peut plus s’y faire sa place. Alors, nous pensons que nous, les freinétistes, nous avons une action à mener pour que cette place soit restituée.

S’agit-il d’être contre le sport ? Même pas. Mais plutôt contre le détournement opéré par le capitalisme. Le dirigeant d’un grand club professionnel de football ne disait-il pas récemment :
« Les joueurs ne pensent plus qu’à l’argent : ils se sont transformés en comptables. »

Beaucoup de camarades sont contre la compétition. Cependant Freinet disait :
« Il faut que tout homme ait, à un moment donné, l’occasion de prendre la tête du peloton. »

Le problème ne serait-il pas, justement, de multiplier les pelotons, sans chercher à en supprimer ? Mais il est évident que ce problème de la compétition ne peut se trouver liquidé par un oui ou par un non. Les choses ne sont pas si simples. Par exemple, je connais des gens qui font des complexes d’infériorité terribles. De bonne foi, ils croient ce qu’on leur a dit : à savoir qu’ils étaient des minables généralisés. Et pourtant, ils avaient des qualités naturelles de vitesse, de détente, d’adresse, de force, de résistance supérieures à la moyenne. Si les circonstances leur avaient permis de découvrir que dans le domaine corporel, au moins, ils valaient quelque chose, ils auraient été rassurés sur eux-mêmes. Et cela leur aurait permis de découvrir leurs autres capacités.

Mais il faudra y revenir à ce problème de la compétition. Le sujet que nous voudrions aborder maintenant, c’est celui de la multiplication des pelotons.
Et, à ce sujet, quand Christian Martin me parle de ce que ses élèves font, cela me ravit. Car j’y vois la réalisation de mes très anciennes idées de création généralisée. C’était déjà bien quand je les rêvais ! Mais quand elles se réalisent, c’est évidemment mille fois mieux ! Aussi, donnons-lui immédiatement la parole :
« Après le volley-peinture et le volley-poésie, c’est le foot-rugby qui nous a passionnés pendant tout le troisième trimestre.
Il faut situer le cadre de l’action. Imaginez une cour ouverte d’un seul côté vers une autre cour délimitée par des platanes. On va donc jouer au foot, dans la cour emmurée sur trois côtés. Et si le ballon passe dans l’autre cour, on jouera alors au rugby. Pour marquer un but, il s’agit de frapper une des deux gouttières, c’est-à-dire la gouttière des autres.

Lorsqu’on présente un match de foot traditionnel, c’est le grand calme, l’angoisse pour certains d’être une nouvelle fois infériorisés ; l’occasion pour d’autres de se régaler, de dominer à coup sûr. C’est injuste, c’est le moins qu’on puisse dire.

Mais s’il est question de foot-rugby, les deux mots ajoutés, c’est déjà du délire. Tout le monde piaffe, on a envie de voir ; il n’est plus question de fort ou de pas fort. Tout le monde hume l’occasion de s’affirmer quelque part ou à quelque moment.
On sent un mouvement formidable avant même de commencer car chacun se pressent capable. Chacun imaginera bien quelque chose. Moi, je devine un peu ce qui se passe dans les têtes :
« Les footballeurs n’iront pas au rugby. Donc moi qui ne suis pas bon au foot, je vais me marrer dans l’autre cour. Et si les footeux vont aussi là-bas, eh bien, moi, j’aurais plus de chance ici de toucher le ballon plus souvent. »
Enfin, on pourrait épiloguer longtemps sur ce qui les rend si joyeux. Car s’ils sont joyeux, enthousiastes, il doit bien y avoir des raisons.

Le match est parti, le ballon éclate en tous sens, personne n’arrive à le saisir, les murs renvoient tous azimuts. Les footballeurs sont à la même place que tous les autres. Et pourtant, ils sont là, prêts à tout eux aussi.
Exploit ! Michel qui n’a jamais su arrêter un ballon avec ses pieds vient de le coincer dans le coin de la cour et Jean-Pierre, la vedette de la classe, ne peut rien faire pour le lui prendre. Michel jubile, on sent sa fierté : il vient de s’opposer victorieusement à l’assaut de Jean-Pierre et, de plus, il est le roi du jeu, c’est lui qui est le maître du ballon.
Michel se dégage, le ballon part loin ; une tête, deux têtes, un loupé, le ballon est dans l’autre cour. Miracle ! Jean-Noël passe à la main à Antoine qui lui redonne. Roger passe à fond entre eux deux : il a manqué l’interception. Mais quel régal, il se marre comme un tordu.
Le ballon revient dans le camp du foot. Déjà, il y a des joueurs dans les deux cours ; la symbiose est faite. Hurlement ! Antoine vient de toucher la gouttière avec le ballon, sans le faire exprès. C’est un point acquis. D’ailleurs, on n’y pense plus. Le ballon est toujours en jeu et se dispute là-bas de l’autre côté. Frédéric le pousse au pied dans l’autre cour, le ramasse à la main et voilà la plus belle mêlée du siècle. Je dis belle parce que celle-là, elle est secouée de rire : là-dedans, on se marre comme des bossus !
Le ballon échappe à Éric. Christian le pousse au pied, avance, avance, shoote. Le ballon monte, monte. Cri de joie ! Il frappe la gouttière au ras des tuiles.

Palabres dans un coin :
– C’est trop haut.
– Et ta sœur ! C’est pas des buts de foot, toute la gouttière compte.

But de l’autre côté pendant qu’on discute et même double but car on a le droit d’enchaîner des buts à répétition. Et ça repart : tout le monde joue, tout le monde rigole, les règles se découvrent, presque au fur et à mesure et se détruisent rapidement. Quel délice ! Il n’y a plus de footeux ou non footeux, de forts ou de pas forts. Chacun se rappellera de ce qu‘il a fait parce que tout le monde a joué. Tout le monde a marqué le jeu de son empreinte. Ce n’était vraiment pas difficile. Et Alain qui s’est assis là-bas, crevé, vidé, après un raid de quatre-vingt mètres revient tranquillement. Et Éric qui s’est arrêté de jouer pour regarder sans que personne ne lui dise rien a comme tout un chacun des tas de choses à dire sur ce moment de jeu qui a passionné tout le monde.
C’était le moment de déstructuration de la séance. Mais certainement le moment le plus structurant pour ceux qui avaient tant de difficultés à croire qu’ils n’auraient pu jouer au foot. Et encore moins au rugby.

Au départ, c’est peut-être la possibilité de fuite pour certains qui les a sécurisés. Et, dans le jeu, tout s’est bien passé pour eux. Un exemple : Antoine, qui est un footballeur, s’arrêtait devant les situations qui ne ressemblaient pas suffisamment à ses schémas habituels d’engagement. Alors Éric pouvait mieux s’exprimer à ce moment-là. Sur un terrain normal, Antoine aurait continué de le stresser, de l’étouffer. La structure même multipliait les chances d’Éric en mettant Antoine en situation de recherche et non de savoir dominant.
On a compris que le mélange de deux sports peut offrir à tout le monde le sentiment d’égalité des chances dans les possibilités d’intervention.

Un autre mélange a eu des effets formidables, surtout en ce qui concerne la déstructuration et le déconditionnement, le nivellement des possibilités, l’extension des courants de jeu, c’est le volley-basket.
Quatre, cinq, six joueurs de chaque côté d’un terrain de volley et un panier de basket au bout de chacun. Cela a entraîné des situations étonnamment riches de réactions.
Le point marqué par une équipe en volley ne suffit plus, il faut le confirmer d’un panier de basket, sinon il ne compte pas. Cela fait intervenir des situations délirantes. Je revois Philippe hésitant, figé, bousculé par ses partenaires pour marquer dans le panier confirmateur. C’est le fou-rire. Il ne semble plus que ce soit le point à acquérir qui compte mais le plaisir du jeu porté à son plus haut potentiel.

Dans un autre domaine, cher à Freinet, je me suis amusé à inventer en pétanque : première maine (ou mène) on pointe, deuxième on ne fait que tirer, troisième, on joue de la main gauche, une autre fois on tire en cloche, ou à ras de terre, ou obligatoirement devant la boule…
Je poursuis ce délire : on peut jouer sur la boule la plus proche qui devient le bouchon, on dévie la boule du pied, s’il y a trois boules en ligne droite cela fait un point supplémentaire. Ou bien celui qui, à la fin de la « maine », tient le point, prend le bouchon et joue avec pour obtenir des points supplémentaires, ou bien on joue alternativement de la main gauche et de la main droite...

On pourrait, bien sûr, imaginer pire pour le plaisir. Mais de tout cela, ce qui semble important, c’est le déconditionnement que propose finalement une multiplication des tâtonnements, qui libère l’imagination, qui sécurise tout le monde en bouleversant les hiérarchies, en étendant les courants de jeu. »

Écoute Christian, j’ai regardé la pétanque depuis notre rencontre. Au Cap d’Agde, deux adolescentes commencent une partie. L’une d’elles lance le bouchon puis aussitôt ses deux boules qui vont très loin. Elle éclate de rire. Mais l’autre fâchée s’impatiente :
« Alors quoi, on joue ! »
Je fais le pari que c’était celle-là, la plus forte et que l’autre rechignait à lui permettre de manifester une fois de plus sa supériorité.

À Albi, j’ai assisté aux parties de pétanque. Il n’était pas question que je m’y insère : la messe y était trop sérieuse ! Il fallait voir la tension des visages. Cependant, on galéjait. Mais c’était du genre :
« Pas étonnant qu’il joue mal : il joue comme un Catalan ! »
Bref, toujours des relations de compétition, de domination.

À Albi, André Bonnet m’a dit aussi à propos de notre désport :
« Au basket, quelquefois, un joueur prend le ballon sous son bras et court à l’autre bout du terrain pour le mettre dans le panier. C’est l’éclat de rire général. Mais le prof de gym intervient : « Il faut arrêter ça tout de suite, autrement ça dégénère. »

Parole terrible ! Qu’est-ce qui dégénère ? Et qu’est-ce que ça peut faire ? Oui, on cherche à figer, à conserver, à maintenir, à stopper alors qu’une continuité pourrait se mettre en place. Et elle ne serait pas arrêtée par les terrains limités, par un arbitre toujours idiot, par des enfants dominateurs qui seraient obligés de redevenir constamment des débutants. Ce qui les enrichirait.

Dans notre désport on est libre d’une quantité plus importante de gestes d’expression. Mais il y a une chose qui compte plus encore : la règle nouvelle minimise la finalité du jeu ; le résultat n’a presque plus d’importance, tellement le vécu prend le pas sur la réalisation d’un objectif. Cela provoque aussi un effet de libération de l’affectivité si je peux dire, plus d’angoisse avant, ni après. N’est-ce pas énorme ?

D’ailleurs, cette déviation en dehors des règles est naturelle. Vous vous souvenez de ces soudains délires dans le jeu. Parfois quelqu’un de plus conditionné que les autres par un besoin de règle ou de reproduction disait, en essayant de maîtriser son rire :
« Allez, les gars, arrêtez de faire les cons. Maintenant, on joue sérieusement. »

Et c’était évidemment une vedette dans ce jeu. Au fait, est-ce que se désporter, ça ne pourrait pas signifier se déporter, se porter en dehors des circuits habituels, donc inventer ?

Je ne sais pas si c’est vrai, mais je crois que Kovacs n’obligeait pas ses joueurs d’Ajax à être ponctuels à l’entraînement, à la minute près. Les joueurs qui arrivaient s’incorporaient au jeu en cours, en introduisant une règle nouvelle. Et la punition du dernier, c’était de créer un jeu nouveau pour le lendemain. En France, on joue au flic, on colle des amendes.

Ah ! Si la France pouvait être la première à être la dernière dans tous les sports. Quelle liberté elle introduirait ! Et on verrait aussi apparaître le véritable sport pour tous, celui que refusent actuellement les Français parce qu’ils sentent le piège. Car le foot-rugby, par exemple, est-ce que ce n’est pas du sport, et du meilleur avec une participation de tous à la dépense physique, à la recherche de la coordination, de la tactique immédiate, de la spatialisation, de la décontraction, du geste juste...

Et l’on n’aurait pas ce monde entier, obsédé de compétition, traumatisé et névrosé jusqu’à l’os.

Allez, au revoir et désportez-vous bien !

Paul Le Bohec, Parthenay-de-Bretagne
et Christian Martin, C.E.S., Nîmes

Texte paru dans l’éducateur N°4, novembre 1974, p.10-11