Être reconnu, compter pour quelqu’un, faire son trou, « prendre au moins une fois la tête du peloton » (Freinet), trouver sa place...
Il n’est pas besoin d’insister pour faire admettre la réalité de cette tendance de l’être humain car elle se manifeste sans cesse en tous temps et en tous lieux. C’est évidemment d’ordre social. Le plus souvent, on cherche à se faire accepter par la communauté où l’on vit en tenant soigneusement compte de ses critères d’appartenance. Vous seriez exclu si vous ne respectiez pas ses rituels, bref, si vous n’étiez pas « normal ». Et il faut parfois peu de chose pour être refusé : comme naguère ceux qui, malgré quatre décennies de présence dans la commune, restaient toujours des « hors-venus » parce qu’ils avaient eu le malheur de naître dans le village d’à côté, à cinq kilomètres. Avec le développement des communications, ce type de préjugés tend sans doute à disparaître. Cependant, d’autres groupes sociaux se sont constitués et le problème de l’insertion demeure. Qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour être accepté ! Mais si on supporte difficilement d’être nié, c’est encore pire quand on est renié. Cela peut pousser au suicide comme cette ancienne étudiante qui avait découvert avec horreur qu’elle comptait beaucoup moins qu’elle ne le croyait dans la famille d’accueil où elle vivait depuis sa petite enfance. C’est dans la vie quotidienne que l’on peut continuellement percevoir ce besoin d’être comme les autres. Le différent fait peur. Nous, les freinétistes, nous savons que nous faisons peur parce que nous sommes différents.
Mais, dans notre mouvement, voyez la contradiction : pour être comme les autres, il ne faut pas être comme les autres, il faut être autonome, suivre son chemin en fonction de ses propres avatars, de ses propres conditionnements, des circonstances où l’on se trouve... bref, tenir compte de sa réalité. Cependant, dans notre groupe particulier d’enseignants, les autres nous aident à devenir ce que nous sommes.
Ceci s’applique évidemment aux enfants. Dans notre classe, chaque élève doit pouvoir devenir de plus en plus lui-même, ce qui le fera se distinguer et ne pas être comme les autres... et être à la fois comme les autres, c’est à dire « libre » – libre de ses cheminements, de suivre ses tendances, de tourner ses handicaps au positif. En devenant également eux-mêmes, les autres l’aident à trouver ses pistes, à tempérer et même, parfois, à échapper à ses conditionnements familiaux, à trouver sa voie optimale de développement...
Inutile d’insister. Nous sommes tous d’accord sur ce point. Il faut que les enfants échappent à la paralysante « pensée unique » des groupes ou des bandes. Chacun doit être libre mais, en même temps, respectueux de la liberté des autres.
Lorsque notre pédagogie fonctionne, c’est étonnant le nombre de circonstances où les enfants peuvent avoir le sentiment d’exister. Je me permets une allusion à ma propre expérience. J’ai pu facilement traverser toute mon enfance car j’avais une spécialité : je pouvais retourner mes paupières. Quand je me sentais en situation d’être annihilé par le groupe, je « retournais mes yeux ». Et l’équilibre homéostatique se rétablissait aussitôt. Je rapporte cette expérience personnelle parce qu’elle m’a permis de comprendre ce qui se passait dans la classe de Pierrick Descottes qui y a introduit les « arbres de connaissances ». Chacun témoigne d’une capacité, d’un pouvoir, d’un savoir, d’une particularité, d’une spécialité. Il prend son brevet et devient le maître dans son domaine. L’étonnant, c’est qu’au début, la presque totalité des brevets étaient à dominante non-scolaire. Cela change de l’école d’autrefois où l’on ne pouvait réussir que par le calcul et l’orthographe. Ce qui, avec une bonne mémoire, permettait de devenir instituteur.
Comme on le voit, le développement des savoirs particuliers peut être extérieur à la chose scolaire. Mais il peut l’être aussi à l’intérieur. Lorsque je lis les informations sur le vécu des classes uniques, je vois à quel point certains enfants peuvent se faire une spécialité et devenir maître dans leur domaine. Chez Bernard Collot :
« Nous retrouvons Armand (8 ans) qui est (...) devant un ordinateur en train de peaufiner un programme en logo qui m’épate de plus en plus par sa complexité mathématique. » « Philippe est déjà parti à l’atelier son... Depuis que Franck, futur prof de techno, a réinstallé l’atelier avec trois grands, la table de mixage, les magnétos, le clavier avec plein de fils qui s’entrecroisent, je n’y comprends plus rien et suis à la merci du dit Philippe et de ses compères qui n’en sont pas peu fiers. »... (Une école du troisième type, L’harmattan)
Il est certain que la multiplication des TICE offre beaucoup plus de possibilités pour chacun de pouvoir se frayer sa voie vers une certaine reconnaissance. Cependant, les chemins anciens sont loin d’avoir été tous explorés. J’ai eu la chance de pouvoir beaucoup expérimenter dans ce domaine. On manquait de tout et, pourtant, les enfants y trouvaient leur compte. Nous étions totalement dépourvu de tout matériel (Je n’avais qu’un magnétophone de 25Kilos dont les élèves ne pouvaient se servir.), mais j’avais trouvé un outil magique – l’expression-création tous azimuts. Dans chaque activité d’expression, l’éventail des possibilités était largement ouvert. Chaque langage offrait plusieurs dimensions : expression, communication, description, argumentation, métalinguistique, poésie, phatique ; et à chaque niveau, il y avait cette possibilité d’être reçu pour une habileté des mots, un sens de la composition, un art du dialogue, une recherche de sonorités, un style, une forme nouvelle commandée par la nécessité de dire au mieux ce que l’on cherchait à exprimer sans que personne, et même pas l’auteur, ne sache ce qui y était dissimulé.
Quelques exemples : en écrit, le timide, l’effacé, le peureux Rémi prenait le pouvoir sur toute la classe – maître compris – par ses textes à suspense. Pierrick étonnait par son originalité, Michel par ses récits de guerre, Joëlle par son agressivité vis-à-vis de « la » mère-singe, Jacques par ses catastrophes... Et dans d’autres classes pareillement branchées, Thalie était reconnue pour sa maîtrise des mots et l’étendue de son inspiration, Philippe pour ses textes humoristiques, Michel pour l’étrangeté de ses textes...
C’est normal, pour ne pas dire naturel : si les élèves écrivent quotidiennement, ils débouchent très souvent dans leur domaine de préférence qu’ils ignoraient au départ. Et ils en font leur outil de reconnaissance et très souvent de résilience.
Même chose sur le plan du dessin, s’il est total. J’ai vu une fillette dont les parents venaient de décéder à la suite d’un accident s’emparer du dessin. Et pendant trois années, comme absente, annihilée, timorée et renfermée sur elle-même, c’est à cela qu’elle s’est principalement consacrée. Et puis, un jour, elle a dit : « Je ne veux plus dessiner, je veux apprendre à lire. » Reconnue comme l’artiste de la classe, et donc, rassurée sur elle-même, elle était devenue disponible pour le savoir.
Oralement, il y avait également beaucoup de possibilités de cultiver son propre jardin : imitation du démarrage d’une « 2 chevaux », invention de langage inconnu, expérimentation sur la voix, monologue joué... mais surtout de magnifiques improvisations, des créations de comptines ou de chansons... l’espace oral étant proprement infini.
On pouvait être original dans ses créations, mais aussi utile dans ses réactions aux productions des autres. Un exemple en maths : un jour, Joëlle, la créatrice, avait proposé une nouvelle création ; Patrick, le développant, l’avait agrandie ; Éric, l’ergoteur de service, l’avait doublée en en prenant le contre-pied : « Oui, 3/8 dans ce sens-là, oui mais, 5/8 dans l’autre sens. » Et Ghislaine, la gauchère étourdie, avait copié la moitié dans le bon sens et l’autre moitié dans le sens contraire. Et tout le monde l’avait admirée pour sa capacité à donner des problèmes difficiles à la classe. Ce qui avait été un baume pour son cœur d’enfant moins bien aimée. De son côté, Patrick faisait rire avec ses problèmes microscopiques. Et il riait aussi, tout fier de cette capacité inattendue. Cela l’aidait à être plus disponible, plus présent aux choses.
Dans un groupe de recherche, les défauts deviennent des qualités. Chacun, tel qu’il est, peut être accepté, reconnu et non rejeté dans son coin. En manualité, Ginette avait donné un mois de travail à la classe en déposant debout un dièdre qu’elle avait fabriqué avec un bout de carton. Quelle heureuse promotion pour elle !
En chorégraphie, Christian le quasi anorexique, haut comme deux pommes et demie, faisait évoluer deux douzaines de garçons. Tous obéissaient également à Patrice qui inventait des « machines à plusieurs » dans la cour. Sur le sautoir, Étienne avait dix façons de franchir un élastique incliné à 45 degrés... La créativité s’épanouissait aussi dans ce domaine ; chacun avait son pré carré dont il était le maître accepté, reconnu, admiré... l’espace corporel étant proprement infini.
Cependant, cette recherche de reconnaissance passait vite au second plan. Les occasions de réussir à se placer dans le groupe étaient tellement nombreuses que, très rapidement, le problème ne se posait même plus. On pouvait alors s’immerger dans une passion du dessin, de l’écrit, des maths, de la peinture, du chant, du corporel sans avoir à se soucier de plaire à qui que ce soit. On était devenu disponible pour l’être, le souci du paraître passant complètement à la trappe.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique n°125, juin 2003
Texte paru dans le Nouvel Éducateur n°237, mémoire vive, avril 2017, p.37-38