Oui, vous avez bien lu, c’est bien cela que j’ai voulu dire. Et j’ajoute, interdire les opérations à l’école primaire et la grammaire.
— Quoi, c’est pas possible, il y va fort, il est dingue, ce serait la révolution.
Pourtant, je suis convaincu que c’est cela qu’il faudrait faire : renverser l’école et la remettre sur ses pieds. Mais je ne me fais aucune illusion : avant que les parents puissent admettre cela, et les enseignants, il faudra bien quinze ou vingt ans. Et manifestement, ça sera trop tard : ça aura éclaté avant. Et il y aura eu bien des victimes.
Mais que voulez-vous : c’est ainsi. N’empêche qu’il faut, dès maintenant, dire les choses quand on croit qu’elles sont vraies.
Il faut toujours dire les choses. Mais sont-elles vraies ? Est-ce vrai que la lecture, le calcul, ça servait peut-être à des trucs ? Mais principalement à occuper le terrain. Ça servait à détourner les gens du savoir véritable, d’un savoir branché sur la réalité, sur l’expérience quotidienne. Ça servait aussi à ceux dont on avait besoin qu’ils sachent lire, écrire et compter.
Mais c’est tout : 58 % des Français n’achètent aucun livre par an. C’est grave pour les libraires. Mais plus de 58 % ne lisent aucun livre par an, même s’ils disposent de bibliothèques. Quant à ceux qui écrivent, qui écrivent vraiment, par besoin conservé d’écrire, c’est quoi : 10 % peut-être. Beau résultat. Mais c’est un résultat voulu, un bon résultat. Ça a empêché beaucoup de choses. Et nous-mêmes on y a cru, on y a participé à ce ligotage.
Est-ce vrai que, sans la lecture dès le cours préparatoire, l’école ne pouvait fonctionner ? Sans elle, adieu exercices de grammaire, de vocabulaire, exercices à trous à boucher, à remplir le temps. Adieu leçons, non seulement résumés à apprendre mais leçons faites en classe, en lisant le livre. Adieu dictées, adieu questions, adieu textes de problèmes, copies de remplissages, récitations.
Il semble bien vrai aussi que sans le calcul, le second volet de l’école, les problèmes (vous vous souvenez le chant, la gym, le travail manuel : dictées, problèmes) n’étaient pas possibles, ni les opérations, ni le système métrique. Il ne faut cependant pas exagérer : il y a eu des aspects très positifs (pour quelques-uns et encore pour ceux-là : quel ennui !!!) Et l’école correspondait assez bien à l’époque.
Mais maintenant elle est complètement dépassée. Et il ne suffit pas de la rapetasser avec quelques pièces de nylon pour que l’on puisse croire à sa modernisation. Mais pourquoi répéter ce que d’autres ont aussi déjà dénoncé.
Il me semble que ce qui nous rend plus flagrants encore les manques et les erreurs de l’école, c’est le travail sur les dossiers B.T.R. Plus on approfondit notre pratique et plus on s’aperçoit que l’expression graphique est indispensable. Et l’expression écrite, l’expression orale, la recherche mathématique, l’adresse manuelle, la maîtrise corporelle, le développement musical...
Pourquoi s’enfermer si tôt dans la lecture. On a bien le temps, la construction de l’être est une base si nécessaire de la vie. Faut-il encore ressortir l’anecdote des deux enfants qui ont appris à lire à trois ans ? Le premier, devenu président de la plus grande université des États-Unis estime avoir été volé de son enfance. Le second est devenu schizophrène.
Mais comment convaincre des parents que les enfants doivent être délivrés de leur angoisse de lecture et délivrés de l’angoisse des maîtres pour s’épanouir et réussir et contradictoirement, précisément en lecture. Comment convaincre les maîtres (à part ceux qui ont une certaine conscience politique, et encore) qu’il y a bien autre chose à faire que de remplir ainsi le temps. Il faudrait une autre formation des maîtres, des recyclages constants. Mais les formateurs sont dans l’ancien système, sur un statut de savoir parcheminé, extérieur à leur fonction.
Non, on ne peut être que pessimiste ; c’est trop tard, c’est impossible. Et pourtant quel goût, quelle passion pour la lecture on pouvait acquérir. Et quelle faim de mathématique on pourrait développer. Dans une première étape, on pourrait commencer le CP à sept ans.
Mais il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre. Continuons à dire des choses vraies. On ne sait pas ce qui peut se passer. Un jour, peut-être, il y aura des grèves de grammaire, de lecture et d’opérations. Pour obtenir les possibilités de faire le vrai travail.
Ceux qui se voilent la face se mordront les doigts.
Si la société ne veut pas se payer l’école qu’il faut, elle paiera.
Paul Le Bohec 35850 Parthenay-de-Bretagne
Texte paru dans l’éducateur N°8, 30 janvier 1976, p.8