J’ai longtemps hésité à donner des comptes rendus de livres. Je craignais que mon opinion ne soit prise pour l’opinion du mouvement car il n’y avait pas de présentation contradictoire. Il semble qu’on veuille s’engager maintenant dans une conception moins monolithique de la critique des livres.
Dans cette perspective, je renonce à ma paresse habituelle pour parler de quelques solides bouquins que les circonstances m’ont permis de lire. Et parce que je voudrais partager mon intérêt personnel avec les copains qui auraient pu également s’insérer dans leur problématique.
Premier de ces livres, livre fondamental à mes yeux : Marxisme et théorie de la personnalité de Lucien Sève (éditions sociales).
Généralement, je lis les livres théoriques comme des romans en passant dedans mon épuisette à grands trous pour voir si, par hasard, une idée solide ne se mettrait pas en travers, rendant ainsi plus efficaces mes « épuisettages » postérieurs. Mais figurez-vous que ce livre, je l’ai lu deux fois. Et je puis même dire que la deuxième fois, c’était à la petite cuillère, page par page, sinon ligne par ligne. Et en revenant en arrière à chaque fois que nécessaire, attitude qui n’est jamais la mienne et que je déconseille généralement.
Je ne veux pas donner le compte rendu de ce livre mais donner envie de le lire à tous ceux qui ont souci de moments de théorisation.
Ce qui m’enchante, c’est sa solidité. Et je dirai même son honnêteté. C’est d’abord une solidité démonstrative qui ne m’a pas paru rebutante malgré le sérieux et l’ampleur du sujet traité. Ajoutons que la langue employée est aussi simple qu’il est possible pour un livre philosophique et qu’il y a surtout besoin d’une bonne curiosité pour l’aborder.
Ce bouquin est aussi solide pour nous. Je m’y sens à l’aise parce que j’y retrouve Freinet qui voulait connaître l’eau dans le mouvement dynamique du torrent et non dans le statisme de l’eau « des seaux » de laboratoire.
Mais aussi parce que, dans le découpage des sciences, Lucien Sève veut faire sa place à une science de la personnalité qui est encore toute entière à construire. Et je pense que nous serons nombreux dans l’optique de B.T.R., à explorer ce domaine où nous nous sommes déjà engagés.
À l’I.U.T. même j’ai pu vérifier dans deux groupes de travail, combien les vingt biographies d’étudiants que nous avons considérées pouvaient apporter d’éléments riches, à partir de la vie, à partir du concret.
C’est ici que je veux placer la phrase de Sève qui me parait nous convenir si bien :
« Est-il besoin de souligner que cette conception de l’essence du concept et de la loi n’implique aucune sous-estimation de l’importance des données empiriques dans le travail scientifique et même tout au contraire. Ces éléments théoriques ne fonctionnent scientifiquement que dans la connaissance empirique dont ils sont eux-mêmes issus en dernière analyse.
L’étude de la réalité empirique est donc la substance même du travail scientifique.
La théorie de l’individu du concret ne peut pas reposer sur un modèle substantiel mais sur une topologie. C’est-à-dire sur des voisinages, sur le milieu environnant.
Là réside pour la science de la personnalité, la seule chance de passage à l’âge adulte. » (p. 344)
C’est étonnant de voir comment nous nous situions, dans notre décontraction vis-à-vis de la « science psychologique » dans cette perspective qui nous paraît plus juste. Ainsi, nous marchions insouciants hors des chemins classiques et voilà que par hasard, nous serions sinon sur le bon chemin, tout au moins sur un bon chemin.
Par hasard ? En fait qu’y a-t-il d’étonnant ? Freinet n’était-il pas marxiste ? Non seulement à cause de sa volonté de se saisir du mouvement même des choses, de son souci du critère de la vérité pratique, de l’importance qu’il accordait au milieu social et à l’environnement. Mais surtout à cause du concept fondamental du travail qui marque toute son œuvre.
Je comprends aussi, en lisant Sève, pourquoi j’ai pu lire sérieusement le livre Apprentissage et activités psychologiques de Jean-François Le Ny (500 pages) sans en saisir, ne serait-ce que la queue d’une idée valable pour nous. Notre domaine est réellement en dehors du biologisme.
Ne vous attendez pas à trouver des recettes. Non, non, tout est à construire. Il y a, tout au plus, des hypothèses de travail qui peuvent nous concerner : actes, capacités, emplois du temps et biographies. Nous aurons à y prendre ce qui nous apporte quelque chose.
Je pensais, récemment encore que l’essentiel se passait dans l’enfance et que, pendant toute sa vie l’être humain essayait d’en compenser, par mille moyens, les insuffisances et d’en retrouver les gratifications. Cette conception, peut-être juste encore dans son ensemble n’en est pas moins très étriquée. Cela vient que nous arrêtons notre regard au niveau de l’enfance. Mais notre science ne sera pas juste si nous n’intégrons pas le niveau adulte. Sève dit : « Ce n’est pas l’enfant qui est le père de l’homme. »
Nous avons d’ailleurs des adultes intéressants sous la main. Ne serait-ce que nous-mêmes.
J’avais lancé dans Techniques de vie ma biographie. Dufour puis un troisième camarade m’avaient incité courageusement. Mais il n’y avait pas eu de suite. Peut-être que l’on n’avait pas senti tout l’intérêt de ce travail, il est vrai à dominante psychologique. Récemment, après lecture de Sève, j’ai essayé de reprendre une biographie sous l’angle du travail dans un article de Techniques de vie intitulé « Protégé du travail manuel ».
Les camarades qui auront lu ce livre y verront peut-être une piste intéressante et se mettront peut-être en devoir de m’imiter. Voilà un boulot très intéressant pour tous les copains qui ne sont plus dans une classe. Je propose donc de continuer à voir dans la pratique ce qu’apporte la lecture de ce livre théorique.
Je voudrais terminer ce faux compte rendu en soulignant que les mérites de Freinet m’apparaissent encore plus grands que jamais.
Paul Le Bohec, 35112 Parthenay-de-Bretagne
Texte paru dans l’éducateur n°13, rubrique Livres et revues, 20 mars 1975, 3ème de couverture