Pierrick a vu grand. Impressionné par la lecture de Terre-Patrie de Edgar Morin, il s'est demandé si nous déboucherions également sur la logique complexe.
En fait, on ne sait pas encore ce qui pourra se passer. Jamais on n'aura vu un si grand nombre d'enfants en situation de liberté mathématique. En français, en parlé, en chant, en gym, j'ai toujours eu de fortes surprises lorsque j'ai laissé vraiment aller les enfants sur leurs chemins de création et d'expression. J'ai vu apparaître une floraison de possibles. Mais c'était une expérience très limitée. Qu'est-ce qui était particulier à ces enfants-là, dans cette situation-là, avec ce maître-là ? Et qu'est-ce qui était généralisable ? En maths, on ne sait pas encore ce qui pourra l'être. Mais on pourra le savoir. Pour l'instant, ne nous posons pas de questions prématurées. Gardons l'avenir ouvert. Expérimentons, observons, accumulons et communiquons. Cependant, je suis déjà persuadé que nous aurons d'heureuses surprises.
Pierrick avait innocemment utilisé le mot « adepte ». Cela a fait réagir. Bien qu'inadaptée en la circonstance, cette réaction est saine. C'est si tentant de pousser dans le fossé ceux qui gênent, ceux qui dérangent les installés. À Saint-Cloud, les inspecteurs en formation entendaient parler de saint-Célestin. C'était « le pape de la pédagogie utopique ». On nous traitait de disciples (bornés, enfermés dans leurs convictions, formant une chapelle). Bah ! On n'a pas cessé d'avancer pour autant. Les ironistes se sont d'ailleurs subrepticement rangés sur la plupart de nos positions en oubliant soigneusement de revenir sur ce qu'ils avaient dit.
Il faut rester méfiants. Aussi, il faudrait éviter de citer mon nom. Cela pourrait offrir une prise. Ma seule originalité, c'est d'avoir osé appliquer la méthode naturelle de Freinet à la mathématique. J'ai simplement ouvert une piste que d'autres élargiront en toute liberté, en toute indépendance. Ça s'est toujours passé ainsi dans le mouvement. J'ai pu connaître un très grand nombre d'ouvreurs de pistes – qui ont été souvent des pistes royales – : sciences, peinture, histoire, musique, voyages, organisation de la classe, psychologie, travail manuel, calcul vivant, machines à enseigner, fichiers, documentation, magnétophone, télématique, informatique...
Dans ce même bulletin, Rémi aborde un point capital : l'enfant est maître de ses productions ; il reste dans ses limites de sécurité ontologique. Et le maître aussi, évidemment. Cependant, les copains, également en marche, peuvent l'aider à reculer ses limites. Et c'est la même chose au niveau des enfants : certains se permettent d'oser de plus grands pas. Et les autres décident ou non de les imiter.
Je retiens surtout le fait que si nous ne parlons pas encore de logique complexe, nous avons tout de même rencontré la complexité. C'est inévitable dans cette pédagogie Freinet qui prend l'enfant dans sa globalité. Dès nos premiers pas en méthode naturelle de maths, nous avons dû aborder la philosophie de la science, la psychologie des profondeurs, la logique, le rôle du groupe, l'association d'idées, etc.
Mais il nous faut surtout garder le contact avec la pratique nourricière. Les copains qui se lancent ont avant tout besoin d'exemples et de témoignages.
P.S. : Qui peut me renseigner sur le triangle de Leibnitz ?
Paul Le Bohec
Texte paru dans le bulletin Naturellement math N°10, Janvier 1994, p.21
courrier des lecteurs, réaction au N°9 de Naturellement math