Ce pourrait être pour de multiples raisons, rationnelles, pédagogiques, psychologiques, économiques... Mais je voudrais ajouter une raison d’actualité supplémentaire : pour des raisons politiques ! Je ne reviens pas sur le débat provoqué par le bouquin de Viviane Forrester : « L’horreur économique » qui s’arrête surtout au constat. Cependant, elle reprend aussi à son compte une idée qui commence à se répandre, à savoir : la culture comme moyen de résistance au libéralisme. « Mallarmé est une mitrailleuse. » Et la France qui est un peu seule dans ce combat et qui a cependant réussi à incorporer – hélas ! provisoirement – l’exception culturelle dans les accords du GATT, devrait continuer à montrer la voie comme elle l’a également fait avec les grèves de décembre 1995.
Les Américains veulent également imposer mondialement leur suprématie dans le domaine culturel. Mais ils ne peuvent se baser que sur l’argent que leur rapporte la consommation. La création autonome et désintéressée leur échappe. Raison de plus pour que l’enfant puisse être acteur de ses délivrances et de ses joies. C’est toute une écologie de l’esprit à mettre en place.
Bon, discutons coopérativement pour éclairer nos idées et développer les pratiques. Avant toute chose, il faut bien définir l’endroit où nous nous situons, les uns et les autres. Si nous parlons comme nous le faisons, c’est sur la base d’une expérience un peu particulière qui nous a permis d’aller assez loin dans certains domaines. En voici les données : nous avions des petites classes, des classes à trois cours, (encombrées d’élèves). J’avais gagné 500 francs (une certaine somme à l’époque !) dans un concours de magnétophone (avec le Parisonor, appareil semi-professionnel que nous avions acheté de nos propres deniers). Nous avons partagé équitablement l’argent : je m’étais empare de 10F pour ma classe, en laissant 490 F à Jeannette. Normale répartition parce que, pour le dessin et la peinture, il faut de l’argent, tandis que....
Une fois ce crédit épuisé, nous avons continué à alimenter la caisse car nous ne pouvions nous résoudre à briser l’élan amorcé. Nous n’avions absolument rien à attendre de la municipalité, ni de l’Amicale Laïque, ni de l’administration. La classe de Jeannette était assez spacieuse, elle pouvait utiliser en outre le vestiaire contigu. Si bien que l’atelier de dessin-peinture restait continuellement en place. Les fillettes y étaient continuellement fourrées : avant d’entrer en classe, aux récréations, à l’interclasse de midi. C’était un engouement, une passion, un véritable raz-de-marée de réalisations.
Nous avions une tranquillité vis-à-vis des inspecteurs, car j’avais des arguments théoriques pour ceux qui en auraient eu besoin. Et Jeannette, plus fragile, avait des résultats probants dans tous les domaines. Mais elle était, elle aussi, capable de flanquer sa démission au travers de la figure de tout celui qui lui aurait cherché des noises. En outre, en ce temps-là, les parents étaient beaucoup moins angoissés que maintenant. Nous avions l’air normaux. Ils nous faisaient confiance.
Donc, les enfants bénéficiaient de conditions d’expression optimales : temps, espace, continuité, atelier en place en permanence, matériel et matériaux de qualité, sécurité de la maîtresse... et libertés.
De plus, nous avions la chance d’être depuis longtemps à l’École Moderne.
Nous avions de bonnes animatrices : Élise qui nous entraînait sur les voies de l’expérimentation – et de la découverte et, localement, Hortense Robic, première de cordée. Voici ce qu’en disait Freinet, à moi, l’infirme d’organisation et qui me dirigeais, à cause de cela, plutôt dans les territoires de la création écrite, orale, maths, chant et gym. :
« Je ne m’étonne pas que la visite de sa classe ait fait avancer ton évolution. À voir les productions d’Hortense, on pourrait croire qu’elle n’est qu’expression libre, disons anarchique, non codifiée. Or, c’est Hortense qui, parmi les écoles maternelles, a l’organisation la plus parfaite. J’ai vécu quelques jours dans sa classe et j’ai admiré le soin qu’elle apporte aux outils et à l’organisation du travail. Quand les enfants rentrent dans la classe, tous les outils sont prêts. Les enfants peuvent se mettre au travail. Hortense n’a à peu près rien à dire. Elle n’a qu’à aider ses élèves au travail. » (Lettre du 5-11-61)
Toutes ces circonstances favorables nous ont permis de réaliser à fond une expérience rare. Heureusement, elle était loin d’être unique car pas mal d’autres copains ont eu, à moins de frais, l’occasion de faire des constatations parallèles aux nôtres. Même moi, l’archiminable en dessin-peinture et en organisation d’ateliers, j’avais de bons « résultats ». Et mon exemple est extrêmement démonstratif : je peux dire qu’il n’est absolument pas nécessaire d’être maître dans son art. Ça pourrait presque être même le contraire. De toute façon, artiste ou non, il suffit d’être pédagogue de la discipline. Et je devais l’être suffisamment puisque, à ma grande surprise, plusieurs des créations de ma classe ont eu l’honneur de la publication. On peut au moins offrir le dessin... et la liberté ! Qu’est-ce qui rapprochait ainsi ces copains qui exploraient aussi à fond ce domaine, chacun de leur côté ? Nous avons eu l’occasion de le savoir puisqu’en réunion régionale bretonne, nous nous étions réunis à plusieurs pour essayer de déterminer quelle était notre conception du Beau. Après une longue discussion, nous nous étions arrêtés à : « Ce qui est beau, c’est ce qui est libre, ce qui appartient totalement à l’enfant. »
J’avais également eu l’occasion de connaître l’opinion des enfants. J’avais réalisé une enquête auprès de 380 enfants de la région rennaise : ce qui était beau, pour eux, c’était ce qui était propre, soigné et avait demandé beaucoup de temps. Il suffisait donc, dans un premier temps, de leur en fournir les moyens : peinture propre, pinceaux propres, supports propres et formats variés, espace libre et durée. Après, ils s’écartaient à leur guise de cette voie qui leur avait paru royale pour utiliser, selon leurs besoins particuliers, cet outil de plaisir et de réalisation de soi.
Maintenant, les copains ont d’autres conditions de travail. L’époque n’est plus la même, les enfants sont peut-être différents bien que je ne le croie pas ; à mon avis, ils n’ont jamais eu autant besoin de l’art. Certains enseignants ont des élèves plus âgés et des responsabilités différentes. Nicole, par exemple, en tant qu’animatrice en art plastique, doit voir beaucoup de gosses. Ses interventions doivent être plus ponctuelles. Et elle a peut-être, surtout, à convaincre les instits qui, malheureusement, ne prennent pas souvent le relais. Et, pourtant, c’est au niveau des maîtres qu’il faut commencer. Mais comment les convaincre de l’utilité, pour ne pas dire de la nécessité actuelle du dessin. (Je ne parle pas ici de peinture car, pour y réussir selon les critères de l’expression libre, il faut de la continuité et, si possible, une classe à plusieurs cours. Une certaine maîtrise picturale ne se dessinait généralement que la deuxième année, au milieu du CE1.)
Bon, venons-en à cette idée politique : la Culture comme agent de la résistance au libéralisme échevelé.
D’entrée, là-dessus, Nicole et moi, nous divergeons. Pour elle, c’est la Culture qui mène à la maîtrise alors que, pour moi, c’est précisément la maîtrise qui mène à la Culture. Ou plutôt, c’est le fait d’être de la partie. Excusez-moi de reprendre encore une fois la même anecdote. Mais elle m’apparaît si parlante. Nous inventions évidemment également des chorégraphies. Un matin, deux frères arrivent :
« Monsieur, hier soir, on a vu Béjart à la télé. Eh ! bien, ils ne font pas comme nous. »
Dans un grand nombre de domaines, ils avaient une première véritable expérience. Et ceux qui avaient goûté à la fabrication de textes à suspense, à la création architecturale, au montage magnétophonique, à la confection d’un journal étaient, de ce fait, mieux armés pour pénétrer les problèmes des créateurs qui se situaient dans le prolongement de leur expérience propre. Et ils pouvaient s’enrichir de leurs interrogations, de leurs découvertes. À ce moment, la culture était un moyen de développer, d’agrandir, de multiplier leurs jouissances. C’est son rôle principal. Mais dans la culture, on n’a pas l’habitude de mettre la charrue avant les bœufs. Pour nous, il suffit de les mettre en situation de creuser un premier sillon et d’y avoir trouvé suffisamment de plaisir pour avoir envie de continuer.
La maîtrise apparaît après un très grand nombre d’expériences : ce sont des transformations de quantités qui amènent des transformation de qualité. Mais nous avons mis du temps à nous en apercevoir. Quand, à ce sujet, on examine la trajectoire de l’École Moderne, on pourrait être presque scandalisé par la grosse part que nous prenions, au début, pour aider les enfants à réussir. On tâtonnait sur le plan de la pédagogie. En fait, on ne savait rien de rien. Tout était à découvrir. Et Élise elle-même était loin de savoir où tout cela allait nous conduire. Mais là, également, ce sont les enfants enfin placés dans des conditions favorables à leur épanouissement qui nous ont tout appris ; comme ils l’ont fait dans les mêmes conditions en littérature, en mathématiques, en oral, en corporel, etc. On a vite été suffoqué par la richesse des œuvres et la maîtrise des enfants.
On a vite compris qu’il fallait, certes, ne pas hésiter à s’engager fortement pour lancer l’affaire – le dessin libre, ce n’est pas du dessin abandonné, c’est beaucoup plus sérieux, ce n’est pas une activité bouche-trous – mais que l’on devait également assez vite se retirer sur la pointe des pieds.
Je sais que les conditions de travail se sont dégradées – les maîtres se sentent moins libres –. Mais, déjà, si tous ceux qui peuvent le faire étaient suffisamment informés – et si on pouvait les convaincre par des témoignages de réalisations, par la conviction de la nécessité d’offrir aussi le dessin pour diverses raisons – ce serait déjà un premier pas. Et autant d’élèves non spoliés.
Maîtrise ! Mais quelle maîtrise ? Maîtrise de quoi ? On sait maintenant qu’il y a cent façons d’être peintre et dessinateur. Il faut donc laisser aller les enfants à leur guise. Lorsqu’on a créé une véritable atmosphère de liberté, on est surpris et parfois même suffoqué de ce qui peut parfois se produire. Plusieurs exemples : Jeannette vient d’introduire la carte grattée. Voilà : sur du bristol, on passe des craies d’art, puis on recouvre le tout d’encre de chine. Et lorsqu’on gratte, ça et là, suivant sa fantaisie, on voit réapparaître les couleurs que le noir fait chanter. Il passe les craies, puis l’encre. Et puis, il gratte tout le noir ! Et, quand il a fini, il repasse tout en noir... et il regratte tout une seconde fois ! Quelle avait été sa production ? Car il y en avait eu une, c’est sûr. Et il y avait mis du cœur ! Chez Michèle, Patrick savait parfaitement dessiner les tracteurs et leurs roues. Mais dans ses dessins, celles-ci avaient vraiment une forme particulière ; elles étaient en forme de boules allongées. Pourquoi ? Chez Michèle encore : cette année-là, une dominante de dessins sans nulle beauté artistique, on aurait pu dire : nuls, affreux. Madeleine Porquet en faisait le reproche à Michèle :
« Comment peux-tu laisser les enfants ne dessiner que des horreurs, que des monstres ? »
Elle devait penser que Michèle était malade. C’est vrai qu’elle était malade... de liberté. La preuve : à côté de ces dessins étranges qui devaient surtout reposer sur un sous-bassement psychologique, Éric ne dessinait que des villages, prétextes à recherches sur la perspective ; Fernanda que des costumes de vedettes, de stars, de championnes ; Fernando que des constructions abstraites pour faire des recherches sur les valeurs ; Éliane qui s’appuyait sur des rapporteurs, sur des ciseaux, des équerres...
Il y a aussi cette question du projet. Très vite, on s’apercevait que les enfants s’embarquaient la plupart du temps sans savoir où ils allaient aboutir. C’était même étonnant de voir leur détermination. Pas d’hésitation : En avant toute !
Et, comme le dit Ricardou qui pense que l’écrivain, c’est celui qui récrit sans cesse et qui, ainsi, découvre ce qu’il ne se savait pas penser, les enfants, disposant de conditions généreuses, avaient tout loisir d’exprimer ce qui, autrement, serait regrettablement et, quelquefois même, dangereusement resté enfoui. Signalons que le champ de l’expression est immense, comme le démontre « Le texte libre... libre » qui s’appuie principalement sur des productions de la classe de Michèle. Les enfants avaient droit à : expérimentation, jubilation, communication, projection, maîtrise (débouchant quelquefois sur un métier.)
Il y a cent façons d’être artiste. Mais il y a aussi différentes façons d’être pédagogue dans le domaine artistique. Jeannette avait incontestablement, au départ, une attente du Beau. Mais elle a été suffoquée de se voir sauter à la figure des peintures significatives – par exemple, la prochaine naissance d’un petit frère – alors qu’elle réprouvait carrément ma sensibilité à l’expression profonde que je repérais, à son avis, un peu trop souvent ! (Même chose, d’ailleurs, avec certains textes libres ! Elle n’en revenait pas que, chez elle, qui était pourtant une personne « raisonnable », de tels textes puissent aussi apparaître.
Michèle disait n’avoir aucune idée, aucune culture artistique. Comme moi, elle était sèche comme une matheuse. Alors, elle a offert la liberté. Et ce sont ses élèves qui l’ont éveillée.
D’autres, comme Hortense, bien que de tempérament artiste, offraient aussi la liberté. Comme quoi, il faut être soit très cultivé ou très ignorant, mais respectueux des êtres. C’est plus difficile quand on se trouve à mi-chemin et qu’on croit savoir.
Aussi, il ne faut pas faire de complexes. Le désir du maître, quel qu’il soit au départ, est positif parce qu’il incite à introduire dessin et/ou peinture, en classe. Ce qui changera les enfants... et le maître. Il peut être comme Roger M., glouton optique, ou comme Renée, sensible aux défis, ou, comme moi, fantaisiste ou, comme Danièle, provoquée par les résultats des autres ou, comme Maurice, homme de devoir...
Qu’importe : on a le droit, sans culpabiliser, de suivre ses motivations premières, en sachant bien que celui qui n’a aucun désir n’apporte que l’immobilisme, la mort. Mais si on fréquente des copains, on apprend à accepter plus large, jusqu’au point de basculer complètement en respectant simplement les cheminements des enfants, de ces enfants-là, de cette année-là, différents des autres. Et ils nous apprennent à ne pas nous abandonner aux spécialistes, à démarrer d’un joli petit gribouillage agrandi au carreau, de l’affichage d’une œuvre d’enfant, de la création d’un dossier... Et pourquoi pas, si ça marche, de la visite d’un musée !
On est loin d’avoir tout dit et tout trouvé. Aucune importance ! Il s’agit de faire. Et si par colère, pour démontrer le contraire de ce que l’on avance, vous vous lancez à votre tour, nous n’aurons pas perdu notre temps.
En dessin, comme ailleurs, le vrai critère de la réussite d’une pédagogie, c’est l’éveil ou l’entretien d’une passion.
Paul Le Bohec
Texte paru dans Coopération Pédagogique N°92, Mai 1997