Voici deux débuts de poésie :
Petite chouette sur l’étagère
Tu nous regardes
De ton œil noir le plus profond.
Tu penches la tête
Pour nous écouter.
Tu as peur de nous.
Jolie fleur rouge,
Tu es seule,
À l’écart des autres.
Tu pousses toute seule.
Tu es loin des autres.
Tu as du chagrin, peut-être.
Je ne donne pas ces deux textes pour leur valeur poétique mais pour le procédé de tutoiement des êtres et des choses. Il est excellent, surtout au début. Il fait sortir l’enfant de lui-même et lui permet de se dire, par ce subterfuge. L’enfant découvre ainsi la poésie qui est libération, avant d’être beauté...
Ce procédé me fait penser au tutoiement haut-breton qui a la valeur d’un « on ».
« C’est comme ça : tu es pressé, tu mets mal ton frein et tu retrouves ta voiture dans le fossé. »
Le bienfait de ce « on », c’est qu’il est indéfini.
L’enfant timide prête à la chouette ses propres sentiments. Et celui qui se sent seul, sans affection, le dit avec une fleur. Et ils se délivrent tous deux de leur angoisse principale par le truchement d’une poésie sans danger. En effet, si quelque maladroit leur dit :
« Oui, c’est toi qui as peur ; c’est toi qui te sens seul. »
Ils peuvent répondre :
« Non, je dis ça pour l’oiseau ; pour la fleur. »
C’est un excellent procédé.
Mais attention, il ne faut pas imiter cette camarade du Puy-de-Dôme qui en faisait un usage par trop exclusif. Si on ne présente à sa classe qu’une seule formule littéraire, alors, certainement, beaucoup d’idées seront écartées parce qu’elles ne trouveront pas le terrain favorable qui leur eût permis de s’épanouir. Et, par suite, beaucoup d’enfants resteront scellés.
À mon avis, je crois qu’il est excellent d’offrir à sa classe un bouquet de poésies d’adultes remarquables par leur diversité et par leur valeur poétique. (En effet chaque genre devrait être représenté par ce qui s’est fait de mieux au cours des siècles.)
Mais, surtout il ne faut pas hésiter, surtout au début de l’année, à conduire les premiers textes libres vers des formes différentes. Là, le maître doit prendre sa part, sa bonne part afin d’ouvrir très grand l’éventail des pistes. Il doit dégager la voie, débloquer les pensées, offrir un champ à l’originalité, à l’imagination. Libération d’abord ; puis, tension vers la beauté.
L’instituteur se sort toujours difficilement des chemins étriqués de la pensée des autres dans lequel il s’est trouvé enfermé. Seul, celui qui avait un certain don de refus a pu s’en évader.
Pourtant, la pratique des Techniques Freinet l’exige. On ne doit jamais se scléroser, ni tourner en rond : il faut toujours se sortir de l’ornière. C’est très pénible, mais nécessaire si l’on veut vivre. La vie est devant : le serpent de la vie ne se mord jamais la queue. Les Techniques Freinet ne sont elles-mêmes que lorsqu’elles suivent la vie. Elles nécessitent un effort permanent d’anti-routine. C’est là l’une des premières et des plus dures leçons que donne l’École Moderne. Heureusement, on arrive assez facilement à la routine de l’anti-routine et elle devient assez rapidement une seconde nature.
Donc, il faut craindre l’ossification et briser dès qu’on la sent poindre afin de suivre le développement dialectique de la vie. Notre ambition doit être très haute. Mais il faut avouer que nous avons été mal préparés à donner un enseignement du français satisfaisant. Matheux, scientifiques, grammairiens, orthographieurs, nous le sommes souvent Mais, en donnant la priorité à Athalie ou Andrornaque, on ne pouvait nous doter d’une culture littéraire. Nos insuffisances sont manifestes.
Heureusement pour y remédier, nous avons d’excellents ouvrages. Pour ma part, je pense surtout aux « Poètes » d’Aragon et aux deux « Description critique » et « Le Commerce des Classiques » de Claude Roy (Gallimard, Édit.). Ils nous fournissent très rapidement un grand éventail de techniques littéraires et racontent, pour ainsi dire de l’intérieur, comment les mécanismes se sont montés.
Grâce à ces livres, le doux, l’abstrait le symbolique, le précieux, le profond, le lyrique, l’épique... qui mourut un jour en nous, renaît et reconnaît ses frères.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°3, La part du maître, 1er novembre 1961, p.13