Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Littérature enfantine (travaux du congrès)

Le mot littérature appliqué aux écrits de l’enfant semble bien un peu prétentieux ; cependant, nous n’en avons point d’autre pour exprimer cette façon originale, sensible et surtout poétique qui est caractéristique de l’expression enfantine. Nos récits de la Gerbe, nos albums d’enfants ne sont pas du tout venant. Ils sont si l’on peut dire « placés », exhaustifs comme le sont les fables millénaires qui revivent dans nos chansons et nos contes populaires. C’est une manière de dire neuve et qui déjà retient l’intérêt des adultes. Il ne nous reste qu’à honorer cette manière de dire par des écrits de qualité et surtout nous avons le grand devoir de la préserver des fautes de goût et des pauvretés qui à chaque pas risquent de l’anéantir.

La commission de Littérature enfantine, au Congrès, s’est surtout occupée de démontrer :

1. Qu’il y a chez l’enfant une façon originale de s’exprimer et de cueillir des thèmes neufs, à même la vie. C’est ce qu’a fait Le Bohec dans les premières séances de travail.

2. Qu’il y a aussi une façon banale d’exprimer le déjà vu, ce dont il faut préserver l’enfant. C’est ce que j’ai tenté de faire sentir dans les dernières discussions de la commission.

1. Les thèmes d’albums sont innombrables. Il s’agit de savoir les cueillir.
Chaque réunion de la commission groupait une vingtaine de camarades. Mais, ce n’étaient jamais les mêmes. En effet, les congressistes voulaient tout voir, il leur était impossible de consacrer toutes leurs matinées à la seule commission des albums. Cependant, la question de la littérature enfantine intéresse de nombreux camarades, il a été possible de le constater.
Les divers aspects de la question n’ont pu être étudiés à fond. Freinet a raison lorsqu’il dit qu’on ne vient pas au Congrès pour travailler effectivement, mais pour prendre des contacts, poser des jalons et préparer l’année qui vient.

Voici quelques idées qui ont été émises et sur lesquelles on pourra discuter :

– Les thèmes d’albums sont innombrables, il y en a autant que de choses et d’idées dans le monde.
– L’essentiel est de partir.
– Mais il vaut mieux partir d’un thème gros de possibilités.
– Il faut partir d’un certain niveau et se garder du mélo.
– L’enfant a plus de maturité qu’on ne le croit, on peut lui faire confiance.
– Il ne faut pas guider l’enfant, il faut le suivre.
– Nous devons aider l’enfant à s’adapter à l’affreux monde mécanique qui risque d’étouffer sa personnalité.
– La poésie, le rêve ne sont-ils pas les seuls moyens de défendre, de préserver les valeurs humaines. Ils sont une nécessité pour l’enfant, une nécessité vitale.
– La création littéraire est un facteur de libération psychique, un facteur de rééquilibration.
– Elle est aussi une occasion d’offrir à l’enfant un recours-barrière possible – celui du maître – si la société, la nature, la famille ont été rejetantes.

En conclusion : il semble que la prochaine année est bien préparée. Il faut toutefois regretter que les camarades n’aient pas assez parlé de leurs difficultés. Sont-ils déçus ? Qu’attendaient-ils ? Quels sont leurs besoins ? Quelle est leur opinion ?

2. Voir le monde tel qu’il est. Bannir le merveilleux pompier et le mélo.

a) Ce qui gêne le plus les camarades, c’est de découvrir des thèmes d’albums. L’instituteur reste en effet sous l’envoûtement « du sujet à traiter » donné d’avance, alors qu’il ne s’agit au contraire que de découvrir une impression, une sensation, un fait infime pour démarrer : le sujet, il se développe par la suite et l’on ne sait d’avance dans quel sens il ira, donc, bride sur le cou, liberté de chevauchées, fuite vers le rêve.

b) L’album doit être étoffé par un petit drame qui en est la trame. Pas de souci à ce sujet : L’enfant a le sens du drame, il improvise dans le drame. Laissez-le aller. Mais ne retenez que ce qui semble neuf, inédit. Repartez de cet inédit et ainsi créez une chaîne plus allégée, plus poétique, sortie, cueillie, choisie dans le tout venant.

c) Les camarades ont peur de l’abracadabram. Quand on l’a débarrassé de sa gangue, il laisse pourtant un matériau de premier choix. L’abracadabram est préférable au pompier et au mélo.
Il renseigne sur l’affectivité enfantine et ses outrances mêmes sont utiles pour la compréhension de l’enfant. Il suffit ensuite de faire la transposition soit dans le domaine poétique, soit dans le merveilleux scientifique, soit sur le plan artistique pour que cette libération brutale s’affine et devienne libération créatrice.

Deux exemples sont donnés :

Cinq petits enfants avaient péché la lune, École Jules-Ferry, Athis-Mons (S.-et-O.). Histoire accordéon sans censure. CP et CE, à décortiquer et resserrer.

Voyageurs de l’espace, CM de l’École Freinet de neige. Conte fantastique de la science moderne qui a eu pour origine la lecture de la pire des littératures d’enfants, illustrés à sensation qui foisonnent dans les kiosques de gare.

d) Le pire danger, c’est le mélo – difficilement déracinable – Il est trop souvent considéré comme la seule forme de nourriture de la sensibilité débordante de l’enfant : Noëls d’orphelins, enfants abandonnés, bonnes actions, prix de vertu... tous sujets qui servent de pâture et immobilisent ce don de l’âme susceptible de créer tant de chefs-d’œuvre quand il est axé sur la voie royale.

Un exemple de mélo est hâtivement donné et en comparaison deux créations originales d’après les indications de thèmes d’albums :

Le Pêcheur de lune, École de Dannemoine (Yonne).

Le balayeur de neige, CE École de Tournemire (Aveyron).

Tous deux très bons à publier.

e) La pratique nous montre que pour entraîner les camarades il faut au départ, donner l’impulsion à la sensibilité de l’enfant, par quelques suggestions qui invitent au voyage. Ce ne sont pas à vrai dire des thèmes d’album, mais une position de la sensibilité et de l’imagination pour le déploiement de l’aventure qu’il reste à inventer.
Nous sommes à la disposition des camarades pour proposer ces points d’inventions, résumés en quelques lignes. Ils ne sont que des notations faites à l’École Freinet, notations riches de contenu émotionnel et qui restent toujours dans le registre affectif de l’enfant.

f) Chaque album créé devrait retracer l’atmosphère de l’école dans laquelle il s’est construit. Les créations de Trégastel méritent une attention particulière car ils témoignent de ce point de rencontre très subtil de la part de l’enfant et de la part du maître. Nous proposons que, au cours de la prochaine année scolaire une page soit consacrée à l’expérience de Trégastel.

En conclusion, chaque camarade qui prend part à la discussion est convaincu qu’il reste tout à faire et intérieurement s’engage à faire plus et mieux pour honorer la littérature enfantine.
Il est à déplorer surtout que les CM n’arrivent pas à se lancer dans la réalisation d’albums.
Pourtant le merveilleux de la science moderne les passionne. Quelles écoles voudraient collaborer avec l’École Freinet ? Nous écrire dès à présent.

Élise Freinet et Paul Le Bohec
(Travaux du congrès)

Texte paru dans l’éducateur n°26, édition technologique, 10 juin 1957, p.14-16