Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

L’Art à l’école

Le plaisir esthétique et, surtout, le plaisir psychologique, représentent, chez l’éducateur vrai, 90% des profits réalisés. Cependant, pour essayer d’être moins incomplet, il y a lieu de signaler encore, au moins brièvement, trois nouveaux aspects de la question. Ils sont peut être plus personnels que les deux autres, mais je ne crois pas me tromper en pensant que beaucoup de camarades les ont éprouvés.

1) un bonheur de créer ;
2) un plaisir de la recherche ;
3) une compensation.

1)   BONHEUR DE CRÉER

En fait, il ne s’agit pas de la création elle-même, mais plutôt d’une participation à la création.

– Voir une œuvre s’échafauder, s’équilibrer, se construire ; se réjouir d’une série de réussites ; trembler qu’une faute de goût (du point de vue de l’adulte) ne vienne jeter à bas un édifice si miraculeusement édifié jusqu’à cette minute ; restaurer une œuvre vouée au désastre et, pour cela, chercher longuement (parce qu’il nous arrive, surtout au début, de prendre le pinceau en main — nous estimons, en effet, que les premiers pas doivent être réussis : un enfant qui tombe à 9 mois attend quelquefois l’âge de 15 mois ou même de 18 mois avant de reprendre la série de ses expériences) ;

– S’obliger au mutisme, rester impassible si l’enfant vous interroge de la voix ou du regard. (Excellente discipline qui mérite une récompense : l’enfant, presque toujours, fait mieux que ce vous auriez pu lui proposer.) – Tout cela, c’est vivre la création.

Cette création n’a qu’un côté positif. Le peintre adulte, à moins qu’il ne soit un artiste véritable, se réfère consciemment ou non a une série de règles, plus ou moins inhibitrices, telles que : vente du tableau, goût du public, avis des marchands de tableaux, opinion des amateurs d’art, critique des critiques, appréciations des confrères, passé du peintre, que sais-je encore !

L’instituteur, qui est à l’origine de l’œuvre enfantine, puisqu’il en fournit les conditions, n’a pas d’inquiétudes à avoir, de susceptibilité à protéger puisque ce n’est pas lui l’auteur ; que, dans l’affaire, il a seulement un rôle de catalyseur, d’entremetteur. Et ce lui est l’occasion d’éprouver un nouveau plaisir.

2) LE PLAISIR DE LA RECHERCHE

En effet, le maître est le démarcheur des techniques : il s’instruit, recherche et fournit aux enfants les diverses techniques (ce qui ne veut pas dire que ceux-ci soient totalement impuissants dans ce domaine, au contraire même : « ils sont plus forts que nous »). Mais c’est l’instituteur qui lit les revues, qui recherche les gisements d’argile, bricole ou achète un four électrique, perfectionne la technique du plâtre ; se cultive pour valoir plus afin de pouvoir offrir plus, cherche sans arrêt, découvre, améliore, de façon à fournir aux enfants des techniques en relation avec les possibilités locales. Cette recherche constante, fructueuse et jamais terminée, apporte une grande part de bonheur à celui qui s’y adonne, bonheur qui n’est pas sans analogie avec celui qu’éprouvent les savants, les historiens, les explorateurs. Et il y a aussi l’obligation de se renouveler, de chercher toujours quelque chose d’autre. (Les enfants d’une école, même s’ils ne sont plus dans la classe « moderne », prennent leur profit des techniques nouvelles qui y sont expérimentées).

3)   LA COMPENSATION

Souvent, l’école qui « réussit » a pour maître quelqu’un d’ignare, dont la compétence est très limitée et les possibilités artistiques voisines de zéro. On serait tenté de croire à cette boutade : « En dessin et en peinture libre, moins le maître en sait (ou croit en savoir), mieux cela vaut pour les enfants. » Ce n’est pas juste : surtout au niveau des grandes classes, et même des petites, le maître a besoin d’être cultivé. Mais celui qui ne sait rien ne sera pas tenté d’inculquer aux enfants des procédés, des recettes qui ne feraient que tuer leur inspiration. Celui qui sait quelque chose devrait savoir avant tout qu’il ne faut pas tenter de leur faire connaître des procédés, surtout s’il s’agit d’enfants débutants qui ne sont pas encore solidement accrochés. Et, d’ailleurs, que peut-on savoir en art ? Socrate répond : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. »

Le maître qui est dénué de tout talent et qui en a peut-être souffert durant toute sa vie scolaire et post-scolaire est heureux des « succès » de ses enfants qui ont un peu de lui-même. Il a l’impression, à 30 ans, d’effacer ses 25 dernières années et de se retrouver neuf à l’âge de 5 ans. Il a l’impression de pouvoir recommencer sa vie, de refaire ses apprentissages, d’être au commencement d’une nouvelle jeunesse. Cette possibilité qu’offre l’école de pouvoir toujours tout recommencer n’est pas réservée au domaine de l’art, mais c’est dans celui-ci que les ratages ont été généralement les plus complets.

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°8, édition culturelle 10 décembre 1956, p.33-35

Introduction par Élise Freinet au texte de Paul Le Bohec :

Nous avions ici, à l’appui des réflexions de Le Bohec, fait appel à nos camarades pour que se créent dans cette rubrique, un échange d’idées, certes, mais aussi une mise en commun d’expériences et surtout un élargissement de notre horizon primaire vers une culture neuve.

Pouvons-nous dire que le silence de nos adhérents, plus encore que les plaintes de ceux qui nous livrent leur impuissance, nous causent une grande peine ? Nous avons peur de constater un amoindrissement de cette joie dont nous jouissions en camarades, nous la prêtant de l’un à l’autre pour porter témoignage que la vie – du moins au départ chez l’enfant – était belle, riche de potentialités, chargée de dons, éclatante de surprises innombrables dont nos beaux congrès faisaient la preuve.

Cependant, il faut prendre les choses comme elles sont. Ce n’est certes pas par négligence ni indifférence à notre Éducateur que l’on s’abstient d’écrire, mais bien pour la raison grave d’une situation scolaire épuisante qui ne laisse même plus la possibilité de penser :

« Le soir, quand je rentre, écrit un camarade, je suis absolument vidé par l’effort d’une pénible journée de classe, plus études. Je ne puis plus aligner deux idées sur le papier sur un sujet (l’art enfantin) qui pourtant me tient tant à cœur... Mes enfants continuent à dessiner dans la mesure du possible. Mais, moi, je n’entre plus dans le jeu parce que occupé avec d’autres enfants. Si tu cites ma lettre, ne me nomme pas, car je ne voudrais, pour rien au monde, semer le vent du pessimisme. Heureusement, mes gosses sont toujours enthousiastes et valent mieux que leur maître. »

« Comment je m’évertue à sauvegarder le pouvoir créateur de mes élèves ? écrit une maternelle – j’aimerais bien vous l’écrire, car je ne veux pas capituler, mais je suis si fatiguée le soir et ma santé me donne de tels soucis que toute mon énergie se tend vers notre fête de Noël que je ne veux pas sacrifier. Nous dessinons toujours, par équipe, et nous nous acclimatons au bruit, à la pagaille, pour sauvegarder notre joie à peindre et à réaliser de belles choses. Les enfants, eux, ne sont jamais fatigués de dessiner et même si je lâchais, eux me pousseraient... Heureusement ! »

Oui, heureusement que l’enfant reste semblable à lui-même et que dans ces ilots privilégiés que sont encore quelques écoles de village, nos expériences peuvent être poursuivies dans le cadre d’une nature équilibrant, au rythme des saisons, au cœur de la paix villageoise, qui atténuent malgré tout les duretés actuelles de la vie enseignante.

Notre camarade Le Bohec a par surcroît l’avantage d’être jeune, de rester par la curiosité et l’enthousiasme au niveau de ses élèves, de s’agrandir de leurs joies, de se purifier sans cesse au contact de leur sincérité. Dans de telles conjonctures tout contact avec l’enfant est fertile rencontre. Le meneur de jeu, toujours donnant, toujours offrant est tout naturellement amené à grossir peut-être cette part de l’adulte qui donne à la classe de Le Bohec ce caractère d’originalité qui n’appartient qu’à l’école de Trégastel.

Mais, dans la majorité de nos classes, ce n’est pas l’instituteur « qui est à l’origine de l’activité enfantine » et il n’est pas certain non plus que « l’âme adulte soit infiniment plus riche que l’âme enfantine ». Avoir vécu, ce n’est pas forcément acquérir en s’enrichissant, mais souvent, hélas ! oublier, se durcir, se scléroser, faire provision d’agressivité...

L’enfant est riche sans le savoir et fort de cette richesse globale qui jamais ne se contrôle, il a le grand privilège de se faire confiance, de devenir, sans-arrière-pensée, un faiseur d’actes. C’est pour toutes ces raisons que dans le tumulte des classes surchargées, il entraîne le maître dans une vocation d’exigence : un beau dessin, un texte libre original, un poème tenus en compensation de la banalité quotidienne, donnent à l’éducateur la mesure de la vie, l’arrachent à la solitude et au pessimisme. C’est ce qu’expriment en peu de mots les deux camarades qui ont tenu à nous faire savoir qu’ils ne seront jamais plus des êtres de désespoir grâce à l’enfant qui marche devant eux.

Et ceci doit être mis au compte de notre pédagogie d’expression libre.

Le Bohec, cœur enthousiaste et esprit chercheur, a l’avantage d’aller plus loin : de savoir toujours prendre sa part de l’allégresse du monde. Il regarde les êtres au cœur de leur lumière et dès lors, son métier devient un grand discernement et aussi une manière de moisson de plein vent qui nous est d’un grand enseignement. Et même si, nous exprimant ce qu’il acquiert, il revient à une formule un peu trop scolastique, nous savons bien que chaque idée générale contient une expérience de vérité devenue magnifique discipline vers une culture toujours plus humaine et optimiste.


Élise Freinet