Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Les techniques Freinet peuvent-elles déborder le cadre scolaire ?

Dans sa maison, au cœur de son petit village, un homme vient, comme chaque matin, se planter devant sa glace. Pour l’instant, il est seul et se rase en se faisant des grimaces ; ou bien, il se tutoie et s’attribue des prénoms imaginaires. Mais cela ne dure pas. D’autres titres pénètrent dans son monde et le nomment successivement : « loup, chou ou lapin » ; « papa » ; « Monsieur Untel » ; « Monsieur » ; « Untel », etc.

Car cet homme, d’abord seul avec lui-même, devient tour à tour, mari, père, instituteur, éducateur peut-être, militant politique... Ces divers aspects de sa personnalité sont-ils nettement séparés ou s’imbriquent-ils les uns dans les autres ?

S’il veut vraiment les séparer, notre Maître Jacques devra disposer d’une garde-robe bien fournie et, pour le visage, d’une belle collection de masques : — masque affable du mari prévenant — masque noble du père austère, sévère, mais juste — masque irréprochable de l’instituteur sévère, mais juste — masque sérieux du militant incorruptible, indomptable et rempli de science politique — et aussi masque de clown pour les minutes de solitude étanche.

Eh ! bien, non ! Il n’est pas possible de jongler sans se tromper avec une telle panoplie de carnaval. Les divers aspects de la personnalité d’un instituteur s’interpénètrent. Et si, par aventure, il s’est imprégné, sur le plan professionnel, de l’esprit de l’École Moderne, ses autres fonctions seront également touchées.

Peut-on s’en étonner ? Non, bien sûr. Car l’école n’est pas le seul domaine de l’éducation. Et les techniques Freinet, valables à l’école, doivent l’être nécessairement hors de l’école, car elles reposent sur des principes de vie. Elles doivent déborder le cadre scolaire et peuvent devenir des Techniques de Vie.

Il serait passionnant d’étudier, en profondeur, les influences possibles des Techniques Freinet « à l’extérieur ». Il ne m’appartient pas de me livrer à cette étude, mais j’aimerais toutefois, pour amorcer le débat ou découvrir des pistes de pénétration dans un monde nouveau, survoler rapidement trois zones en précisant tout de suite que je n’avance rien de définitif et que cela peut servir, tout au plus d’hypothèse de travail.

L’éducation de soi-même (apport des Techniques Freinet sur le plan personnel)

Cet été, j’ai pris conscience de l’existence de drames chez beaucoup de jeunes instituteurs. J’ai rencontré Gilles, Gisèle et Claude et Hélène. Le premier revient d’Algérie, les autres sortent à peine d’une enfance et d’une adolescence difficiles. Ils ont souffert ; la vie les a maltraités et ils étaient désenchantés, désespérés, presque vaincus, presque résignés. Personne à qui se raccrocher ; aucun idéal auquel on puisse croire ; rien ne valait la peine de rien. La vie était vide et le monde triste.

Et pourtant, voilà qu’ils renaissent, qu’ils reprennent confiance, qu’ils s’éveillent à nouveau, qu’ils repartent. Ah ! Oui, l’École Moderne peut beaucoup pour les jeunes. Elle peut répondre à leur attente. Elle peut être une planche de salut pour beaucoup. Nos techniques sont bienfaisantes aussi pour l’éducateur. Elles peuvent devenir un moyen, une façon de vivre, une technique de vie qui peut s’intégrer à chaque individu et répondre à ses exigences les plus grandes et les plus secrètes.

La fraternité
Ce que les jeunes ont surtout à découvrir au début, c’est la fraternité. Ce sentiment pourrait sembler émaner davantage des individus que des techniques elles-mêmes mais, en fait, en est inséparable. Cette fraternité qui séduit Gilles et Gisèle la solitaire et Jeannette l’écorchée et Hélène la douloureuse, cette fraternité si bienfaisante, si nourrissante, si merveilleuse à découvrir dans un monde désaxé, dans cette vallée de larmes où le bureau des pleurs est toujours ouvert, où tout est combiné pour désintégrer la personnalité, ou donc prend-elle sa source ?

La Simplicité
Eh ! Oui, pour moi la simplicité est partie intégrante des Techniques Freinet. Comment l’Éducateur ne deviendrait-il pas simple ? La culture qu’il donnera aux enfants n’est pas une culture superficielle, artificielle, bonne en tout lieu et toute circonstance. Non, elle s’enracine profondément dans le milieu où l’enfant se trouve placé.
La tâche de l’Éducateur, c’est d’aider l’enfant à comprendre, à appréhender son milieu. Ce n’est pas l’affaire de quelques mots hâtivement et définitivement jetés sur un pompeux cahier de monographie, cahier qui ressort automatiquement chaque année, à la même date. Non, c’est une recherche profonde, permanente, passionnante et jamais terminée des éléments constitutifs de ce milieu, de leur imbrication, de leurs interférences et de leur évolution. Pour jouer à plein son rôle, l’éducateur doit étudier ce milieu et s’y plonger, s’y intégrer, s’y dissoudre. Pour parfaire ses connaissances, il devra interroger le paysan, le carrier, le marin, l’artisan et il s’apercevra vite que l’on aurait pu écrire un très gros livre avec tout ce qu’il ne savait pas. Alors il aboutira assez rapidement à ces conclusions :

 l° À âge égal la somme de savoir de deux hommes est à peu près équivalente ;
2° Le savoir n’est pas dans les livres, mais dans l’expérience ;
3° Quand on est spécialiste, c’est toujours aux dépens de quelque chose.

Alors, l’éducateur a le droit d’être simple, car rien ne justifie les complexes de supériorité qu’il aurait pu faire. Savoir que l’on sait peu, c’est savoir beaucoup.

La Sincérité
Elle est à la base de la fraternité, elle aussi. Elle aussi est conséquence. Nous acceptons la vie dans nos classes. La vie nous accepte à condition de ne pas tricher. Nous ne pouvons tromper les enfants. Nous ne pouvons donner le coup de pouce à l’expérience pour qu’elle réussisse. Nous avons l’obligation d’être vrai et aussi d’être nous-mêmes. Et, c’est ce qui frappe les jeunes de notre mouvement qui ont gardé de leur enfance une soif d’absolu, de sentir chez les camarades de leur groupe cette tension vers la vérité, alors qu’ils n’ont souvent trouvé jusque-là que le mensonge, la débrouillardise, l’escroquerie. Sur ce chapitre, on n’en finirait pas. Les T.F. rendent l’éducateur meilleur parce qu’elles l’obligent à accepter la vie avec toutes ses conséquences.

Le souci de la culture
Ce dont l’éducateur s’aperçoit rapidement en pratiquant les T.F. c’est combien il est mal préparé à sa fonction. Ses insuffisances s’imposent immédiatement à lui. Il doit se cultiver, c’est une obligation (v. Makarenko). Il n’est pas nécessaire d’être cultivé pour démarrer, mais il faut le devenir. Car il a de nombreuses lacunes ; il faudra bien les colmater et, sur certains plans même, entreprendre sa propre rééducation.
Le jeune éducateur découvrira qu’il faut être exigeant avec soi-même. II lui sera beaucoup demandé. Cela n’est pas pour lui déplaire car il a le goût des choses difficiles et il aura un programme de travail à la mesure de son appétit.
II essaiera de mériter sa propre estime. Hum ! C’est difficile.

La joie de créer
Le fait de créer peut être une source de bonheur. Gisèle et Jeannette, qui avaient un certain talent de peintre et de dessinateur m’ont avoué qu’elles ne créent plus. Elles n’en éprouvent plus le besoin : elles se sont mises au service des enfants. L’enfant ne souffre pas non plus lorsqu’il crée : il se libère. Il sait si bien dire et il est si facile à lire qu’on éprouve un grand bonheur à frotter son âme à la sienne. C’est une bien grande joie pour l’éducateur, mais il lui faut la mériter.

Le secret de la jeunesse (au moins de la jeunesse d’esprit)
L’éducateur doit, au contact des enfants, conserver son enthousiasme, son profit des expériences et lutter contre la sclérose. Il voudrait peut-être, par paresse, rester à l’écart dans une petite mare, mais le grand courant de la vie vient l’y dénicher et le bouscule sans management. C’est une affaire d’habitude : on s’y habitue même si bien qu’on n’a plus besoin de souvenirs, de photos, d’archives. On peut aller de l’avant sans se retourner. Pourquoi se retourner ? Le chemin est devant, et non derrière et cela, jusqu’au bout. Un quart d’heure avant ses 120 ans, on est aussi vivant qu’avant, c’est-à-dire aussi chercheur, aussi lutteur, aussi expérimentateur.

La persévérance
Si on a commencé à bouger il faut continuer sa marche en avant sans tenir compte des habitudes, des préjugés, des verbotens, des tabous, des interdits. Ce n’est pas la voie de la facilité. Il n’y a pas à le dissimuler, il faut une certaine dose de courage. Mais cela n’est pas pour effrayer les jeunes, au contraire. Et, en fait, cela vaut seul la peine de vivre. Autrement, on meurt à vingt ans ; seul, le corps survit.

Être exigeant
Il faut être exigeant ; ne pas se contenter de formules toutes faites. Et, si l’on a raison, il ne faut pas se laisser duper par le brillant des discours ou l’apparente rigueur d’un raisonnement. Si l’on a raison, il faut s’accrocher, mais il faut céder quand on n’est plus assuré d’être sur la bonne voie. Il faut aussi lutter contre soi-même et ne pas s’accepter.
La vérité de chacun ne viendra pas des autres. Il ne faut rien accepter d’eux « sans conditions » mais toujours « sous réserves » car la vie change et vérité d’aujourd’hui ne sera pas vérité de demain.

Il faut se lier
aux familles, aux mamans surtout et aux camarades, à ceux qui sont en marche, à ceux qui vivent.

Éducation politique
Apport des T.F. à l’instituteur-militant politique.
On déplore souvent le manque d’éducation politique de la classe ouvrière. Je me suis posé la question :
« Puisqu’il est question d’éducation politique, est-ce que les techniques d’éducation de l’École Moderne n’ont pas leur rôle à jouer ? »
Et j’ai répondu par l’affirmative.
Évidemment les militants d’un parti ne sont pas des enfants. Mais pourquoi ne pas comparer tout ce qui peut être comparé ?
Il n’est pas question de spontanéité, mais d’expérience. L’enfant de six ans ne vient pas de naître : il nous arrive avec un grand nombre d’expériences qu’il faut ordonner. Nous ne tombons pas en extase à chaque mot qu’il prononce, mais nous l’aidons à comprendre, à saisir son milieu et à poursuivre ses expériences. Nous l’aidons à découvrir sa propre vérité sans essayer de lui imposer la nôtre, de l’extérieur.
Eh ! bien, celui qui arrive dans une organisation politique est un peu dans ce cas. Il ne naît pas au monde politique. Il a derrière lui une grande somme d’expériences et il continue d’en faire ; parfois de très amères.
Dans cette organisation, l’instituteur n’a pas à pontifier, à monter en chaire, à débiter son cours puisé dans les livres. « Il ne doit pas se targuer de sa culture auprès des masses, car les hommes à qui il a affaire, raisonnent aussi sainement que lui. »
Mais du fait de son métier, il a aussi de l’expérience. Il faut qu’il apporte sa contribution. Ce qu’il doit faire, c’est aider ses copains à prendre conscience de l’originalité de leur milieu, de ses composantes, de son évolution. Tout doit partir de cette donnée : « Comprendre le milieu sur le plan politique ». Si on se livre à cette étude, ce sera passionnant, permanent, utile et infini. Passionnant, parce qu’on se passionne toujours pour ce qui nous touche de près. Permanent, parce que le monde est en marche, rien n’est arrêté, toujours quelque chose naît, se développe ou meurt. Utile, parce que la connaissance du milieu politique local n’est pas une connaissance bonne en soi, mais une connaissance pour une meilleure action. « Savoir pour mieux agir. »
Infini parce que tout étant contingent, si l’on veut comprendre les faits politiques en profondeur, il faudra se livrer à une étude sérieuse des problèmes connexes que chaque question aura soulevés. Alors, on piétinera quelquefois et on sera bien obligé de chercher une aide auprès des gens de grande expérience, auprès des spécialistes et dans les livres.
L’instituteur devrait fournir la documentation comme il devrait aussi aider faire la somme des expériences. Il a un rôle articulaire à jouer, il doit être un catalyseur.
Oui, les Techniques de l’École Moderne améliorent aussi le militant politique parce qu’elles l’obligent à laisser entrer la vie et c’est dans la vie que l’on apprend.

Éducation dans la famille
Notre rôle est surtout d’éduquer l’enfant à l’école mais nous devons nous intéresser à la matière première de l’éducation, à l’enfant. Il est peut-être possible d’agir sur les familles pour que l’enfant qui nous arrive ne soit pas en trop mauvais état.
S’il est difficile d’avoir une influence sur les familles, il doit être possible à l’éducateur de vérifier, au sein de sa famille, la justesse des enseignements de Freinet.
Théoriquement, les enfants des instituteurs E.M. devraient être parfaits puisque leurs parents sont en possession de la plupart des secrets d’une bonne éducation.
Pratiquement, il n’en est pas ainsi. Pourquoi ? Parce que, si nous savons, pour l’essentiel, quelles doivent être les conditions optimales de l’éducation de nos enfants, nous ne parvenons pas toujours à les obtenir.
Nous nous en rendons compte en dressant le Profit Vital de nos garçons et de nos filles. II y a de nombreuses chutes au point de vue santé des parents, activité des parents, espace, milieu, etc.
Pour l’éducation de nos deux lions, les éléments ne furent pas favorables, il s’en faut de beaucoup. Nous avons pu mesurer combien était importante la question du logement. Nous habitions au deuxième étage d’un immeuble où vivaient six ménages. Les cloisons en étaient minces. Notre fille ayant un certain don de glapissement, nous faisions notre possible pour obtenir un silence relatif et, de ce fait, le garçon devait souvent céder alors qu’il n’avait pas tous les torts et il aurait pu se croire le mal-aimé.
J’avais lu en quelque endroit que les façons de vivre utilisées jusqu’à dix ans risquaient de devenir définitives. J’en étais un peu effrayé pour l’avenir car, entre mon garçon et moi, ça n’allait pas comme il aurait fallu. C’est alors que j’ai essayé de comprendre son comportement à la lumière de « Psychologie sensible ».
Les progrès ont tout de suite été remarquables. Ils sont devenus importants lorsque nous avons déménagé. Nous avons en effet fait construire une petite maison dans un cadre idéal et la vie de notre famille en a été transformée.
Grace à Freinet, la silhouette du père de famille idéal s’est dessinée dans mon esprit. Je me suis efforcé d’y ressembler sans y parvenir.
J’ai su que l’on enseignait ce que l’on était et je me suis hâté d’acquérir des qualités pour compenser les nombreux défauts que j’avais transmis à mon fils. Nous avons su refuser la ville, nous avons préservé Hervé des études surveillées. (Il apprenait beaucoup plus en bricolant ou en jouant avec ses camarades dans les landes, les champs, les grèves.)
Nous avons compris l’importance :
— des camarades ;
— de la non-maniaquerie des parents ;
— de leur jeunesse de caractère ;
— de l’intérêt que les parents accordent aux travaux, aux projets de leurs enfants ;
— du sérieux avec lequel on doit les considérer ;
— de la sincérité totale de nos réponses ;
— de la valeur des outils dont ils peuvent disposer, etc.

Cela, nous nous sommes efforcés de le donner. Hélas, nous n’y sommes pas toujours parvenus. En particulier, absorbés par divers militantismes, je n’ai pas consacré assez de temps à ma famille.
Maintenant, mon garçon est-il bien armé pour la vie ?
Le bilan est-il positif ? En toute sincérité, je le crois et pour cela, je dois dire un grand merci à Freinet et à Élise.

Paul Le Bohec

Texte paru dans Techniques de vie N°1, octobre 1959, p.15-22