Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Le « par cœur » pour un but précis

Actuellement, en cette fin d’année scolaire, le par cœur joue son rôle néfaste. Que de sourcils froncés, de têtes entre les mains, de doigts dans les oreilles. Que de psalmodies, de complaintes, d’incantations pour se concilier les dieux fantasques des examens. Il est nécessaire de sacrifier à ces dieux ; ainsi le veut notre civilisation retardataire. Qu’importe que l’on sache extraire une balle d’un cœur si l’on ne peut rien dire de la maladie bronzée (film : Sous les toits de Paris). Car il faut savoir parler ; savoir faire. Qu’importe ! Il faut savoir parler « au sujet de », on ne vous demande pas de savoir trancher dans le vif du sujet.

Et c’est bien pour cela que le par cœur sévit : il faut franchir un cap, il faut viser un point précis de l’avenir. Il faut tout sacrifier pour ce but, il faut remplir cette épreuve et l’on pourra ensuite être armé chevalier, bachelier ou docteur.

Une parente me raconte que son professeur de philo avait toujours beaucoup de succès au bac. Elle faisait apprendre le cours de philo par cœur. C’était idiot, et le professeur s’en rendait parfaitement compte, mais elle voulait des succès au bac. Alors il fallait apprendre à couler sa pensée dans le moule des mots et comme c’était les mots des autres, c’était aussi la pensée des autres que l’on apprenait par cœur.
D’ailleurs plus d’un prof de philo écrit en marge des devoirs : « Idées personnelles, donc fausses ».
Seul, Aristote a raison. Hors de lui, point de salut.

Seulement, une fois l’examen franchi, il n’y a plus que des gens qui font roue libre et descendent la pente de la vie sans donner un coup de pédale, uniquement par l’inertie acquise.
Et, comme ces morts corses de Fleur d’épine que l’on fait remonter, à califourchon sur un mulet, au village natal, les gens qui suivent cette pente peuvent ainsi être morts à 20 ans sans qu’ils le sachent. Ils se sont tués à apprendre par cœur. Le par cœur les a tués. Descendre ça les repose.

Mais s’agit-il d’avoir une cervelle pleine pour le jour J, ou faut-il avoir des connaissances pour la vie ?
N’y a-t-il de vrai que la pensée d’autrui qui vient se plaquer sur nous comme le crépi de l’école qui s’est détaché un jour parce qu’il n’avait en aucun point adhéré à la pierre ?

Ou bien ne vaut-il pas mieux penser que l’on peut construire une personnalité en ajoutant des aliments (les éléments de la vie) à la première petite lueur jusqu’à ce qu’elle devienne un feu dévorant ?

Faut-il qu’une pensée autonome et personnelle soit dangereuse au point qu’il faille à tout prix l’étouffer par un fatras, une masse de matériaux impropres et inassimilables. Car c’est bien cela : le par cœur introduit les idées des autres. Alors on peut essayer de se les ingurgiter et un jour vient, où, comme l’âne qui commençait à s’habituer à ne se nourrir que d’air, la pensée personnelle meurt d’avoir été étouffée et abandonnée.
Beau résultat qui, pour certains, est un résultat positif.

À côté de cette parente qui oublia tout après son bac, mais qui conserva un dégoût de l’effort intellectuel, il y a celui qui prépare ses examens (et les réussit) en jouant souvent à la pelote basque.
« Il y a plus de philosophie. Horatio, dans une balle de caoutchouc... »
Et celui-ci, après le bac, commençait une vie d’étude due à une conservation d’une inextinguible soif de connaître.

Le savoir qu’apporte le par cœur, c’est un savoir illusoire qui n’est pas intégré aux fibres de l’être. C’est un vernis extérieur qui s’écaille au moindre choc. Le vrai savoir, c’est celui qui se construit de l’intérieur, étincelle après étincelle, flamme après flamme, expérience après expérience. (J’en ai dit deux mots dans Techniques de Vie n° 3.)

Pour qu’il y ait accrochage, fixation, l’être doit être concerné. Il se souvient surtout de ce qui le concerne.
Et on pourrait peut-être aller jusqu’à dire que pour qu’il y ait mémorisation, il faut qu’il y ait émotion. L’émotion pouvant être intellectuelle. Il peut y avoir le plaisir de la découverte, la remarque, l’observation qui sont parfois si rapides qu’on les prend pour de l’intuition.
On ne retient bien, je crois, que ce qui étonne, ce que l’on découvre. Et comme le pense M. Legrand il faut préserver et cultiver nos facultés d’étonnement qui risqueraient fort de s’émouvoir si on n’y prenait garde.

Maintenant, même la table de multiplication ne saurait être accrochée par le par cœur, mais par l’expérience sans cesse renouvelée et surtout profondément vécue.
Et puisque j’en suis aux maths et que cela est concerné par la circulaire puisqu’on y parle de mécanismes, il faut dire qu’il y a deux catégories d’enfants.

Il y a les matheux subtils qu’il faut traiter avec ménagement pour ne pas détruire quelque ressort délicat et ceux-là s’accommoderaient d’un apprentissage par cœur d’une table d’addition ou de multiplication parce qu’ils y fourrent des raisonnements, des remarques, des rapprochements, des connections, des similitudes, des séries, des parités, des décimales, etc.

Et il y a les autres qui sont comme un sac percé dans lequel on essaie de mettre quelque chose et tout fuit par le trou. II reste bien quelques copeaux accrochés aux fibres du tissu et qui pourraient faire croire que d’autres copeaux pourraient s’accrocher et s’entasser petit à petit. Mais au moindre petit choc, tout dégringole et on se retrouve sac vide comme devant.
Seul, pour ces enfants, l’expérimentation peut boucher le trou et soudain, à force de fiches avec matériel ou sans matériel, on s’aperçoit que les notions sont acquises et définitivement. Mais ce n’est pas du par cœur plaqué de l’extérieur mais de l’expérience intégrée à l’être, surtout quand à la base il y a le calcul vivant avec les couleurs, les odeurs, les formes, les émotions, les espoirs qu’y introduit la vie et qui sont nécessaires pour que soit riche et pleine de vie la matière de la notion à retenir.

Alors la forme la plus authentique du savoir c’est l’expérience.

Paul Le Bohec

Article paru dans Techniques de Vie n°10, octobre 1961, p.25-27

Extrait du dossier :
Le « par cœur » serait-il aujourd'hui la forme la plus authentique et la plus durable du savoir ?