Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins

Foin des connaissances

Oui, foin des connaissances, dans les petites classes tout au moins. Ou, plus exactement, foin du souci des connaissances.

En effet, c’est ce travers, cette manie enseignante qui nous empêche aujourd’hui d’avancer. Chaque année, nous nous hâtons de répondre aux exigences du programme afin de pouvoir, enfin, travailler librement. Et chaque année, le mois de juin arrive avant que nous ayons eu le temps de nous libérer.

Il faut le dire que nous travaillons pour rien. Il faut le crier que le programme nous gêne et nous empêche d’avancer et de faire avancer les enfants.

Il nous gêne parce qu’il ne correspond plus à notre époque. En 1945, l’École Moderne pouvait dire : Nous ne sommes plus en 1900. En 1955, elle pouvait dire : Il ne faut pas dater de l’an quarante. En 1963, elle doit dire : Nous ne sommes plus en 1960.

Car, depuis cette date, il s’est produit un événement capital pour des pédagogues : la téléisation de la France. Cette année, le nombre des téléviseurs va passer de 2 à 7 millions !

Dans ma classe déjà, tous les enfants, sauf deux, ont des contacts presque quotidiens avec la télé.

Alors, à partir de là, tout change. Maintenant, le maître ne peut plus dire un mot sans qu’aussitôt tombe la phrase :

– Oui, monsieur, j’ai vu cela à la télévision.

Pour un peu, il faudrait qu’il se batte pour réussir à l’aide de ses moyens habituels - salive, moulinage des bras, dessins, documents - à se faire écouter. Et à croire lui-même qu’il a réussi à donner un semblant d’idée de la chose qu’il voulait faire imaginer, à se donner l’illusion que, sur le plan documentaire, il peut encore apporter quelque chose.

Mais, dites-moi, pourquoi se soucier de la montagne, du ski, du pic, de la chaîne, du col, du volcan, du navire, du port, du canal, de l’écluse, de François 1er, de Christophe Colomb, de Versailles, puisqu’ils l’ont vu à la télé, ou ils le verront. Sans compter les opéras, les ballets, les pièces : Shakespeare, Molière, Mozart, Bizet.

Nous savions tout, maintenant, ils savent tout.

Nous savions tout par la lecture. Et c’est de là que vient notre déformation intellectuelle : en nous, l’idée préexiste presque toujours. Au point que c’est, pour nous, une joie sans pareille de découvrir, parfois, que le réel accepte de se loger dans nos constructions préétablies.

Mais c’était déjà beau d’avoir la lecture ; car c’était le seul moyen de culture. Aussi, l’école avait-elle tenu à créer un certain halo de connaissances pour que l’enfant ne soit pas démuni en entrant dans le monde ; pour qu’il ait au moins, quelques clartés de tout. Et l’on se dépêchait de lui en fourrer dans la tête parce que, savez-vous, l’esprit humain n’est ouvert que de 6 à 12 ans. Après, la pellicule est périmée, on n’y peut plus rien inscrire. Aussi fallait-il se hâter de bourrer l’enfant de lecture car, sans elle, pas de leçons de géo, d’histoire, de science, de grammaire, de conjugaison : l’école ne pouvait pas fonctionner. Les enfants acceptaient cela sans protester, car les cerveaux étaient libres et l’ignorance immense. On avait soif de connaître et, alors, seule l’école enseignait.

Maintenant, nous n’avons plus à nous faire de souci : les connaissances affluent de partout ; si bien que les enfants en sont submergés. Et on pourrait même penser qu’elles sont devenues une nouvelle forme d’oppression. Il suffit de considérer les Quitte ou Double où il n’est question que d’érudition, comme si ce n’était pas l’écume de l’esprit.

En fait, la télévision nous délivre en se chargeant de l’information. Elle le fait d’ailleurs bien mieux que ne pouvaient le faire les leçons. Aussi, on peut sans inconvénients supprimer celles- ci.

La Télévision va-t-elle nous supprimer ?

Mais, attention à nous : la télévision ne va-t-elle pas également nous supprimer ?

Non, il n’y a pas de danger. Et ceux qui prétendent le contraire ne sont pas sans mesquines arrière-pensées.

Car si elle donne une connaissance plus assimilable que celle que procure la lecture, elle n’en est pas moins insuffisante, même sur le plan de la vision qui est son domaine propre. En effet, regarder, par exemple, une source à la télé, et regarder la source qui se trouve à vingt mètres de l’école, ce sont deux choses totalement différentes. Dans le second cas, outre le fait même de la source, il y a l’odeur des feuilles mortes dans le fossé, la mousse qui s’accroche à la pierre, la fraîcheur de l’air, l’intensité de la lumière, les paroles échangées, la permanence de l’événement, le franchissement de la barrière, la couleur des vêtements de vos voisins, la main qui s’appuie sur votre épaule, les autres respirations, tout un complexe de sensations qui donne la connaissance profonde, véritablement intégrée à l’être.

Et celui qui aura vu la vraie source et verra ensuite une source à la télévision en tirera plus de profit parce qu’il en aura eu l’expérience : il y aura correspondance. Mais l’expérience devrait toujours précéder la reconnaissance de l’image.

« Comme un cheval d’os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive. »  (Aragon, La chambre de Don Quichotte)

Il faudrait donc que le programme nous aide à nous préoccuper, d’abord, de la vision directe des choses. Autour de l’école, elles sont innombrables. Et les angles sous lesquels on peut les considérer sont variés à l’infini. Si bien qu’on n’aurait pas trop de toute une scolarité pour en faire le tour.

Mais, maintenant, si l’on veut que l’école joue pleinement son rôle, il ne suffira pas que l’enfant ait vu, il faudrait aussi qu’il ait fait et surtout qu’il ait découvert et lu, interrogé, enquêté pour prolonger sa découverte. Il ne faut pas oublier également que la psychothérapie s’impose maintenant à nous comme une nécessité inéluctable.

Une mutation s’est produite

Adieu donc, manuels ; adieu leçons ; adieu même une certaine télévision scolaire. Une mutation s’est produite, on ne peut rien y faire. Les instituteurs exerçant depuis plus de trois ans vont être contraints de se faire recycler. Et, évidemment, le programme aussi doit changer.

Il faudrait d’ailleurs un programme plancher et non plus un programme plafond. Et pour les CP-CE1, (cours que l’on pourrait appeler maternelle moyenne et maternelle supérieure) pourquoi pas le programme suivant ?

– Une lecture courante ; une écriture lisible ; les nombres de 1 à 20 au CP, de 1 à 100 au CE1 ; l’addition et la soustraction (la multiplication étant réservée au CE2 et la division au CM1) ; des textes libres assez corrects. Et c’est tout !

Ah ! Si cela nous était donné, comme nous pourrions travailler ! Puisque maintenant l’enfant est assuré de ses clartés, on pourrait lui offrir des soleils.

Nous ne serions plus alors des vieillards jaloux, sarrasins persécuteurs, en train de guetter l’enfant qui descend en chantant vers la vallée. Nous ne le bombarderions plus de nos rochers nus de calcul sec ou de grammaire. Mais nous descendrions jusqu’à lui pour l’aider à franchir les obstacles qui se dressent sur sa route. Et, d’ailleurs, il aurait tant d’élan, tant d’enthousiasme, tant d’appétit de vivre, qu’il les franchirait presque tous aisément.

Nous ne dirions plus avec Aragon :

« J’écoute les pas mourir ; j’écoute au loin mourir les jeunes gens. Ceux même qui ne meurent pas, quelque chose en eux s’est éteint, quelque chose qui meurt en eux sans attendre le matin. »

Mais au contraire :

« Il y a un monde à conquérir autrement que par le canon. Un monde où jeter joyeusement votre gant dans la balance. » (Les Poètes)

Paul Le Bohec

 

Réponse à Boucherie

Avant d’envoyer mon article sur le radôme à Freinet, j’avais retiré un paragraphe qui l’alourdissait. Mais je vois bien que j’ai eu tort. Voici ce paragraphe :

« Évidemment, nous avons tout de même parlé du radôme en classe. Car, il ne faut pas exagérer l’attitude anti connaissances. Et puis, je fais partie de la classe et j’ai droit aussi, de temps en temps, à mon texte libre. Cependant, cette fois-ci, j’ai eu tort de me précipiter. En effet, le lendemain, un enfant m’a apporté un morceau du radôme déchiré. Alors, je n’ai plus eu, en face de moi, des élèves de bonne volonté qui acceptaient de m’écouter, mais des enfants dont la curiosité était excitée au maximum par ce morceau de réel que l’on pouvait toucher du doigt. Alors, le maître a été interrogé, et les parents : l’ouverture d’esprit était maximum. C’est à ce moment-là qu’il fallait sortir sa science. Mais ceci est une autre histoire ».

À ceci, j’ajouterai qu’on ne voit pas le radôme de Trégastel et qu’un enfant ou deux seulement avaient réellement assisté à l’événement. Pour les autres, il n’était plus qu’un tremblement de terre en Iran : c’était seulement de l’information.

Mes enfants sont au CP-CE1, ce qui explique beaucoup de choses.

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°12-13, la part du maitre, 15 mars-1er avril 1963, p.13-15