Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La fraîcheur des phrases

La fraîcheur des phrases c’est, pour moi, deux choses. La première inclut la notion d’originalité. Frais, cela signifie : nouveau, neuf. Et cela nous paraît bon, à nous les adultes qui nous appliquons à penser comme les autres, avec les mots des autres. De cela, nous sommes d’ailleurs bien excusables : pendant notre scolarité toute entière, on s’est efforcé de nous faire acquérir des idées-types avec des mots types. Évidemment, il y avait là une certaine nécessité du langage qui exige que l’on utilise des symboles communément acceptés et porteurs de significations. Le malheur, c’est qu’à force de servir, les mots s’usent et perdent de leur charge.

Aussi, certains écrivains et, plus particulièrement les poètes, sont-ils dans l’obligation de rechercher constamment des habits nouveaux afin d’augmenter le potentiel de leurs idées.
Les enfants, eux, ne se torturent pas la cervelle. Ils sont originaux, comme ça, sans le vouloir, ou presque. Mais il faut bien se garder de leur couper les ailes pour en faire des canards qui se dandineront sur un mode unique, au milieu du troupeau ; leur originalité est trop précieuse.
Elle n’est pas voulue, soit, nous l’accordons, surtout en ce qui concerne les premières années. En effet, elle naît souvent d’une maladresse de langage, d’une confusion, d’une impropriété des termes employés, de rapprochements inédits. Mais souvent aussi, il faut le dire, d’une vision très aiguë de la réalité. Cette acuité de la vision nous fait défaut. C’est pourquoi nous nous émerveillons parfois de tours, d’ellipses, de raccourcis saisissants. Nous nous étonnons souvent du pouvoir créateur des enfants parce que de notre temps, il était dans l’impossibilité de se manifester. El s’il avait fallu parler, c’eût été selon les canons académiques.

Oui, les enfants sont toujours originaux parce qu’ils ont leur manière propre de ressentir les choses.
« Mais, dira-t-on, si l’originalité n’est pas voulue, il y a tricherie. » Ce n’est pas de l’art puisqu’il n’y a pas intention.
D’abord, nous ne prétendons pas à l’Art, sinon à l’art avec une minuscule.
Et puis, l’Art est-il toujours pavé d’intention ? Les trouvailles des poètes sont-elles toujours dues à un travail, à une volonté ? Il suffit de lire le « Maïakovski » édité chez Seghers (Collection Poètes d’aujourd’hui) pour comprendre le travail du poète qui fixe sur un petit calepin les expressions inédites que lui procure la vie.
Le maître, c’est Maïakovski. C’est à lui d’avoir des oreilles et d’entendre ; c’est à lui de noter, de saisir ; et c’est aussi à lui de faire le tri, de rejeter ce qui est faux, même si cela paraît beau.
S’il y a des trouvailles, il ne doit pas les négliger, mais il ne doit pas non plus s’extasier et bêler d’admiration. Il doit les prendre pour ce qu’elles sont et les enfants relisant leurs textes les prendront pour ce qu’elles sont : du langage de tous les jours. Car originalité, c’est honnêteté, acceptation de la vie simple et tranquille et c’est aussi vérité, authenticité, sincérité.

Quand on est sincère, on est toujours original. Le nombre des facteurs de hasard qui tissent une vie est infini : chaque individu est une personnalité unique. L’expression de la confrontation de cette personnalité à un aspect nécessairement fragmentaire du monde devrait être obligatoirement singulière.
Donc, si un être humain n’est plus original, c’est qu’il a perdu sa sincérité par calcul, nécessité, manque d’audace ou mollesse. Témoins, ces anciens enfants- poètes qui deviennent des véhiculeurs de clichés parce qu’ils ont acquis le souci de plaire à la maîtresse.
Si l’école tue l’originalité, il faut tuer l’école, car elle ne saurait plus engendrer que des monstres, des êtres doubles, des êtres faux, des êtres qui vivent loin d’eux-mêmes, qui sont leur double, apparu après leur mort.

Ne pas accepter les images qui naissent spontanément du choc de l’individu avec le réel, mais obliger les gens à penser en dehors d’eux-mêmes, n’est-ce pas une trahison, une dénaturation des êtres, un crime contre la nature. Le conformisme, qu’est-ce ? sinon un refus de penser par soi-même et par conséquent de vivre, puisque c’est aller en sens contraire de la vie qui avance et s’étend, follement diverse.
Mais en France, dans cette France qui pour un peu s’abandonnerait et glisserait doucement dans les marais lénifiants du conformisme américain, les chemins de la sincérité sont bien recouverts de cendre. Il faut travailler pour les dégager pour nos enfants, pour que leur vie soit belle.

Pour nos enfants oui, mais aussi pour nous. Vous me direz :
« Oh là, je vous tiens. Nous voulons bien croire à ce que vous dites, mais vous devez reconnaître que le maître sait prendre aussi sa bonne part des joies. »
— C’est-à-dire que vous nous soupçonnez de nous délecter, d’introduire dans notre part du maître un plaisir d’artiste !
C’est vrai, le plaisir du maître est indéniable. Mais si, dans les conditions très difficiles qui sont faites à l’enseignement, nous arrivons à tenir et à persévérer, c’est qu’elle nous reste encore un peu cette étincelle de joie, cette flammèche de vie que nous voudrions voir bientôt tout embraser.
Et n’est-il pas bien à plaindre celui qui n’éprouve pas ce plaisir et ne le recherche pas ? C’est qu’il a été tellement détourné de ses sources vives qu’il n’est plus qu’eau de canal croupie au milieu des prés émaillés de pâquerettes et de lieux communs. Une eau de canal, ça porte encore, mais ça ne va plus nulle part. S’arrêter, n’est-ce pas mourir ?

Non, vive le plaisir du poète qui naît des images neuves : belles résultantes du choc des mots inrencontrés.
Oui, on peut continuer à cueillir les beautés et à donner à d’autres le goût de le faire. Nous l’avons tous eu, enfants, qui nous gargarisions d’« Amstramgram – Pain pas, ni caille – Il était une fois une marchande de foie ».
Il faut le retrouver. Si on n’est artiste ou poète, il faut le redevenir parce qu’on l’a été. C’est maintenant devenu une obligation car, aujourd’hui, notre enseignement doit assumer tous les aspects de la vie.

Mais vive aussi la pensée simple, sincère, pure, authentique qui se sert de l’acier des images, des sons et des mots neufs pour frayer son chemin.

Car il faut bien arriver à la seconde idée que renferme l’expression : fraîcheur des phrases.

La fraîcheur des mots ne saurait suffire : ils ne sont que couleurs, lumières, nuances. Mais avant cela et sans cela, ce ne serait qu’un jeu bien gratuit, bien décevant, bien vain. Il faut se préoccuper de l’ossature, de la pensée exprimée. C’est pour cela que les vrais poètes sont rares : s’il suffisait d’être brillant !

À côté de la fraîcheur des mots, Il y a donc une fraîcheur de la pensée enfantine. Qu’est-ce qui en constitue l’essence ?
Entre les lignes d’un poème, d’un tableau, d’une symphonie d’adulte, il faut apprendre à lire à cœur ouvert et, par-delà l’œuvre atteindre l’homme. C’est d’ailleurs ce que ce dernier souhaite toujours : en effet, son œuvre est souvent un masque, une sorte de rébus difficile qu’il faut déchiffrer pour atteindre l’auteur dans sa vérité.
Et l’on comprend la passion de ceux qui sondent avec opiniâtreté les œuvres d’un artiste pour accéder à son intimité.

Il avait une sensibilité d’écorché : il a éprouvé la vie supérieurement. Mais il a été si souvent blessé au plus profond de lui-même qu’il multiplie les précautions : Il hérisse son chemin de difficultés. Mais il s’arrange toujours pour que, bien que difficile, ce chemin reste possible pour les meilleurs : pour ceux qui auront assez de sensibilité, d’intuition, d’imagination, d’expérience pour arriver à lui et le comprendre. Ceux-là, ce sont ses frères, c’est pour eux qu’il a travaillé.

De tous ces savants artifices, l’enfant se soucie peu. C’est en cela que réside justement la fraîcheur des phrases : dans l’expression directe de la pensée.

Un enfant est facilement lisible dans ses mots, ses chants, ses paroles, ses dessins, ses attitudes. Et lui qui est si jeune (je pense toujours à des enfants de 6-8 ans), il ne peut résister à la magie d’un bon climat. Alors il se livre en entier parce qu’il le désire, pour que quelqu’un sache. Et même lorsqu’il utilise des détours, ce sont des ruses de petite malice qu’on se garde bien de mettre à jour et qu’on lui propose au besoin, avec adresse.

Pour l’enfant d’aujourd’hui, il est bon qu’il existe un endroit sur la terre où il puisse être lui-même et exprimer par sa poésie, le texte libre ou tout autre moyen des angoisses profondes. Par exemple ces deux vers :
       Tous les soirs, je m’endors,
       À la berceuse du parler fort.
expriment l’impression de sécurité qu’apporte la voix des parents. Ils parlent, ils sont là, ils me protègent, je ne suis pas seul : je puis me détendre et dormir.

Oui, la fraîcheur des phrases, fraîcheur des âmes pures, des âmes non blessées, du moins pas irrémédiablement.

« Eh ! me dira-t-on, c’est là les mal préparer à la vie que de leur fournir ce confort moral, car la vie est dure. »
Mais, n’est-ce pas excellent de gagner des années ; et des années essentielles. Et puis, quel élan vers le bonheur peut-il avoir celui qui n’y croit pas, celui qui ne l’a pas déjà goûté. N’est-ce pas cette petite expérience du mieux possible qui fait les militants dont l’humanité a besoin ?

Oui, on peut l’apprécier, la susciter cette fraîcheur et l’offrir aux autres enfants, aux parents, aux voisins, à tous les lecteurs du petit journal. C’est, à mon avis un devoir d’éclairer de telles étincelles de pureté la vie des gens. Parce que, comme tous les êtres humains, ils ont cette soif inextinguible de communication ? non, de compréhension ? non plus, mais de fusion, d’identification. Et secrètement, ils aiment retrouver les zones de fraîcheur qu’ils continuent, malgré tout, de porter en eux. Le désir de simplicité, de pureté, de nudité psychologique est puissant, durable et irrépressible.

Oui, mais il ne faut pas s’enfermer dans le monde de l’enfance, car le plaisir le plus pur est corrompu dès qu’il n’est pas partagé par le plus grand nombre. Cela, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

Il est pour demain le monde-à-chacun-suivant-ses-besoins où la sincérité pourra trouver sa place. Les temps viendront où, comme le dit Teilhard de Chardin, l’humanité parviendra à faire son unité. À mon avis, cette tâche requiert aussi la participation du maître.

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n° 9, la part du maitre, 1er février 1962, p.12-13