Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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La poésie, kesxè ?

L’article de Martine Boncourt, paru dans le N°147 de l’Éducateur, m’a intéressé. À lui seul, le titre : « La poésie à l’élémentaire, l’indispensable superflu » suffit à éveiller l’attention. Personnellement, j’aurais même tendance à dire « l’indispensable nécessaire ». Pour une raison toute simple : la vraie nature de l’être humain, c’est « homo sapiens demens ».
« L’originalité d’homo est d’être à la fois sapiens-demens. Elle est liée à l’hypercomplexité humaine qui tient précisément dans la dialectique, l’instabilité, à la limite l’incertitude entre ce qui est dans l’homme sapiens et ce qui est demens. » (Atlan)

Nous sommes maintenant nombreux à avoir pu constater dans nos classes qu’il y a effectivement une dialectique du sérieux et de la fantaisie. Ceux qui, pour être sérieux, ne travaillent que dans le sérieux oublient la moitié de l’Homme et ça, ce n’est pas sérieux. Au début de ma carrière, conditionné par l’austérité de mes études, j’avais essayé de bien faire les choses, comme, paraît-il, cela se devait. Et avec mes premiers élèves, très obéissants, acceptant tout, fonctionnant comme des fonctionnaires, il m’avait semblé sérieusement répondre à la demande de l’administration. Mais ma classe n’était qu’une morne plaine. Cependant, peu de temps après, j’ai introduit le texte libre dans mes classes, et elles se sont immédiatement éveillées, elles se sont mises à vivre. Et, par la suite, j’ai pu constater combien le plaisir d’apprendre et les équilibres psychologiques s’établissaient lorsque je permettais à la fantaisie de se faire sa place.

Cependant, dans l’article en question, il s’agit du titre d’une thèse de doctorat. Et, à mon avis, cela corrompt les choses. Il est clair qu’à l’université, on ne peut travailler sur la complexité, alors qu’elle est le pain quotidien de nos jours. Déjà, utiliser ce titre, c’est traiter de la poésie comme d’une discipline, avec, donc, des procédés à utiliser et des buts fixés dans l’avenir. Elle se trouve alors en grand danger de grammatisation.

Pour moi, la poésie n’existe pas en elle-même, mais seulement comme parfum, comme couleur, comme espace nouveau de rêveries. Soudain, elle apparaît au détour d’une phrase écrite, d’une parole. Mais à peine l’a-t-on soulignée qu’elle s’est déjà envolée. Même problème pour les maths. Soudain, elles s’imposent, c’est leur moment, et puis, on retourne à la luxuriance de la vie.
C’est l’événement qui est le plus enrichissant parce que, face à lui, l’être s’implique entièrement. Un moment de grâce survient, une émotion, un rire, une tendresse, un jeu de mots, un joli bégaiement, une incertitude... et pour quelques secondes ou un long moment, voici la classe prête à s’arrêter dans son élan pour s’évader un instant de la vie ordinaire.

J’aime la position de Martine à propos de la rime, ce « bijou d’un sou » ; elle en comprend les raisons et ne l’exécute pas d’un trait de plume. Et elle accepte de traiter le texte de Fanny. Difficile d’ailleurs de ne pas le faire, car c’est un texte suffisamment insolite, suffisamment en rupture pour susciter l’intérêt de la classe. Et je ne doute pas une seconde que, dans son esprit, elle le mettait à égalité avec les autres formes d’expression.
Mais j’ai connu trop de classes se nourrissant jusqu’à l’écœurement de semblables nourritures pour ne pas attirer l’attention sur ce danger. Car l’artificialité du doublement automatique de la même sonorité empêche l’émergence de tout ce qui pourrait ou voudrait advenir. Le chemin se trouve alors bordé de murs rigides et on ne peut plus s’échapper dans le paysage. Un souci excessif de la rime ferme toutes les portes. Heureusement, les enfants ont naturellement besoin de diversité, de surprise, de rupture, de musicalité, de balancement, d’harmonie... Il faut se soucier de les leur offrir. C’est pourquoi il faut les sortir au plus vite du piège où ils pourraient se trouver enfermés. À mon avis, le mieux, pour le maître, c’est de ne pas entendre, de ne pas juger, de rester en apparence totalement indifférent à cette présence de la rime. S’y arrêter un tant soit peu, c’est trop grand risque à courir.

En effet, les élèves veillent dans l’ombre, ils guettent, ils attendent de savoir ce que veut le maître. Ils sont à l’affût de ses critères de réussite et prêts à se soumettre à ce sous-maître...

Eh ! Quoi, je n’aurais pas le droit d’écrire cela ? Mais c’est mon texte, c’est ma liberté, non ? D’ailleurs, je m’aperçois que je ne l’ai pas écrit par hasard. Et c’est déjà dans la droite ligne de la conclusion à laquelle je veux aboutir. En effet, j’ai d’abord pensé que s’il s’arrête à la rime, ce n’est qu’un sous-maître, car il offre peu aux enfants. Il ne devient un maître qu’en les mettant sur leurs chemins et en s’effaçant le plus possible, tout en s’efforçant d’ouvrir au plus grand l’éventail de leur liberté. Mais je m’aperçois que mon « astuce » est plus sérieuse que je ne le pensais de prime abord. (Voir Freud « Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient »).
En effet, dans le village où j’ai fait mes débuts, on m’appelait le « sous-maître » parce que, en accord avec mon collègue, j’avais choisi la petite classe alors que j’étais le directeur. Et cette dénomination péjorative, datant du dix-neuvième, avait dû me marquer beaucoup puisque, soudainement, à la suite du rapprochement fortuit des phonèmes « s, ou » et « m,è,t,r », elle est apparue à la surface après de si nombreuses années. Jusque-là, cette chose tue était restée dans l’ombre parmi toutes ses compagnes silencieusement enchaînées et, comme elle, guettant le bon moment pour s’évader. Et il s’est enfin présenté. C’est d’ailleurs souvent en cela que réside le charme ou le miracle de la poésie qui, par de surprenants rapprochements, suscite la remise en mouvement de sentiments profondément enfouis.

Pour illustrer ce moment de l’interrogation des enfants face à un nouvel enseignant, je relate l’expérience d’une institutrice qui avait vu se développer une étonnante expression graphique et picturale dans sa classe. Ayant quitté ce poste, elle arriva un jour dans une classe à la créativité totalement endormie.
Les élèves se sont aussitôt intérieurement interrogés :
« Hé ? Qu’est-ce qu’elle veut celle-là en dessin ? Qu’est- ce qu’elle aime ? Que va-t-il falloir faire pour lui plaire et exister à ses yeux ? »

Elle a affiché d’abord un petit clown d’une école amie. Bon, c’était clair « elle » voulait des clowns. Et ils ont fait des clowns. Elle a affiché également une fleur réalisée dans une de ses classes précédentes. Et ils ont fait des fleurs. Mais elle a affiché aussi un éléphant qui ressemblait à un éléphant et même un gribouillage dont la composition lui plaisait. Alors quoi ? On n’y comprenait plus rien. C’était agaçant.
Que fallait-il donc mettre en route ? Comment mobiliser des forces pour réagir à une demande alors qu’il n’y avait pas de demande ?
Cependant, la maîtresse savait ce qu’elle voulait. Mais ils ne savaient pas ce qu’elle voulait. Alors, déconcertés, ils ont fait ce qu’ils voulaient. Et c’était cela qu’elle voulait : qu’ils suivent leurs propres lignes de forces. Et ces forces existent toujours par le fait de la transmission immémoriale des gènes, celle des mythologies de la famille et l’accumulation des incidents et des accidents de l’enfance qui font que chacun est un être de pulsion. Les élèves sentaient confusément que quelque chose avait changé, ils subodoraient que, dans cette classe, il pourrait peut-être y avoir, au moins, un espace de liberté où l’on aurait le droit de laisser agir ses forces vives ! Comment y croire et s’y engager si ce n’est que, progressivement, par une sorte de surenchère des audaces successives du groupe et grâce au large accueil que fait la maîtresse à toute production.

Parallèlement, l’écrit est un autre espace de possibles. Il n’y a d’autre recette en la circonstance que de dire ce que l’on a envie de le dire, comme on a envie de le dire, en utilisant si l’on veut des formes qui sont dans l’air. On peut jouer à se bercer, à se chanter, à s’enchanter, à danser intérieurement suivant des rythmes... ou à les casser à volonté si l’on en éprouve le besoin. Mais, ces formes, on ne les porte pas nécessairement en soi au départ de son écriture. Cependant, il peut arriver qu’on puisse les reconnaître au passage si quelqu’un a pris préalablement le soin de signaler leur existence. Dans une classe, le principal informateur de formes, c’est le maître. Il n’a pas à les inculquer par des exercices. On tomberait alors dans l’oxymore de la grammatisation de la poésie. Il suffit peut-être qu’il lise les textes d’une certaine manière.

Mais avant d’y venir, je veux témoigner d’une expérience réalisée dans un C.M.1 par Michèle Le Guillou, une institutrice du Finistère. Désireuse d’étudier la créativité de ses élèves, elle leur avait dit : « Voilà, j’ai constitué un dossier : à chaque fois que vous aurez écrit un poème, vous me le donnerez et je le collerai dedans. » Mais, alors que, jusque-là, dans ses classes, deux ou trois élèves s’intéressaient à la poésie, cette année-là, ils furent vingt-cinq (sur vingt-cinq) à écrire ce qu’ils appelaient des poèmes. (Bibliothèque de Travail et de Recherche B.T.R « 1000 poèmes en un an » C.E.L.) (Voir également « Le texte libre... libre », Éditions Odilon, 89100 Nailly)

Cette expérience est particulièrement intéressante parce qu’il ne s’agit plus de mettre en relief la production particulière d’un enfant qui vit dans un milieu artiste mais de celle d’enfants de la classe populaire. Et l’on voit que des tout-venants de la vie peuvent également accéder de plain-pied aux mêmes jouissances des mots.
Les deux années suivantes, cette enseignante reprit cette idée de dossier enclencheur, et c’est ce qui nous valut le surprenant « Qu’ont-ils fait du dessin ? » que les Éditions ICEM viennent de publier.
Cette brochure B.T.R. est riche d’enseignements. C’est ainsi que, contrairement à l’idée que s’en faisaient les enfants, si la rime ne suffit pas pour qu’un texte soit poétique, le fait d’aller à la ligne non plus. Voici par exemple, le texte « Les mots » :

Le cours d’histoire
le cours d’eau
la cour de récréation
c’est court
Le coup de poing
le cou
Le vert couleur
le verre où on boit
vers la direction
le ver, la bête
Lybien, pays
lis bien
Le maire
la mère, maman
la mer, l’océan
Le teint, figure
le thym, plante
La tante de la famille
la tente où on s’abrite
La cane, l’oiseau
la canne pour marcher.
Michel D.

Difficile de humer ici un quelconque parfum.
Par contre, voici d’une autre classe, un texte libre écrit d’une seule traite et que l’on aurait pu proposer de mettre en quatrain :

« Tu ne sais pas Rosette, l’oiseau du ciel bleu et vivant est revenu éblouissant, chantant, dansant, parmi les violettes. » (Sylviane - C.E.2)

Que faire, face à ce texte spontané qui est un hommage à une fillette admirée ? Nul n’a appris à Sylviane à écrire de cette façon. Bien que d’une famille très terre à terre, elle portait donc l’amour de ces images et de ces sons en elle. Elle ne s’est pas appuyée sur des forces réactives à un apprentissage, à une mode, à un esprit du temps, mais sur ses forces vitales, effusives.
Il y a bien sûr une façon de lire ces lignes avec un certain respect, mais on aurait pu même, peut-être, se laisser aller à les chanter.

Mais revenons au travail de Michèle Le Guillou. C’est aussi par la façon de lire que l’on peut souligner les allitérations en « c » et « g » (Jason) ; la succession régulière des verbes (Coralie) ; la colère pour ne pas dire la haine (Johan) et la scansion régulière de la phrase d’Élise.

(Hè ! la scansion - régulière - de la phra - ze d’Élise !)

Les coquillages se cajolent sur la grève de Plougasnou
Et le vent emporte les vagues en douceur sur la côte.
Les algues et les galets sont les enfants de la mer.
Jason

La mer
Elle se balance fait la course
Se jette sur un rocher puis recommence
À l’arrivée elle s’allonge ne repart plus
Et sur le sable s’installe
Mais une autre vague lui succède.
Coralie

Mer
Mer je te craque entre mes deux mâchoires d’hiver
Mer, viens me voir près de mon lit que je te caresse
Avec mes poings de fer qui te briseront au coup de sifflet
Mer mon fidèle rocher te décochera un coup de sabot
Pour que tu recules vers ton territoire de coquillage
Johan

L’eau salée qui est jalouse parce qu’on admire le sable se jette sur le désert
Elle essaie tous les jours de se rendre plus belle pour qu’elle aussi on la regarde
Mais c’est le sable qui gagnera toujours à cause du soleil
Élise

Là, la maîtresse aurait pu proposer : « Mais ce sera le sable » pour respecter la belle harmonie de l’ensemble. Mais, c’eût été vicier l’expérience. Même chose si elle avait parlé à ce propos des longs vers d’Aragon :

« Tu m’as trouvé comme un caillou que l’on ramasse sur la plage
Comme un bizarre objet perdu dont nul ne peut dire l’usage
Comme l’algue sur un sextant qu’échoue à terre la marée
Comme à la fenêtre un brouillard qui ne demande qu’à entrer... »
(
Le Roman inachevé)

Mais, des quantités d’autres textes de cette B.T.R. n’offrent rien de spécial à souligner. Quoique...

À travers mes yeux, je voyais l’herbe de ma prairie qui me souriait. Les arbres tout tristes me faisaient des signes d’amitié. Le lierre flottait dans mes yeux pleins de latines. Quand le ciel s’assombrissait, le vent soufflait. Alors, les herbes se repliaient sur elles-mêmes. Et quelques-unes d’entre elles ouvraient leurs visages pour se rafraîchir.
Gaëlle

Ma vie est une fleur éclose que j’aime
Derrière mes collines
J’ai enterré mon grain de colère qui ne servait plus
J’ai tout préparé pour m’en aller
Surtout un bac pour mes pleurs
Ma vie est une fleur éclose
Mais ma fleur se fanera.
Yanne

On aurait pu aussi s’arrêter une seconde sur des expressions :

« Passe le temps de rire le jour, la nuit arrive »
« La nuit se repose dans son lit de deuil »
« Il commence sa carrière de rude vie »
« Mon cœur est un arbre rempli de feuilles »
« Il est dans une nature de pensées »
« Mer de chagrin qui pleure sans cesse »

Là, on reste plus ou moins dans le secteur « poésie = harmonie du sens et des sons ». Mais où en sommes-nous avec les textes suivants :

Chanson
Quand un taureau, un taureau vient sur terre, sur terre, c’est signe de soleil
Quand une génisse, une génisse vient sur terre, sur terre, c’est signe de pluie
C’est peut-être tout le contraire.
Julie

En allant me promener au travail
J’aperçus de mes oreilles
Un arbuste de trois mètres
J’entendis par mes narines
Le cri de gloire d’un animal vaincu
Je courus lentement vers lui
En tendant mes bras croisés ouverts
Yvan

Mots qui passent par la tête
Le tableau est noir que le soleil cherche
Le café fume le tabac
Le calcul du dictionnaire sur la table du cahier
Sylvie planchée
Je pense au crayon de réunion boîte
Françoise suce la queue du chat
Mouchoir vert gris s’installe sur l’escalier
À Paris, je mange le voleur
La planche croît au lit
La cendre têtue poupée bleu blanc
Les rideaux lumière joue le chat
Un château trop court
Je vais attendre le gilet...
Chloé

Ma chaussure, je, je peux, peux, pas l’attraper
J’ai, j’ai peur, peur de déraper des escaliers
Ma drôle de chaussette noire
Ma drôle de chaussure je peux, peux, i, i, imaginer
Ma chaussure, elle, elle, m’a, m’a pincé
Mé, mé, chante chaussure
Claire

Mes pensées
Oui
une feuille
moi j’irai 5 fois
Oh ! viens
flûte
Vite
Oh ! tiens ça m’énerve
Alors
Oh ! c’est joli
Oui, tout à l’heure
Sûrement
Toi là
Oui, oui, aie
Il dort
dis donc
Il est étonné
Mange
C’est bon
Tous
quand même
Tu parles
Un taureau
Eh ! Oh ! elle est belle
Accroche mieux
Il est nu
Ne la tape pas
Le cheval
Aïe
Il se lève
c’est fini
Tu as dit
Quoi ?
C’est normal
Dans ton lit
Aie
Oui,
Bien Sûr
Voilà
Gwenaëlle

Alors là où en sommes-nous ? Est-ce qu’on n’a pas dépassé les bornes ? Quelles bornes ? Il y a des bornes ? Pourquoi faire ? Pourquoi faudrait-il se compliquer l’existence, chercher à savoir si on est ou non du bon côté de la barrière ? Pourquoi faudrait-il enfermer la poésie dans des cadres alors que c’est par ses désenchaînements qu’elle nous surprend ? Personnellement, j’ai cessé très tôt de me casser la tête à ce sujet en décrétant unilatéralement et définitivement que, la poésie, c’était « la parole libre ». Quelle détente pour moi et quelle ouverture pour tous, quelle liberté, quelle sérénité !

Alors, j’ose maintenant répondre à la question de l’enseignement de la poésie :

« La poésie peut-elle s’enseigner, sans saigner, sans saignée, sans signer, sans signet, sans sonner, sans sonnet, sansonnet, étourneau, étournelle, tournebride, hirondelle comme un instant suspendue, en attente de ce qui va suivre, de ce qui cherche à se dire, qui veut se faufiler dans les interstices des syllabes et apparaître au premier plan ? Ça y est, mon pauvre vieux, tu étais trop sérieux. »

Et voilà sur quoi ma fantaisie débouche : je voulais d’abord, comme je le fais souvent, m’amuser à laisser filer les mots pour savoir quel poisson inattendu j’allais ramener au bout de la ligne. Après cet amusement, cette détente, j’avais l’intention de reprendre les rênes de mon esprit pour, sur un ton sérieux, dire aux gens sérieux qu’ils n’étaient pas sérieux. Mais l’idée de ma propre incohérence s’est tôt imposée en dominante du groupe de mes idées en attente de naissance. Et elle a écarté toutes les autres. Oui, c’était d’abord à moi qu’il me fallait appliquer cette phrase.

Mais qui nous rendra sensible à la musicalité, au rythme, à la rime intérieure, à la succession des sons, au glissement, à la dérive, à la fraîcheur des mots, à la surprise d’une idée, à une question sous-jacente posée, à la rugosité, à l’atmosphère apocalyptique, au parfait équilibre des séquences, à une brume de tendresse, à une odeur de secret, à une demande de partage, à un ton d’indignation ? Oui, qui nous aura appris à révéler les riches connotations des expressions, les mille occasions de se réjouir des mots, le renouvellement des inspirations et tout ce qui peut procurer un bref instant de plaisir, aliment de nouveaux courages ?

Certes, il y a eu évidemment la consommation de tout ce qu’on a pu être amené à lire. Mais les études des enseignants actuels, essentiellement déconstructivistes, ne les ont-elles pas définitivement dégoûtés à jamais de construire ? Eh ! bien non, j’en ai la preuve : lorsque j’anime des séances de méthode naturelle de maths ou de libre écriture collective, je perçois chez de jeunes enseignants la surprise ravie avec laquelle ils découvrent ces mondes qui leur avaient été, jusque-là, soigneusement dissimulés. Évidemment, dans un tel groupe d’écriture, chacun peut librement, tant que cela lui est nécessaire, tourner en rond autour de ses formules favorites. Mais, peu à peu, il se trouve transformé par le groupe. Par exemple, lors des marchés de poèmes, il faut voir l’incroyable entrelacs de pistes nouvelles qui lui sont offertes et auxquelles il n’aurait pu, seul, penser à partir d’une phrase qu’il avait négligemment écrite lors de la séquence précédente. Il en est tout surpris, tout étonné, tout réconforté. Il commencerait même à s’accepter lui-même.

Je me souviens de lignes qui eurent un impact tout spécial. Par exemple, « Les êtres sont des îles que l’on voudrait visiter » fut reprise seize fois dans un groupe de vingt-deux ! Mais beaucoup d’autres furent autant source de déclenchements : « Au soleil, la nuit est plus chaude » « À l’ombre du noir, il n’y a que notre effigie linéaire où l’espoir soigne ses plaies... » « Les plus fous sont les autres » « Le daim se glisse à l’appel de tous les temps » « L’angoisse ce matin a grimpé sur mon arbre » « Je voudrais artisaner ton corps » « Père sévère dure longtemps » « Tuer Pierre et ça fera une église » « Vivre d’amour et l’dos rêche » « Quand j’étais chez mon père liberté, apprenti de moi-même »...

Je suis ravi que Xavier Gaillon ait placé sur le site Freinet cette excitante brochure : « Ah ! vous écrivez ensemble ! (prat-théor-ique d’une écriture collective) » (1).  Elle relate l’expérience d’un atelier d’écriture mené avec des étudiants à raison d’une séance de trois heures par semaine et sur deux années. Que n’explorâmes-nous point !

« Mais alors, si je comprends bien ton idée de dialectique, puisque vous faites une grande place au demens, le sapiens devrait parallèlement trouver son compte ?
– C’est exactement ce qui se produit : on joue et on apprend. La parole libre est tout d’abord une constante expérimentation sur le langage. On se préoccupe de linguistique en interrogeant l’ordre des lettres, l’ordre des syllabes, l’ordre des mots, l’ordre des expressions ; on joue avec les homophones, avec les sens propre ou figuré, on ordonne des idées, on se soucie de l’art du dire, on fréquente des auteurs. Mais si cette parole donne tant de joies, c’est qu’il y a bien d’autres choses en question, même si on ignore les ressorts que l’on fait alors jouer. Si on a l’impression de respirer de l’oxygène, c’est que les hennissements de rire et les émotions produisent des endorphines excellentes pour la santé ce qui, de plus, rend l’être capable d’études objectives. Et puis, sans que l’on s’en aperçoive, sans que personne ne s’avise de s’en mêler, on se soigne l’âme, on se délivre des maux qui s’effacent à la surface des mots dits. »

Un drogué me disait : « Si la vie était autre, on n’aurait pas besoin de médicament. »
Hé ! La vie pourrait être considérablement autre. À nous de l’ensemencer de bonheurs dès l’enfance en prenant le soin avant toute autre chose de développer des langages en les faisant goûter suffisamment tôt à des drogues de vie. Ce qui requiert beaucoup de vigilance et beaucoup de soin.

Malheureusement, ces plaisirs d’écriture individuelle ou collective sont gratuits. Et dans cette société capitaliste, ce qui est gratuit peut-il valoir quelque chose ?

Paul Le Bohec

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°130, Février 2004, p.11-15

 

(1) les dossiers pédagogiques de l’éducateur n°172-173-174