Le thème de l’amour
J’ai donc recueilli, à l’école des filles, cinq dessins qui pourraient être l’objet d’une séance de création littéraire orale collective. Je ne me suis pas trompé : les cinq textes sont vite établis. Au cours de cette séance, Loïc intervient fréquemment et sa contribution est très importante. Ce qui me surprend, c’est qu’il aborde continuellement le thème de l’amour.
« Les fleurs se lèvent vers la princesse pour lui donner des baisers. Elle se croit dans un amour. »
Cela fait même rire Philippe, et Loïc commence à se fâcher. Naturellement, je réagis immédiatement pour protéger sa liberté de dire.
– Tu sais, Philippe, on a le droit de dire tout ce qu’on veut. Et c’est très beau ce qu’il dit.
Pendant que je le défends, Loïc me regarde du coin de ses yeux de velours. Il cherche sans doute à voir si je suis sincère, si je ne lui ai pas tendu un piège.
Mais l’affaire est trop grave pour que je puisse une seule seconde songer à me moquer. À ce propos, je puis dire que je me surprends moi-même. Dans la vie courante, j’éclate de rire pour mille petits riens. Mais dans la classe, je suis étrangement préservé. Je peux tenir mon sérieux à un point extrême. Et pourtant, si je voulais rire... Mais quand un enfant se livre vraiment, cela côtoie souvent le drame. Comment pourrait-on rire ?
Cependant je ne prête pas outre mesure attention à ce leitmotiv de l’amour. Je ne m’en souviens qu’en février, lorsque je lis les quatre textes libres suivants :
« Tous les jours, je m’amuse à rêver pour savoir que les oiseaux m’aiment. Et je serai content. Et les oiseaux me diront :
– Merci, mes enfants. »
« Les oiseaux pensaient à moi et je leur dis :
– C’est bien de penser à moi. »
« Tu rêves que je suis avec toi, oiseau ?
– Non, je rêve que les enfants meurent. »
« Je pense dans la rue que les enfants crient autour de moi et je leur dis :
– Va-t-en. »
Donc, le thème de l’amour réapparaît ; mais aussi, le désir de l’éloignement et de la mort des enfants.
Quatre textes semblables en sept jours, c’est tout de même bizarre. Aussitôt, je pense à un complexe de l’aîné. Je ne sais pas exactement s’il figure sous ce nom au bottin des complexes, mais je sais, par expérience, qu’il existe chez de nombreux enfants. Son apparition s’explique d’ailleurs aisément. Souvent, dans les familles, le premier-né, regardé, gâté, adulé par toute la parenté, surtout quand il est le premier petit-fils, se voit soudain relégué à l’arrière-plan, à la naissance d’un second enfant. Et, justement, cela s’était produit pour mon frère, pour ma femme, pour mon fils ; j’en ai donc une grande expérience.
Mais, dans le cas de Loïc, mon hypothèse est-elle juste ? Pour le savoir, j’organise une séance de création orale à plusieurs. C’est une technique que j’utilisais beaucoup autrefois, pour la réalisation des albums. Lorsque trois ou quatre enfants avaient un thème commun, soit qu’ils aient été témoins d’un accident, d’un événement ou d’une aventure, ils venaient devant leurs camarades et racontaient leur histoire. Et puis, les autres les questionnaient.
Cette fois-ci, Michel vient d’avoir un petit frère. Alors tout naturellement, je puis proposer ce thème. Et c’est ainsi que six garçons-à-petit-frère viennent bavarder gentiment. Évidemment, je n’ai d’oreilles que pour le seul Loïc. Mais je ne décèle rien. Alors les enfants retournent à leur place. Soudain je dis :
– Qui est content d’avoir un petit frère ?
Sept mains se lèvent parce que Loïc lève les deux siennes. Mais, le temps de compter jusqu’à deux, il les rabaisse pour frapper violemment des poings sur la table en disant :
– Non, pas moi, le mien je l’emmènerai à la boucherie.
Tous les autres garçons se retournent vers lui, scandalisés. J’éprouve le besoin de détendre l’atmosphère :
– Loïc dit cela pour rire.
Mais celui-ci continue :
– Plutôt non, je le mettrai dans une cabane comme les lapins, je lui apporterai de l’herbe et quand il sera assez gros, tic !
Ainsi mon hypothèse reçoit une confirmation brutale. L’enfant éprouve un sentiment de haine pour son petit frère. Je suis un peu effrayé de l’intensité de cette révélation.
Le soir, je vais bavarder avec les parents, très gentils, très doux, qui me confirment l’existence d’une mésentente entre les deux frères. Ils m’apprennent que Loïc aime jouer seul, dans un coin du jardin ou dans l’atelier de son père, ou avec le petit frère de Philippe son camarade de classe.
Mais, dès que Pascal arrive, rien ne va plus. J’apprends aussi, avec stupéfaction que Loïc a commencé à bégayer exactement à la naissance du petit frère.
Mon «diagnostic» se trouve donc amplement corroboré.
Reste la thérapeutique. Existe-t-elle ? Est-elle possible ? Est-elle de mon ressort ? Puis-je faire quelque chose ?
Je n’ai que peu de moyens à ma disposition. Puisque Loïc se croit malaimé, il faudrait que je puisse lui apporter une petite compensation en classe. C’est ce que j’essaie de faire. Je lui parle souvent, je le cajole, je lui donne « en cachette » des petits riens qui sont pour lui des trésors.
Et puis, je recommande aux parents de témoigner encore plus d’affection à leur garçon qui pourtant n’est certainement pas mal-aimé.
En particulier, je recommande au père de mettre en pratique ce qui m’a si bien réussi, c’est-à-dire de suppléer un peu la mère, fatiguée et débordée de travail, sur le plan affectif.
Il suffit simplement pour cela de prêter une plus grande attention à l’enfant, de s’intéresser à ses bricolages, à ses projets, à ses journées. Il ne s’agit pas, bien sûr, de favoriser une « fixation » au père qui doit demander certainement une mise en œuvre de moyens beaucoup plus puissants et l’intervention de gens très qualifiés, mais de donner un auditeur, un témoin à l’enfant, ou mieux, un recours subsidiaire.
Premiers progrès
Presque aussitôt, une amélioration se produit dans le comportement de l’enfant. Et même, à ce qu’il me semble, sur le plan de l’élocution. Mais pour moi, le plus surprenant, c’est qu’un nouvel équilibre se manifeste dans les textes libres. Je les guette avec passion. Et en trois semaines, je ne puis déceler une seule trace d’inquiétude. Rien que des textes narratifs, si rares auparavant.
« Hier, on a joué aux électriciens et on est allé à la télé. »
« Papa est allé à la pêche chercher des berniques. »
« Hier, on a joué au foot. »
Donc, des textes narratifs et un seul texte d’imagination.
« Où voles-tu, oiseau ?
– Je vole dans le ciel.
– Dans quel ciel ?
– Je vole dans le ciel bleu. »
Et après les vacances de Pâques, sur trente textes successifs, vingt-cinq textes « objectifs ». Quelle révélation !
Mais il ne faut pas que je brûle les étapes. En effet, je dois d’abord signaler que j’ai reçu le magnétophone CEL, le premier jour des vacances de Pâques. Aussitôt, j’ai récupéré une demi-douzaine de garçons et nous avons pu travailler.
Les enfants ont discuté longuement sur le thème du petit frère de Loïc. Ai-je proposé ce thème ? Je n’en suis pas tellement sûr. Ce qui est certain, c’est que Loïc a parlé d’abondance. Il a signalé qu’on ne le laissait pas parler à table, que seules les grandes personnes avaient le droit à la parole.
– Et pourtant, quand Pascal parle, on ne lui dit rien, ce n’est pas juste.
(En fait, je suis persuadé que Loïc est intarissable à table.)
– Il faut laisser les enfants parler, c’est un docteur qui l’a dit au poste.
Au cours de cette séance, l’enfant a pu parler tout son saoul, à propos de son petit frère. Et je pense que cela lui a fait énormément de bien qu’on en parlât une bonne fois pour toutes !
Huit jours après, j’étais à Niort. Au Congrès nous avons parlé de Loïc dans la commission « connaissance de l’enfant ». Je disais que je croyais l’enfant amélioré à quatre-vingts pour cent. Mais Pigeon pensait que de nouveaux progrès devaient être encore possibles. Il fallait continuer à travailler avec le magnétophone. Mais il avait oublié de me dire comment. Et je n’avais pas pensé à le lui demander.
(à suivre)
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur n°4, la part du maitre, suite de l’article du n°3, 1er novembre 1963, p.6-8