L’enfant, ses problèmes et leur représentation graphique
« Nous sommes tous le psychothérapeute, bon ou mauvais, de celui dont la formation dépend de nous. » docteur Ch. De Mondragon, directeur médical eu C.M.P.P. Henri Wallon de Nantes.
Maintenant, je me propose de présenter, avec son accord, le témoignage plaisant de l’expérience menée par notre camarade Paul Le Bohec lorsqu’il se trouvait dans sa classe de Trégastel (22). Expérience qui illustre le propos du docteur de Mondragon et montre sa particulière validité dans le cadre de la Pédagogie Freinet.(Maurice Pigeon)
Christian est âgé de 7 ans et 6 mois. Ses parents sont divorcés ; la mère est remariée à Paris. L’enfant est élevé à Trégastel par sa grand-mère maternelle. Il est chétif, pâlot. L’année précédente, son inscription, à l’école privée des filles avait permis d’éviter aux petites jambes les deux kilomètres qui séparaient la maison de l’école publique.
Au début de l’année il ne travaillait guère. C’est à peine s’il écrivait une ligne dans sa journée. Contrairement à mes anciens du C.P. qui suivaient désormais le C.E.1, je ne connaissais pas ce garçon et ses fréquentes absences m’empêchaient de nouer la relation. Tout mon C.E.1 travaillait d’arrache-pied. Ce garçon-ci ne faisait rien. Alors, surtout en début d’année où il s’agit de bien mettre la machine sur les rails, c’était l’instituteur, celui qui fournit les connaissances qui dominait en moi. Je « rouspétais », je n’acceptais pas que Christian ne fit rien dans sa journée.
Ce n’était pas la bonne attitude. Tôt, j’en eus la preuve.
En effet, au cours des monologues spontanés auxquels l’enfant avait pris goût, Christian révéla sa peur.
Tournant en rond, presque sur place, il psalmodiait : « L’éco-o-le c’est-est-du-ur ! ».
Puis un beau jour, il chanta : « Je vais à la chasse, je vais à l’école. Je tue tous les enfants et je tue le maître ! ». (Bovet, dans un schéma fameux prouve que l’agressivité est rarement primitive. Elle serait la conséquence d’un sentiment d’insécurité développant l’angoisse puis une agressivité pouvant s’investir en délit générateur de sentiment de culpabilité. À partir de quoi peut s’instaurer une réaction circulaire de conséquence souvent nocive.)
Ainsi, Christian avait peur des autres enfants (l’un d’eux à 16 ans mesurait 1,80m). Leur comportement l’effrayait dans la cour de récréation. Mais il avait surtout peur de moi. Peur du maître !
J’abandonnais alors toute tentative didactique. Je lui parlais doucement, je désirais faire sa conquête. Ce n’était pas facile parce que nous n’avions pas vécu assez longtemps ensemble.
Cependant, l’enfant s’adaptait mieux. Il écrivait des textes de plus en plus longs. Il lisait un peu et semblait vouloir calculer. Mais le problème n’était pas résolu pour autant. Un jour, il me remit même le document suivant (fig. 61).
Voilà que chez moi, dans une classe « normale » avec des enfants réputés « normaux » surgissait cette page illustrée où j’étais parfaitement mis en cause. Tout tendait à me diminuer, à me rendre ridicule à tout prix, grotesque même, dans ces croquis. Examinons les éléments graphiques péjoratifs :
– la face de Monsieur Le Bohec,
– Monsieur Le Bohec aux cabinets (!!),
– Monsieur Le Bohec qui fait son marché (pour Christian, c’est le comble du ridicule),
– Monsieur Le Bohec en prison parce qu’il a renversé l’armoire exprès,
– et surtout, peut-être, Christian, tout minuscule, qui va battre Monsieur Le Bohec. David s’apprêtant à terrasse Goliath !
Moi qui m’étais imaginé que les relations s’étaient arrangées, quelle désillusion !
Que pouvais-je faire ? Que devais-je tenter ? J’essayais de me montrer très indulgent pour Christian. C’était assez facile parce qu’il était sensible et intelligent et que sa lecture, son écriture, son calcul étaient devenus à peu près acceptables. Je ne sanctionnais surtout pas le peu d’ardeur qu’il manifestait parfois au travail. Au contraire, je favorisais son expression libre. Alors, Christian se révéla peu à peu, à nos yeux comme à ceux de ses camarades intéressés :
– un chanteur remarquable, voix grave, inspiration sans défaillance,
– un danseur excellent, encore que fort comique (je savais rester sérieux car l’enjeu était d’importance),
– un dialogueur de premier ordre à l’imagination vive,
– un chorégraphe (mais oui !) inspiré qui inventait des évolutions, marches, courses à deux ou à plusieurs participants, des rondes, des danses.
Souvent je le félicitais. Il le méritait bien. Parallèlement, Christian avançait en calcul, en lecture, en écriture, en orthographe, ses centimètres-carrés montaient sur le planning.
Un matin, le 25 mars, je trouvai sur mon bloc, le dessin présenté ici (fig.62).
Quelle joie ! Ainsi, même dans les situations courantes, avec des enfants appréciés comme normaux, des problèmes se manifestaient comme sous forme de petits drames, d’oppositions, de craintes génératrices d’angoisse, le tout plus ou moins intériorisé. Pour qui se refuse à voir, il est possible de ne rien savoir. Mais le dessin spontané est un témoin.
Il y a plus. Lorsque la situation se normalise. Lorsque l’accord se développe, l’expression totale de l’enfant aidant à l’épanouissement, le dessin spontané témoigne encore de l’amélioration et il aide à cette amélioration.
Lorsque l’accord « enfant-maître » a été conclu, lorsque l’identification a permis de dépasser la situation paradoxale « amour-haine » dans un climat pédagogique aidant, Christian a pu investir symboliquement son maître de la plus haute dignité que lui suggèrent ses huit ans proches : « Monsieur Le Bohec est le roi. » (fig. 63)
Pourquoi chercher à tout prix cet accord ? Parce que l’enfant ne peut vraiment être lui-même qu’à partir de ce moment-là. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il sera en mesure de se mettre en route. Je pense que nous devons tenter de l’obtenir le plus tôt possible, en même temps que nous devons chercher et étudier coopérativement les techniques qui favorisent cet accord et le précipitent.
Paul Le Bohec
Article paru dans la Bibliothèque de Travail et Recherche n°33-34, Aspect de la vie affective et du dessin de l’enfant, supplément à l’éducateur n°7 de mars 1979, p.32-33 et 64-65
L’expérience de Le Bohec à Trégastel pourrait se multiplier, elle devrait constituer un exemple. En tout cas, elle s’inscrit harmonieusement dans les conclusions du colloque sur l’École Moderne d’Antony en 1957..
« Les techniques de l’École Moderne permettent à l’écolier d’agir en Enfant, au maître d’agir en Homme, à l’École de devenir thérapeutique. »
Maurice Pigeon