Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Utilisation du son vocal pour la communication

Lorsque l’homme trouve un matériau dans la vie, il l’étudie pour mieux le connaître, pour mieux le posséder. Pavlov nous dit à quoi correspond ce désir de connaissances :

« Il me semble qu’on ne fait pas assez de cas d’un réflexe qui peut être qualifié d’investigateur et que j’appelle le réflexe « qu’est-ce que c’est ? » C’est aussi un des réflexes fondamentaux. Les animaux et nous-mêmes, dès que survient la moindre fluctuation dans le milieu qui nous entoure, orientons l’appareil détecteur correspondant vers l’agent causant cette oscillation. La signification biologique de ce réflexe est immense. En l’absence de ce réflexe, à chaque instant, la vie de l’animal tiendrait à un fil. Chez l’homme, ce réflexe va extrêmement loin, pour prendre finalement la forme de la curiosité intelligente, créatrice de la science, qui nous donne et nous promet pour l’avenir l’orientation la plus vaste et la plus élevée parmi le monde qui nous entoure. »

Mais connaître pour connaître, cela ne suffit pas à l’homme. À cela se mêle, ou succède, une utilisation du matériau considéré. Dans la majorité des cas, elle correspond à une triple intention :

– Pour survivre en se défendant contre la nature et en se protégeant de la faim, de la soif, du froid, des animaux, des autres hommes, etc.
– Comme langage, c’est-à-dire comme véhicule d’une pensée, pour une communication.
– Comme moyen de projection.

Nous avons déjà entrevu comment l’enfant procédait à l’étude du phénomène du son vocal. Et nous avons vu que cette étude pouvait se poursuivre, en partie, d’une façon autonome, détachée, objective. Il n’est pas nécessaire, au niveau primaire, de nous attarder plus longtemps à cet aspect de la question et de pousser, par exemple, jusqu’à la laryngologie.

D’autre part, maintenant, le son vocal sert peu à l’homme dans son affrontement avec la nature. Tout au plus pourrait-on signaler que des chasseurs imitent encore le cri de l’animal qu’ils traquent afin de mieux l’approcher (chasse au tigre, au léopard... brrr ! !) Mais c’est très rare dans notre pays. Il y a aussi les cris, les appels au secours : cela ne semble pas être du ressort de l’école. Aussi, pouvons-nous négliger cet aspect accessoire pour aborder l’essentiel, à savoir : le langage parlé.

C’est une question d’importance et dont l’ampleur pourrait effrayer. Si l’on songeait en effet à la masse des livres qui en traitent, on serait tenté de reculer. Bichig, bichig ! ne nous affolons pas. C’est vrai que nous savons peu de choses dans ce domaine et que nous avons vraiment besoin de nous cultiver. Mais notre culture ne s’accrochera vraiment que si nous avons une expérience propre, des idées et des interrogations. Or, des faits d’expériences, nous pouvons en recueillir de pleines brassées, en observant simplement nos jeunes enfants. Pour inciter les camarades à s’intéresser à l’acquisition du langage parlé de leurs enfants, je me permets de citer ici deux exemples personnels.

Le premier illustre la recherche tâtonnée de la loi de la demande. Pour obtenir quelque chose, Rosine a d’abord dit : « Nin, nin » en miaulant comme un chat.
Puis, entendant Hervé qui disait : « S’il te plaît » lorsqu’il désirait quelque chose, du cidre par exemple, elle s’est mise à dire « titepai » pour le cidre. Et c’était un substantif.
Puis comme le pain se disait « pa » en rosinien, elle s’est mise à dire « tite pa ». Et cette fois « tite » était l’équivalent du verbe donner.
Et puis, elle a remarqué que lorsque Jeannette demandait : « Qui veut du pain (du riz, du lait...) », Hervé répondait : « Moi ». Alors elle s’est mise à dire : « à ma, à ma » en montrant la chose désirée de sa main qui s’ouvrait et se fermait. Et cette formule a servi longtemps parce qu’elle était très claire, très compréhensible et qu’il n’y avait aucune raison d’en changer. Ce n’est que plus tard qu’elle a su employer les formules habituelles : « Je voudrais ; donne-moi » puis des formules plus raffinées : « Sa seigneurie consentirait-elle à... »

Voici maintenant un exemple d’affinement après la découverte de la loi. Oui, Hervé était vraiment arrivé au palier de la Loi, puisque, lorsqu’il disait : « La banne, la sanne, Paun », on savait qu’il voulait dire : « La balle, la salle, Paul ». Ce « n » l’a longtemps satisfait. Il est vrai qu’il n’avait aucune raison de changer de technique puisque, voulant exprimer quelque chose, il y parvenait totalement. Dire les mots avec un « n », c’était, à ses oreilles, reproduire parfaitement les mots en « l » fournis par l’adulte. Toutefois, s’il réussissait tout de même à être compris, c’est parce que les parents faisaient la moitié du chemin. Ils avaient une attitude aidante.

Les parents savent qu’ils doivent préserver les enfants des échecs qui pourraient interrompre la succession des tâtonnements. Ils n’y parviennent pas toujours. Je me souviens qu’un jour, malgré toute notre bonne volonté, nous n’arrivions pas à comprendre ce que l’enfant disait. Et plus il répétait : « Il est rô » et moins nous comprenions. Le petit était rouge, il s’énervait, soudain il s’est mis à taper des pieds, puis il a éclaté en sanglots. Enfin, l’un de nous a compris qu’il s’agissait d’un chien : « Il est gros le chien. »
Il est bon que de semblables échecs ne soient pas trop souvent répétés.

En général, les parents sont très attentifs et découvrent de leur côté, les lois du langage de leur enfant. Mais les autres adultes auraient tendance à oublier qu’ils ont eux-mêmes tâtonné. Pour eux, c’est si simple de prononcer correctement les mots.
Et lorsqu’un enfant prononce « t » au lieu de « s », ils lui font la leçon : « Voyons, mon petit, il ne faut pas dire, Tute pas ton poute, Mamac, mais, Suce pas ton pouce, Mamac. »
Cependant, l’enfant, même s’il a conscience de sa faute, s’en tient à la technique éprouvée parce qu’il n’en a pas d’autre. Le fossé qui le sépare de la technique correcte lui apparaît impossible à franchir. Il s’accroche donc à son « tute pas ton poute ». Mais la leçon lui a permis d’acquérir, en plus, un sentiment d’échec et même de culpabilité. Car l’adulte, dans sa grande générosité, n’a pu s’empêcher de penser au moins en partie : « Ce n’est pas possible qu’il ne le fasse pas exprès. » Et cela l’enfant l’a senti.

Non, il faut laisser l’enfant trouver lui-même les étapes intermédiaires. C’est ce qu’a fait Hervé, Un jour, il s’est aperçu que son « n » ne coïncidait pas exactement avec le « l ». Pour progresser, il a d’abord mouillé le « n ». Au lieu de « banne, sanne, Paun », il a dit : « bagne, sagne, Paugn ».
Puis il a éliminé le « n » parasite et s’est contenté de mouiller le « l » : « baille, saille, Pauil ».
Et, enfin, il est parvenu à : « balle, salle, Paul ».

Il y a dans cette petite exposition des tâtonnements de mes propres enfants un rien de complaisance. Je l’avoue, j’aime à me souvenir. Mais comme je vous veux aussi du bien, je vous conseille, chers camarades, d’entreprendre également l’étude de l’acquisition du langage de vos enfants (vos neveux, vos petits-fils...) Car, ce qui se fera dans la réflexion, la recherche, la tension de découverte de lois, se fixera pour ainsi dire tout seul à votre être et les moments de la première enfance de ces petits resteront définitivement inscrits en vous. C’est pourquoi, même si les travaux réalisés ne devaient pas être utilisés, vous pouvez tout de même les entreprendre. Vous ne le regretterez pas.

Sur un autre plan, il serait intéressant de suivre également les étapes du langage enfantin qui doivent reproduire en gros les étapes suivies par l’humanité dans l’élaboration des langages ; de voir, par exemple, comment on passe du cri-signal à l’onomatopée puis à la métaphore, à l’analogie, etc. Sur un plan plus élevé, il serait peut-être intéressant d’étudier, comme l’a fait Wallon, le rôle du couple, l’identification, l’opposition, la différenciation, etc.
Mais, ceci, c’est déjà du travail de spécialistes et nous, nous avons d’autres chats à fouetter. Déjà, si l’étude de l’acquisition du langage enfantin nous permettait de comprendre le tâtonnement dialectique expérimental, ce serait bien. Il n’y aurait plus qu’à l’étendre à toute chose.

Le langage parlé à l’école primaire
Les petites réflexions qui précèdent, concernent surtout l’enfant dans sa famille. À l’école maternelle, il y a vraiment peu de choses à modifier parce que dès ses débuts, elle a placé le langage parlé au centre de ses préoccupations. Mais, à l’école primaire cela ne va plus, mais plus du tout.
Il faut absolument réexaminer la question.
Personnellement, je suis pour l’introduction des techniques parlées à l’école primaire. Les enfants arrivent au CP avec un bon bagage. Presque tout est déjà en place, la syntaxe est souvent correcte. C’est seulement sur le plan des phonèmes qu’il y a encore, parfois, des lacunes. Le « t » prend quelquefois encore la place du « c » : « Adieu mes tolombes ».
Et le « d » fait figure de « j » : « D’ai vu un petit roude-dorde. »

Mais en règle générale, par le seul fait de l’exercice parlé dans une bonne atmosphère, les enfants rectifient d’eux-mêmes dans l’année qui suit. À condition qu’ils aient l’occasion de parler. Car rien ne se fait instantanément ; il faut, au contraire, du temps et des répétitions innombrables pour accéder à la maîtrise. Si l’école les offre, le défaut s’efface de lui-même. Et ce n’est vraiment qu’à partir de 8-9 ans qu’il faut commencer à s’inquiéter et recourir peut-être à des exercices spéciaux.

Il y a d’ailleurs un danger à jouer trop tôt au rectificateur mécanique. Car, à mon avis, la correction du son n’est pas la plus importante au départ. Pour qu’il y ait émission parlée, il faut qu’il y ait un désir de parler et une liberté de parler : liberté du sujet, liberté des mots, liberté des conditions de paroles (seul en face de la classe, en dialogue direct, en « téléphonant », etc.)
C’est donc sur le plan de la liberté de l’émission qu’il nous faut d’abord travailler car, pour une chose qui se rectifiera toute seule il ne faut pas courir le risque de saboter l’émetteur. L’habitude de parler est déjà bien accrochée chez la plupart des enfants de 6 ans qui nous arrivent. Ils sont en marche, ils sont près d’atteindre un palier définitif, irréversible. Il ne faut pas interrompre la trajectoire presque achevée. Il ne faut pas se livrer au gaspillage des efforts précédemment et généreusement dispensés. Il ne faut pas obliger l’enfant à se taire en croisant les bras.

Et surtout, tonnerre, ne venez pas me dire qu’il parlera pour la lecture et pour le calcul. Non, non, cela ne suffit pas, il s’agit de tout autre chose : de parler pour parler. Le « parlé libre », ça doit être une nouvelle matière du programme. Plusieurs raisons nous y incitent.

– Le programme doit changer parce qu’il y a un changement dans notre civilisation. L’oral y a pris une place considérable. Préparer les enfants à la vie, c’est nécessairement les préparer à l’oral.
– À l’âge de 6 ans, à leur entrée dans le primaire, les enfants sont chargés sur le plan psychologique, ne serait-ce que par leur passage à la grande école (qui leur semble un monde de fous). Or, justement, ils disposent d’un outil d’expression qu’ils ont perfectionné pendant cinq années entières. Ils pourraient donc commencer à s’en servir utilement pour exprimer tout ce qui leur pèse. Il faut donc leur donner l’occasion de dire tout ce qu’ils ont à dire, soit directement, soit par les moyens détournés que nous leur permettrons d’employer.
– Au CP-CE, l’enfant est dans une société d’enfants de six ans où la critique se fait plus librement jour. Parce qu’il n’en est plus au tâtonnement mais à l’affinement, la critique n’est plus dangereuse : elle ne risque pas de stopper, au contraire, elle fait progresser. Comme beaucoup d’enfants parlent déjà très convenablement, les autres en bénéficient parce qu’ils assimilent mieux ce qui vient de leurs pairs. Tandis que les plus avancés, plus près du maître, peuvent progresser sous sa direction sans qu’ils ressentent l’impression d’un fossé. Mais pour cela, il faut que les enfants puissent parler aux heures prévues spécialement à cet effet dans l’emploi du temps.

Donc, l’exercice licite de la parole correspondant à une forte pression du dire va conduire peu à peu l’enfant à une certaine maîtrise du langage. Va-t-on s’arrêter là ? Non, le palier étant atteint et la parole étant en train de s’inscrire en technique de vie, il faut provoquer l’éclatement pour la diversification. C’est-à dire que de nouveaux domaines vont s’offrir où la série des tâtonnements va pouvoir se reproduire. Ce sont des voies plus spécialisées, germes peut-être d’un futur métier.

Voici citées rapidement et, entre autres, quelques techniques où les enfants d’aujourd’hui font déjà quelques essais, parfois assez poussés.

Reportage : Voir rapidement et dire rapidement, informer juste, d’une manière claire et intéressante.
Avocat : Défendre quelqu’un en choisissant des arguments convaincants, ce qui pousse à une vision plus approfondie des choses.
Orateur : Soutenir un point de vue, exposer une idée d’une façon captivante.
Représentant : Faire apprécier les qualités d’un objet, susciter le désir de l’acquérir : ce qui postule une certaine connaissance psychologique des clients. Mais jouer au représentant, c’est pour le client comprendre le mécanisme de la persuasion. C’est donc l’armer.
Conférence : Distribuer des informations, des connaissances, d’une manière claire, précise, juste et intéressante.
Diction : Dire un texte en le mettant en valeur.
Acteur : Jouer un texte.
Improvisation : Jouer un texte que l’on improvise (ou le chanter).
Discussion : Avoir l’esprit de répartie pour défendre un point de vue, faire partager une idée.
Chant : Exposer une idée vocalement, avec une introduction de durées.
Interprète : S’exprimer dans une autre langue, c’est-à- dire dans un autre système de signes sonores et l’intégrer jusqu’au niveau de la technique de vie, etc.

Ces diverses techniques sont d’ailleurs très voisines les unes des autres et les progrès réalisés dans un domaine peuvent s’étendre aux autres. Elles postulent une vision plus large des choses et nécessitent un accroissement sur le plan de la culture. Elles sont donc éducatives au premier chef.

Remarque
J’ai tenu à terminer cette énumération incomplète par les langues étrangères car, pour achever de faire le tour de mes petites considérations sur le langage parlé, il me faut aborder une question qui m’inquiète parce qu’elle fait sa part à l’artificiel.

On peut rêver, à partir de la vie et dans la vie, d’un perfectionnement qui peut aller jusqu’à l’affinement supérieur. Mais la vie sera-t-elle toujours cette vie ?

Je m’explique. Lorsqu’à 25 ans, je suis arrivé en pays bretonnant, j’ai voulu apprendre le breton. Mais je me suis tout de suite trouvé handicapé parce que venant de Rennes où l’on prononce peu les « r » (un, deux, tois, quat’), je n’arrivais pas à les rouler comme il aurait fallu.
Pourtant, je m’entraînais, en allant à l’école à vélo. À chaque tour de pédale, je disais : rrra, rrre, rrri, rrro, rrru. Malgré mes efforts, j’ai échoué dans ma rééducation. C’était trop tard : passe encore de courir, mais rrrouler à cet âge !
Inversement, j’ai rencontré cet été une jeune anglaise de 17 ans qui ne parvenait pas à prononcer le « r » français. Elle « chassait le moustique » avec la pointe de la langue au lieu de le chasser avec la luette. Pour elle aussi, c’était trop tard.

Et pourtant, il faut bien se dire que les enfants d’aujourd’hui, seront amenés à parler des langues où l’ « r » vibré a beaucoup d’importance (anglais, allemand, russe, espagnol, italien). Or, si l’on confine trop longtemps l’enfant dans le seul système phonétique français, il ne sera riche que de ses phonèmes. S’il dispose seulement d’un éventail restreint de stéréotypes, il sera maladroit. Il faut donc songer à fournir les sons de demain à l’enfant d’aujourd’hui. Sous quelle forme et quand planterons-nous ces graines ? Voilà la question.

Paul Le Bohec Trégastel (C-du-N)

Article paru dans l’éducateur N°7-8, la part du maître, 1er 15 déc 1964, p.17-22