Et maintenant, tous ensemble, nous allons verser une Marseillaise de pleurs.
Oh ! Oui, pleurons sur ce que nous avons gâché jusqu’à ce jour ; pleurons sur notre ignorance, notre incompréhension, notre aveuglement, notre surdité, notre absurdité même qui nous a fait accepter l’absurde.
Pleurons sur les gifles que nous avons données, accordées avec le complément direct, par petitesse, par soumission aux idées reçues, par étroitesse, par avarice. Pleurons sur les miettes, les millimètres, les alignements respectés, le travail éparpillé. Pleurons sur les couvertures de cahiers toutes semblables, avec l’étiquette là où il faut près du bord, à trois centimètres soixante-quinze.
Pleurons sur notre idiotie, sur notre souci de paraître et notre lâcheté : nous d’abord, les enfants après... peut-être. Pleurons sur notre manque de courage en face des inquisiteurs, des traditions et des routines de l’Université. Pleurons sur la grande peur que nous avons acceptée.
Ah ! comme je voudrais que cette feuille de papier fût un visage pour que la torsion des lèvres, la pâleur des traits, la flamme des yeux, les larmes surgies, la voix percutante aillent porter la véhémence des mots jusqu’aux derniers retranchements des êtres et suscitent des houles, des lames, des reflux pour obliger à bouger, à accepter ce que l’on porte en soi : le désir du bien, le désir d’aider, le désir de fraternité, le désir de l’utilité qui couvaient sous le masque et que l’on avait accepté de refouler par souci des conventions, respect des apparences, pour l’avoir l’air, pour le surtout pas d’histoire.
Eh ! bien, si, justement, des histoires ! Tant pis, ou plutôt non, tant mieux !
Les programmes
Pour commencer, il ne faut plus admettre les programmes et rien qui aille dans leur sens et qui fasse concession. Il ne faut pas que nous adoptions une attitude semblable à celle de ce professeur d’éducation physique qui s’est tant dévoué pour le maintien.
« Regardez, disait-il, des enfants nus avant leur entrée au cours préparatoire. Des gros ventres, oui, mais ce n’est pas grave, cela disparaîtra rapidement. Mais les épaules sont sur la même ligne.
Regardez ces enfants un an après : ça y est, une grande quantité d’attitudes scoliotiques se sont déjà installées.
Réfléchissez à la journée d’un garçon de cet âge : assis au déjeuner, assis dans la voiture, assis en classe, à la cantine, devant la télé ; comment voulez-vous que la pesanteur n’exerce pas ses ravages ? Il faut lutter contre cela et développer les muscles redresseurs.
Ah ! Si le système d’enseignement changeait, tout changerait. Mais dans le contexte actuel, il faut tout de même faire quelque chose et, par exemple, cinq minutes de maintien par jour. »
Non, il ne faut pas accepter ainsi les choses qui ne sont pas telles qu’elles devraient être. Il ne faut pas offrir les cinq minutes qui assurent une bonne conscience à peu de frais mais consacrer toute son énergie à lutter contre ce qui est néfaste pour amener sa disparition. Et rechercher des solutions plus humaines, plus proches de la vie.
Sur le plan de l’enseignement, c’est la même chose. L’aventure des bandes enseignantes est certainement exaltante, mais il serait dangereux de laisser croire qu’elle a pour base profonde le souci de respecter les programmes, de donner bonne conscience aux maîtres.
Ce qu’il faut, c’est changer les programmes parce qu’ils sont devenus inacceptables.
« Ah ! Ça, par exemple ! Des opérations au CP-CE1, quelle dérision ! Alors que l’on pourrait envisager une véritable formation mathématique ayant pour base la théorie des ensembles, la numération décimale, le développement du sens de l’opération, les systèmes non-décimaux, l’algèbre, les fonctions, que sais-je encore ? »
Je sais bien que l’École Moderne n’a pas fait subitement volte-face. Mais il faut bien situer les expériences actuelles. Car la partie n’était pas gagnée : la majorité des enseignants et une faible partie du public étaient seulement sur le point d’atteindre le palier de la perception du domaine de notre pédagogie : la réalité des choses, la vie.
Il ne faut pas faiblir du côté de l’instruction, des connaissances non intégrées, si l’on veut que la masse des gens ne retombent dans l’ornière avec l’impression qu’ils n’avaient pas tellement tort de penser qu’ils avaient raison. L’instruction pour quoi ? Pour quelles connaissances ? Pour quel homme ? N’est-ce pas, Delbasty, l’enseignement dont on peut rêver, et la vie, c’est autre chose !
Un maître libre
Oh ! Mon Loïc, mon Rémi, mon Cyrille, c’est de toute autre chose que rêvent aussi les jeunes garçons de votre âge ! Et surtout pas d’un maître asservi, ridicule dans ses colères qui sont, toujours, nées d’une peur de ne pas remplir le plan. Vous rêvez de changer le plan, de le faire plus humain, plus intelligent, plus vrai.
Oui, vous avez raison, le maître ne pourra pratiquer une pédagogie libératrice que lorsqu’il deviendra un homme libre. Un maître qui n’est pas un homme libre ne saurait qu’opprimer les enfants.
Et pourtant, nous sommes à une époque où, bientôt, l’homme total sera possible ; et, déjà, l’enfant total l’est. Seulement, pour cela, il faut faire tomber les chaînes de l’instituteur.
Une de ses principales sources d’aliénation c’est l’inspection telle qu’elle est conçue actuellement, Mais, maintenant, les inspecteurs ne sauraient plus exister. En effet, tout le savoir qu’ils ont acquis est à réviser, et leur optique même des connaissances pour les connaissances. Certes, il n’est pas négligeable, mais il est incomplet. Maintenant, à tous les degrés de la hiérarchie, il ne saurait plus y avoir que des hommes. Et ils le savent bien ceux qui ont des fils ou des petits-fils, ils le savent bien que maintenant nous avons affaire à un enfant nouveau : l’enfant assis-couché, l’enfant farci, l’enfant traumatisé. Et nous devons l’intégrer à un monde nouveau qui pourrait être exaltant et qui n’est encore qu’inquiétant.
Aussi les solutions de la pédagogie se trouvent-elles désormais en avant et non plus en se référant au passé.
Et pour résoudre le nouveau problème, il faut que se constitue une puissante équipe de recherche dans laquelle se retrouveront, au coude à coude et allant dans la même direction : les instituteurs, les inspecteurs, les psychiatres, les médecins, les artistes, et, dans une société bien faite, jusqu’aux ministres.
Dans ce contexte, la notion de contrôle du travail de l’instituteur est périmée. Elle était bonne autrefois, quand il fallait créer le personnage et le faire accepter par le peuple. Et quand il fallait, pour ne pas qu’il aille s’imaginer des choses, l’enfermer dans un système au moyen de toute une ferblanterie de médailles, palmes et autres promotions. On le drapait dans une dignité, et on lui tendait une carotte pour le faire marcher.
Mais, maintenant, on sait que si l’on fait confiance aux enfants, ils vont dix fois plus loin qu’on n’aurait pu les entraîner par la contrainte, tout simplement parce qu’il est dans la nature de l’enfant de chercher à progresser, à se dépasser.
Mais la volonté de dépassement de soi est également dans la nature de l’homme-instituteur. Nous en avons la preuve, chaque année. Si nos congrès et nos stages débordent, est-ce pour le chimérique espoir d’un demi-point ou d’un point supplémentaire, pour une satisfaction d’amour-propre, pour un avantage pécuniaire ? Non, bien sûr, puisque les jeunes n’hésitent pas à acheter de leurs propres deniers, pourtant bien maigres, les presses et les outils qui leur semblent indispensables pour aller de l’avant.
La voilà, la nouvelle motivation de l’effort pédagogique : nous cherchons à devenir des hommes, des chercheurs scientifiques, presque des savants et sûrement des spécialistes de haut degré de culture et d’efficacité ; peut-être par un désir naturel de vivre plus grand, plus près du vrai, mais surtout, cent fois plus dans l’intérêt des jeunes êtres que nous nous mettons à responsabilité et qui doivent pouvoir compter sur nous. L’enseignement a certainement besoin d’administrateurs. Mais les enseignants ont certainement besoin également de témoins pédagogiques, c’est-à-dire d’hommes de grande ouverture d’esprit, capables de pratiquer l’art de la sympathie pour ceux qui sont en marche. Et si besoin était, que l’on crée cette nouvelle fonction d’hommes eux-mêmes à la recherche des « voies de la sympathie ».
Des hommes en marche, voilà ce que nous voulons devenir. Et nous les deviendrons, n’est-ce pas la colonie Gorki qui va t’attaquer avec foi et courage à ce Kouriage des éducateurs abandonnés qu’est devenue aujourd’hui l’Université.
À propos de cette question de l’inspection, relisons La Bruyère :
« Quelle heureuse place que celle qui fournit, dans tous les instants, l’occasion de faire du bien à tant de milliers d’hommes ! Quel dangereux poste que celui qui expose à tous moments à nuire à un million d’hommes !
Le berger, soigneux et attentif est debout auprès de ses brebis. L’aurore le trouve déjà en pleine campagne d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins, quelle vigilance, quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre ou du berger, ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger ou le berger pour le troupeau ?
Si les hommes ne sont point capables sur la terre d’une joie plus naturelle et plus sensible que de connaître qu’ils sont aimés et si les rois sont hommes peuvent-ils jamais trop acheter le cœur de leurs peuples ? »
Et qu’ils pensent, ces rois, que la peur de soi suffit déjà bien comme ça.
Paul Le Bohec
Texte paru dans l’éducateur N°10, la part du maître, 1er février 1964, p.9-12.