Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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À Kisakeskus, j’ai dit…

Kisakeskus ? Qui ça ? Qu’est-ce que c’est ? Où que c’est ?

C’est en Finlande. J’ai dit que j’avais commencé à véritablement travailler dans mon CP-CE1 quand, après onze années, j’avais abandonné le journal scolaire, la correspondance et la coopérative. On m’a demandé des explications car c’est trop facile de lâcher n’importe quelle imbécilité dans l’azur et de s’en tenir là. Alors, Je m’explique.

Pourtant, le journal scolaire marchait bien. Il avait du succès. Il était attendu. Mais j’avais eu tort de prendre des abonnements. Et cela nous imposait trop de contraintes de régularité.

Pour la correspondance, j’avais également voulu être un freinétiste normal. Je croyais comme les autres, à ce moment-là, que c’était une motivation indispensable pour l’écriture et la lecture. Mais je n’ai connu qu’une seule bonne correspondance. Pourtant, nous étions bien placés. Une classe au bord de la mer reçoit beaucoup de demandes. Aussi, elle peut choisir la montagne ou la Provence ou... Il m’a fallu peu de temps pour comprendre que, en fait, dans cette classe-là, on pouvait prendre la première qui se présentait. Mais très vite, les correspondants s’étaient mis à râler. Pardon, le maître des correspondants s’était mis à râler. Car dans notre CP-CE1, nous ne parlions jamais de la mer, mais seulement d’histoires de petits frères, de chats et de chiens. Il aurait fallu forcer. Quand nous recevions de la bauxite de Tourves (Var), je m’exclamais : « Regardez, de la bauxite ! Ils nous ont envoyé de la bauxite ! C’est avec ça qu’on fait les casseroles. »

Ouais, ils s’en foutaient complètement. Ça a commencé à me faire me poser des questions sur la correspondance. Et, en plus, elle me donnait un boulot. Car, après quelques expériences malheureuses, j’ouvrais le colis chez moi. Et pour qu’il n’y ait pas de déception ou de pleurs, j’ajoutais un cadeau ou une lettre pour celui qui n’en avait pas. Oh ! Ils adoraient recevoir des lettres et des cadeaux. Mais, pour la réponse, il fallait forcer. Alors on interrompait tout ce qui était en cours - et il y en avait - pour consacrer deux ou trois jours à l’envoi. Pourtant, on faisait du calcul vivant intéressant : « on » pesait le colis, « on » calculait le coût de l’affranchissement. Et pour ce journal « on » calculait le nombre de feuilles nécessaires, le prix etc. Ouais, ils s’en foutaient complètement.  Ce n’était pas leur problème. Mais moi je ne voyais rien car, tout à mon excitation, je ne m’apercevais pas qu’il me suffisait que trois ou quatre enfants aient l’air de suivre pour que je me figure que toute la classe participait.

Cependant, un jour, j’ai tenté une expérience. Après réception et consommation du courrier, je n’ai rien dit, j’ai attendu qu’ils parlent d’eux-mêmes de la réponse aux corres. Un mois et demi ! Il a fallu un mois et demi pour qu’ils y pensent. Là, j’avais compris. Et d’autant mieux qu’on était dans une situation particulière. C’était une classe de garçons. Et beaucoup de leurs pères étaient des marins au long cours qui ne revenaient qu’au bout de six, douze, dix-huit mois. Et plusieurs enfants étaient des petits parisiens qu’on avait confiés à leurs grands-parents pendant un certain temps, plus d’une année parfois. Donc j’avais des enfants de pères longuement absents et de familles longuement absentes. Et cela créait une forte pression d’expression qui pouvait s’épanouir dans la classe et qui s’est mise à tout envahir.

Cela me surprenait car, en ce temps-là, j’étais encore un maître à connaissances. La télé n’existait pas beaucoup. Et on pouvait penser, presque à bon droit, que le rôle de l’école c’était encore et toujours d’apporter beaucoup d’informations. Et certains allaient jusqu’à les faire mémoriser pour qu’elles puissent être régurgitées à la date prévue. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me rendre compte de ce qui se passait et pour, cette fois, véritablement travailler, c’est-à-dire faire face à cette réalité-là et non plus jouer au freinétiste certifié conforme.

En fait, c’était la surprise totale. Je n’étais nullement préparé. Ça s’imposait à moi en dehors de ma volonté. J’avais ouvert une petite vanne d’expression. Mais la pression avait emporté la porte. Et au lieu d’un mince filet que je pouvais maitriser, j’avais affaire à un flot qui me débordait. Aussi, quel temps il m’a fallu pour comprendre qu’il se disait souterrainement des choses capitales dans les textes. Et quelle surprise de constater que l’expression profonde ne concernait pas que l’écrit mais, également l’oral, le chant, le dessin, la gym et même le calcul ! Si bien qu’on a pu appliquer à toute chose la Méthode naturelle qui se trouvait parallèlement, grâce à FREINET et ÉLISE, de mieux en mieux théorisée.

C’est comme ça qu’« on » (c’est-à-dire moi) a été beaucoup moins avide d’occasions de calcul pour laisser toute sa place à la mathématique. Et là, je vous prie de le croire, c’était bien leur problème, leurs problèmes, leur expression, leurs créations, leurs hypothèses, leurs découvertes, leur joie, leur appétit.

Quant à la coopérative, au plan de travail, pfuitt ! Pas besoin de contrat, pas besoin de contrôle, d’évaluation et de pression du groupe. Il y avait un tel élan qu’on avait individuellement et collectivement toujours trop de pain sur la planche. C’était une coopérative d’expression, de communication rapprochée, d’accueil, de découverte, de savoir.

Mais c’était en ce temps-là, avec ces enfants spéciaux-là, dans un CP-CE1 (CE2). Comment a évolué la réalité ? Où en est l’époque ? Quels sont maintenant les problèmes fondamentaux des enfants ? Sont-ils devenus spéciaux ? Que faut-il d’abord favoriser pour que le reste puisse se construire ?

Paul Le Bohec, La Mézière (35)

Texte paru dans Coopération Pédagogique N°38, Janvier 1991