Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Il s’agit de savoir pourquoi l’enfant écrit

Pour le maître ? Pour un album ? Pour le journal ? Pour quelqu’un ou pour quelque chose ?
                                  ... ou son désir de libération ?

Une camarade du Finistère, exigeante et sincère, m’écrit :

« En classe, ça ne marche pas. Je crois que je ne pratique qu’un petit vernis de pédagogie Freinet. Pendant un moment, j’avais l’impression que grâce au texte libre, au planning, j’avais devant moi une classe intéressée, heureuse, qui me donnait bien des satisfactions : le choix des textes, leur mise au point, je croyais tout cela à peu près résolu. Je me posais bien encore quelques petites questions à ce sujet, mais je voulais m’attacher surtout au calcul, aux fiches-guides, etc. Et puis, cette année je me suis rendue compte que tout était à réviser. Aussi, n’ai-je pas crié comme tu me le demandes, à la lecture de tes différents articles, car je partage à peu près les idées que tu y développes.

Ce fameux « texte libre » a peut-être plus de chance de l’être s’il n’y a pas journal scolaire ou correspondance. Et puis non, s’il n’y a pas cela dans une classe, il n’y a pas non plus l’atmosphère propice à l’éclosion des textes libres.

Mais il s’agit de savoir pourquoi les enfants écrivent. Pour le maître, pour le journal, pour un album, pour quelqu’un ou quelque chose ? Alors, leurs textes ne sont pas nés d’un désir de libération, comme tu le dis.

Pour eux-mêmes, pour crier leur inquiétude, leur tristesse, leur joie ? Alors, c’est rare et rarement direct : il leur faut le truchement du rêve ou de la fable. Mais comment leur offrir cette possibilité ?

Cependant, cette année, bien que ma classe ne soit pas portée, comme la tienne, vers l’imaginaire, j’ai obtenu des textes qui m’ont surprise et même inquiétée.

Oui, inquiétée, car la question de la psychothérapie à laquelle tu tiens tant, a brusquement surgi devant moi.

Voici, par exemple, le texte d’un de mes élèves qui a perdu sa mère, il y a quatre ans. Dernièrement, un de ses cousins, a été victime d’un grave accident : il est tombé d’une hauteur de neuf mètres, se fracturant crâne, côtes et bras. Le petit a reçu un choc, j’en suis sûre. Il m’en parlait tous les jours, il écrivait à son correspondant qu’il avait des cauchemars. Dans les deux lettres qu’il a écrites à son correspondant pendant ce mois et demi, il n’a parlé que de la santé de son cousin. Voici ce texte un peu allégé :

UN RÊVE

La mer qui te montre ses phares
et ses bateaux en bateau rouge
et le rivage qui montre ses coquillages
et ses galets bleus et blancs
et les sables mouvants
qui sont là tout seuls dans un coin
Et la verte campagne qui nous offre ses fleurs
ses arbres, ses feuilles dorées
et le vent qui fermente
et le renard hypocrite qui tape
et les clochards qui boivent
et les bandits qui s’évadent de prison
et les filles qui écoutent la musique
et les biches qui halètent
et à l’orée du bois
des hommes menaçants
et le cahotement de la diligence
et les hiboux qui dorment
et pas de mort.          Yves M., 9 ans

 Toute la classe a aimé ce texte et certains ont dit :
– C’est triste ! On ne vote pas ! Il faut le mettre d’office dans le journal.

Mais un gosse a dit :
– Il y a déjà deux textes inventés dans le journal, ce mois-ci, il faut équilibrer.

Voilà ! Il m’avait entendu dire qu’un journal devait comporter des textes très variés, alors, il fallait éliminer celui-ci.
Dans le cas présent, l’enfant n’a pas écrit pour le journal et s’il a quelque chose à dire encore, il l’écrira, j’en suis persuadée.
Mais combien de fois ai-je rejeté des textes parce que leur genre ne convenait pas ! Et là, je sais que j’ai tort !... »

Michèle Le Guillou

Tu me dis que tu partages mes idées en ce qui concerne les obstacles qui pourraient nuire à l’expression libre et puis, tu te reprends.

Tu as raison : sans les Techniques Freinet, il n’y aurait pas de texte libre. Il est évident que la correspondance et le journal sont de puissantes motivations. Et, de plus, ce sont des techniques très simples, faciles à pratiquer. Lorsqu’on aborde les T.F., c’est naturellement par elles qu’il faut commencer. Parce qu’elles sont accessibles, parce qu’elles ouvrent tout de suite de nouveaux horizons.

Et, aussi, parce que l’on ne se connaît pas. En effet, au fond, la pédagogie Freinet rêve d’assumer tous les aspects de la vie. Or, quel qu’il soit, l’instituteur est trop chétif pour pouvoir y prétendre. S’il jouait au mieux de l’instrument d’éducation qu’il représente, ce serait déjà bien. Mais pour cela, il lui faut se connaître.

Le meilleur moyen, c’est de pratiquer texte libre, correspondance, journal... Et l’on voit vite ce qui convient, ce qui réussit, ce pourquoi l’on est fait. Car l’on peut se fourvoyer en toute inconscience. Personnellement, je me suis longtemps acharné à vouloir imiter certains camarades ; à vouloir pénétrer dans des domaines qui m’étaient interdits. Mes échecs m’ont amèrement dépité. Jusqu’au jour où il a bien fallu que j’en prenne mon parti et que je me dise :

« Essaie au moins de bien faire ce que tu peux faire. »

Alors, j’ai essayé de bien faire le texte libre. J’ai eu, pour cela, la chance de rester vingt-trois années dans un CP-CE1, ce qui m’a permis d’aller un peu profond. Est-ce que ce travail en profondeur est nécessaire également dans les autres classes ? Je ne le sais pas. Je sais seulement que de 6 à 8 ans l’enfant « achève de faire le tour de sa maison » (C. Freinet). Il se peut qu’à cet âge-là, l’enfant n’ait pas tellement besoin d’interlocuteur. Aussi, à ce niveau, la sanction du journal ou de la correspondance n’est peut-être pas indispensable. L’enfant peut très bien parler pour lui, même si personne ne l’écoute.

Et pourtant, lorsque l’enfant écrit son texte libre, il y a tout de même message, c’est-à-dire écriture pour une communication à autrui... Mais cet autrui est dans la classe : ce sont les camarades. Et si, par hasard, on oublie de lire les textes, il y a de violentes récriminations.

La seule classe, voilà ce qui peut suffire à motiver l’expression pour soi de choses extrêmement profondes et délicates qui arrivent entières à la surface de l’être parce qu’elles n’ont pas été freinées par des contingences extérieures. Pour soi et non pour une élection (expression prématurée et caricaturale de la démocratie dans une petite classe où les maths n’ont pas à marcher avec leurs lourdes bottes de destruction). Pour soi et non pour un maître, un correspondant, un album, un journal.

Cependant, les correspondants sont toujours utiles. Mais ils ont changé de fonction. Ce ne sont plus des machines à envoyer des échantillons à la classe, ou plutôt au maître qui s’enthousiasme pour des fossiles, de la bauxite, du calcaire... et qui essaie de faire partager son enthousiasme à des élèves de bonne composition. Et qui pousse à la roue pour qu’on apporte le bout de goémon, le coquillage qui pourra enthousiasmer l’autre maître.

Non, pour nous, le correspondant, c’est le double possible, c’est soi-même dans un autre pays. Un correspondant ça sert à se rêver. Et au CE1, il importe plus de pouvoir rêver que de regarder des cailloux. Plus tard, ce sera le contraire.

Et les correspondants reçoivent des textes profonds, sincères, étonnants, des textes qui les secouent. Et c’est bien de frotter l’une à l’autre des atmosphères de classe différentes parce que cela empêche la sclérose, l’ossification.

À mon avis, au CE1 tout au moins, il faut correspondre en profondeur. Et si l’on a un collègue qui fonctionne impeccablement et qui vous envoie régulièrement le nombre de feuilles voulues et que, naturellement vous en faites autant et qu’on va si vite que tout se réduit à un formalisme et qu’il n’y a rien de l’enfant dans les textes, alors, il faut nécessairement revoir la question.

Le texte que tu m’envoies te paraît insolite. Pigeon pourrait t’en fournir de plus démonstratifs. Mais celui-là, c’est dans ta classe qu’il est apparu. Et tu en es toute surprise : c’est donc vrai, cela existe le texte de libération ! Tu penses que la pression émotionnelle devait être forte pour qu’elle ait pu ainsi traverser ta parfaite organisation scolaire. Et tu ne peux t’empêcher de penser à tout ce que tes autres enfants avaient peut-être à dire et qu’ils n’ont pas dit – ou que tu n’as pas entendu.

C’est vrai ! Mais, par ailleurs, tu leur as tellement apporté. Le sais-tu ? On ne peut pas tout faire. Faire fonctionner correctement une classe, une correspondance, un journal, ça aussi c’est nécessaire, surtout dans ton CE2-CM1.

Je ne peux t’aider à voir clair. C’est à toi de réfléchir, de choisir, d’être peut- être plus attentive à capter dans les filets de ta sollicitude des oiseaux moins gravement blessés. Et s’il te faut une consolation, songe qu’un tel texte a pu apparaître chez toi. C’est donc que, contrairement à ce que tu dis :

– En classe, ça marche !

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°17-18, la part du maitre, 1er-15 juin 1963, p.20-22