Au début du CP, les enfants n’ont à leur disposition qu’un seul langage profond : le dessin. Mais cette technique d’expression ne convient pas à tous les enfants. Et puis il ne semble pas souhaitable de condamner le dessin à la seule projection. Il faut qu’il puisse s’étendre, qu’il croisse, qu’il cherche dans toutes les directions afin de devenir, si besoin est, le riche langage de l’âme ou le riche plaisir de l’œil. Mais, pour lui permettre de se développer librement, sans asservissement, il faut le relever de son rôle projectif. Mais qui le relaiera ?
Hélas, le langage écrit démarre à peine ; et il ne sera pas maîtrisé avant la fin du CE1, dans le meilleur des cas. Entre le dessin et l’écrit, il y aura donc un passage à vide. Heureusement, ce vide peut être comblé par le langage parlé et, plus spécialement par le chant libre.
Mais, attention, si les camarades ont des appétits de musique, il ne faut pas qu’ils attendent trop de ce mode d’expression, car ils risquent d’être déçus, surtout au début. Au commencement, le chant libre est plus libre que chant. Je veux dire qu’il est plus psychologique que musical. La musique ne l’emportera vraiment que lorsque le langage écrit aura été, à son tour, mis à la disposition de l’enfant et lorsque ce sera lui qui se chargera d’un maximum de tension affective.
Car, avant toute chose, c’est cette tension qu’il s’agit de libérer. J’écris ceci parce que j’ai rencontré plusieurs camarades qui réalisaient d’excellentes choses en chant et qui se désolaient pourtant de ne pas obtenir des chansons comme celles de Gérard. Pour un peu, ils m’auraient demandé quel était le « truc », comment je donnais le coup de pouce. Il n’y a pas eu de coup de pouce, autre que celui d’une ambiance de liberté. Dans cette ambiance favorable, Gérard s’était emparé du chant libre et en avait fait son outil de projection totale.
Mais, d’autres enfants s’emparent du dessin, de la musique instrumentale, du langage parlé, du langage écrit, de la danse, du patinage, du théâtre, etc.
Il faut que chacun puisse accéder au langage qui lui convient plus particulièrement. Personne ne peut savoir au départ, ce qui est fait pour Paul ou Jean. Personne, ni le maître, ni l’enfant. Le maître doit offrir tous les langages et l’enfant essaiera et adoptera. Alors, il faut aussi offrir – et accepter – la complainte, la litanie, la psalmodie qui, en réduisant à peu la création sur le plan sonore, donnent un point d’appui solide pour la création à dominante psychologique.
C’est ridicule, mais je ne puis m’empêcher de penser au patinage d’embrayage que l’on enseigne dans les auto-écoles : le pied droit de l’apprenti conducteur donne un certain régime au moteur et il ne bouge plus ; le conducteur peut alors facilement concentrer son attention sur son pied gauche qui joue alors de la pédale d’embrayage avec beaucoup d’autonomie. Par la suite, le conducteur apprendra à mieux surveiller et le régime du moteur et l’embrayage. Mais au début, s’il ne fait pas un choix, il aura tendance à « se mélanger les pédales ».
Ainsi, au début du chant libre, l’enfant se crée souvent une ambiance sonore de peu d’étendue (un ou deux tons, voix monocorde) qu’il modifie peu, tout au long de l’émission parce qu’il donne priorité absolue aux paroles.
Ces paroles se dévident facilement parce que la complainte monotone se déroule sans que le réflexe d’investigation soit suscité par quelque accident événementiel. Ce qui permet à l’inconscient d’affleurer à la surface (comme pour tout ce qui coule de cette façon : l’eau de la rivière, la musique de l’orgue, la prière monotone : voir L’Éducation du travail).
On le voit, la création musicale orale s’inscrit d’abord dans le cadre des techniques parlées. Puis, peu à peu, elle pourra s’enrichir de musique qui ajoute une dimension supplémentaire au message. Et puis, un beau jour, cette musique pourra être recherchée uniquement pour elle-même. Par la suite, elle pourra s’adjoindre encore le son instrumental, ce qui en fera, au total, un riche moyen d’expression.
Quels sont donc nos devoirs sur le plan du chant ? C’est simple : il doit suivre la règle générale de l’acquisition de toute technique par les enfants. Mais quelle est cette règle ? Je crois la discerner parce que je suis actuellement l’un de ces enfants. En effet, j’essaie d’apprendre la mathématique moderne. Pour cela, je lis quelques livres, j’écoute les émissions de la TV scolaire (information des professeurs), et je bavarde avec mon garçon qui est en math. élém. D’autre part, je fais des expériences dans ma classe et je soumets ces expériences à l’appréciation d’Hervé et de Jean Sadin (Isère). Il y a donc un milieu dans lequel je me plonge (les livres, la télé). Je ne cache pas que je ne comprends pas grand chose de ce qui se dit à la télé. Mais qu’importe : je n’ai pas le souci de la mathématique, mais le souci de la pédagogie primaire de la mathématique. Alors, je peux voler plus bas et écouter en toute décontraction. C’est à peine si je surnage et je suffoque même souvent. Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour je crawlerai.
Mon entreprise serait certainement vouée à l’échec, si je n’avais pas une attitude active. Je fais des expériences avec mes enfants (il s’agit de pédagogie) ; je tâtonne dans un milieu riche. J’ai aussi la chance d’avoir un condisciple, Puynège, qui participe au cahier de roulement : je peux suivre sa progression et profiter de ses découvertes. Et, enfin, j’ai deux parrains, Sadin et Hervé.
Pour le chant, l’enfant doit également se trouver dans un milieu riche. Il y a la radio et la télé, avec ses chanteurs, ses musiciens, ses chansonnettes, ses opéras... Cela, c’est le grand bain.
Mais on peut créer également un petit bain. Dans ma classe, il s’agit des créations des années passées, enregistrées au magnétophone ou bien enseignées comme « chants » avec l’aide du pipeau. Cela le met dans l’ambiance de création parce que ces chants sont à sa portée (il faudrait que pour toutes les techniques parlées, la CEL offre des exemples de création afin de susciter le démarrage). Dans ce milieu riche, l’enfant est actif : il peut tâtonner librement et faire toutes ses expériences. Il peut également profiter de l’apport de ses camarades qui lui ouvrent des voies. Enfin, il bénéficie de l’aide d’un parrain : un autre enfant plus chanteur ou le maître, quand il sait être enfant.
Voici donc examinée la création sonore pour la projection et pour la musique.
Mais il y a aussi la création pour la communication. Notre devoir, c’est de favoriser, comme l’a recommandé Freinet, le tâtonnement sur le plan de l’imitation. Cette fois-ci, il s’agit d’une étude objective, d’une prise de possession du monde sonore tel qu’il se présente à l’enfant. Oui, il faut cultiver la tendance à imiter le cri des animaux, les bruits des autos, les bruits de la télé, tous les bruits de la vie. Encourager l’imitation des sons, c’est développer la faculté d’analyse. De même que dans le dessin objectif, ce n’est pas la main qui dessine, mais l’œil ; ici, c’est l’oreille qui chante ou crie. Il faut affiner l’oreille.
Certaines classes de CM, FE, font déjà des expériences dans ce sens. J’en connais une où, lorsqu’un texte amusant a été écrit, une fille éprouve le besoin de le lire avec de la bouillie dans la bouche ; un garçon le lit avec l’accent de Lannion, un autre avec la... bouche de travers, un autre comme Pollux.
Et cela n’a rien de gratuit : l’aptitude à l’imitation des sons, c’est l’aptitude au théâtre et aussi, l’aptitude aux langues étrangères que l’on parle surtout avec l’oreille. D’ailleurs, pour qui sait l’infinie possibilité des trajectoires d’un individu, rien n’est gratuit. L’individu est là avec toutes ses potentialités, il faut préserver l’intégralité de ses chances. D’autant plus que personne ne connaît le monde dans lequel il vivra et que par conséquent, rien ne doit échapper à ses recherches. C’est pourquoi, il faut encourager, également, l’étude objective des possibilités de l’organe vocal et permettre ou susciter : les jeux de voix, les vocalises, le bruitage, les créations sonores (tel « l’oiseau curieux », de Delbasty), les créations de comptines chantées sans signification, bref, toutes les recherches exploratoires du monde sonore dans ses diverses composantes : hauteur, timbre, intensité, durée.
Rêverie sur un programme
Je pense que le moment est venu d’apporter une conclusion à la série qui vient de paraître dans cette rubrique. Cette conclusion, la voici : il faut introduire les techniques parlées à l’école. Pour tenter de définir la ligne directrice d’un programme, je cite Simone Garenc (École Libératrice n° 39, 7-9-64» n° 1873) :
« Pour le langage, ce n’est que vers sept ou huit ans que le développement du cerveau est complet. Le fait capital c’est que le développement cérébral est fonction d’incitations fonctionnelles ; le manque complet d’incitations fonctionnelles pour l’acquisition du langage, à cette époque critique des premières années avant huit ans, est décisif. Cette période passée, l’acquisition du langage devient extrêmement difficile. Entre deux et huit ans, l’influence du milieu peut être énorme. »
Maintenant, l’accord est général : l’acquisition du langage dépend du milieu. C’est, d’ailleurs, l’évidence même, puisque l’enfant se trouve placé dans un système de signes sonores auxquels il a été attribué, par convention, des significations.
Les enfants viennent maintenant très tôt à l’école : l’école, c’est leur milieu. Il faut donc qu’elle incite à la pratique active du langage parlé parce que, après, il sera trop tard.
Cela rejoint ma petite théorie des graines qu’il faut semer à temps, c’est-à-dire avant que la terre ne soit durcie par le gel. Quand elles ont été mises en terre, on peut aller se chauffer les pieds à la bûche, elles sauront germer quand paraîtront les printemps de la vie.
Alors, il faut résolument changer d’optique : on ne doit plus réserver ses soins à deux ou trois plantules privilégiées. Non, jusqu’à 8-9 ans, il faut se préoccuper d’ensemencer encore et encore des plaines innombrables.
Revenons à cette idée de programme de l’enfant total. À la maternelle, il y a très peu à dire puisque, dès l’origine, elle s’est penchée sur le problème du langage. Tout au plus, pourrait-on signaler que l’on ne s’y est pas encore assez intéressé à la puissance de révélation des paroles émises. Cependant, quelques maternelles commencent à s’interroger, parce qu’elles commencent à entendre. Et, on peut faire confiance à la volonté de progrès des maternelles. Puisque quelques-unes se sont mises en mouvement, les autres suivront.
Au CP-CE que je connais surtout, il faudrait une demi-heure par jour. Et pas une demi-heure en miettes à propos de ceci et de cela, mais une demi-heure entière, officielle. Sa place dans l’emploi du temps importe peu. Personnellement, je la verrais très bien située, juste avant la récréation de l’après-midi. Avant elle, viendrait la demi-heure des techniques manuelles, après elle, la récréation, la demi-heure des techniques corporelles, suivie de la demi-heure des techniques musicales (orale et instrumentale).
– Diable, que fera-t-on dans cette demi-heure ?
– Oh ! il n’y a que l’embarras du choix. Vous savez que sur le plan du dessin, personne n’a jamais craint que les enfants n’aient pas d’idées et qu’ils puissent aller de l’avant. Sur le plan du langage parlé, autre secteur heureusement dédaigné par « l’école », le choix des techniques est également illimité.
Au CP-CE, par exemple, nous avons les « dialogues de loin » qui obligent à parler fort et suscitent une respiration profonde, ce qui libère l’émission (dialogues à trois contre trois, puis à deux, puis à un contre un), les dialogues assis, les dialogues joués, le « téléphone », le monologue joué, l’histoire assise, l’histoire sans paroles (mime commenté par les spectateurs), le psychodrame à plusieurs, le théâtre libre, le jeu dramatique, les marionnettes, la création parlée sur dessin, sur danse, sur musique, etc.
Ces techniques qui permettent la projection auront encore leur place au CM parce que certains enfants en auront encore besoin. Mais il faut espérer que les progrès de la pédagogie des enfants de 3 à 8 ans seront suffisants pour que la plupart des problèmes psychologiques se trouvent déjà liquidés au niveau du CE2 (ceci suppose, évidemment, un personnel très qualifié dans les petites classes).
Au CM, il faudra ajouter, pour ceux qui bénéficient d’une accalmie sur le plan affectif, des techniques parlées visant à une relation objective du monde : conférences d’enfants avec documents, reportage, narration objective, rapport oral...
Donc, une demi-heure de techniques parlées au CP-CE (plus une demi-heure de techniques musicales), et trois quarts d’heure au Cours Moyen. Et après, au CEG, au lycée ?
Pour moi, deux heures par jour, ce ne serait pas trop. En effet, à ce niveau, bien des talents déjà auront pu se manifester; des talents qu’il faudra confirmer, aider, étendre. Là encore, on ne peut abandonner l’enfant en marche. Et d’autres techniques apparaîtront qui seront appelées à se développer : conférence, récit objectif, conduite d’un débat, reportage, interview pour la radio, la télé, ou l’échange magnétique... que ne sais-je pas encore et qui reste à découvrir. Et théâtre, avec des auteurs de la classe, ou des auteurs du programme, des discussions, des recherches de solution en commun, des créations sur des plans multiples, diction de poèmes... et tout ce que l’on peut maintenant emprunter à la Chine, au Japon, à l’Inde...
Et sur le plan du chant, l’improvisation, la création à deux, la création à plusieurs, le dialogue, le chœur...
Et à travers tout cela, pour les maîtres, une possibilité de connaissance réelle et profonde de l’enfant ; non plus de celui qui se déguise en écolier ou en élève, mais de l’enfant vrai.
Et aussi, par la suite, une possibilité d’action thérapeutique qui permettra de traiter les troubles légers et de délimiter les troubles profonds pour une action plus spécialisée... Dans les livres et les émissions de psychothérapie, de psychiatrie, on parle souvent de troubles qui remontent à l’enfance. Mais cette enfance est là entre nos mains. N’est-il pas possible d’agir efficacement à ce niveau ? Si, je crois que nous pouvons beaucoup et que nos techniques peuvent préparer en surface et en profondeur, d’autres hommes. Et, puisque c’est possible, cela doit être.
Ceci s’entend évidemment avec des maîtres très qualifiés, des classes de 20 plutôt que 25 élèves. Et, aussi, d’autres conditions de vie pour les maîtres, d’autres traitements, d’autres loisirs, d’autres moyens culturels, une autre sélection et une autre formation. Ceci n’est pas encore reconnu. Mais, une fois de plus, il faut l’imposer par la pratique. Il faut faire en sorte qu’il ne soit plus possible d’envisager l’école sans les techniques orales. Cette idée ne sera acceptée que si elle a déjà reçu, un peu partout, un commencement d’application pratique.
Pour cela, cultivons-nous, documentons-nous. Que les gens qui entrent dans l’arène de l’éducation quittent leurs gradins pour venir nous aider.
Et que le BETA (1) soit avec nous.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur N°11, la part du maître, 1er février 1965, p.11-16
(complément aux articles parus dans l’éducateur n°5 novembre 64 p.9, n°7-8 décembre 64 p.17 et n°9 janvier 65 p.5)
(1) Bureau d’Études des techniques audio-visuelles, Commission « Sonore » de l’ICEM,