Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Pédagogie Freinet, pédagogie populaire ?

Réaction de Paul Le Bohec à une réflexion lancée par Serge Jaquet dans le bulletin « Chantiers dans l’Enseignement Spécial »

Je reprends calmement ton texte après ces premières idées jetées sur le papier au sortir d’une nuit d’insomnie. J’y passe un râteau plus méticuleux.

– Ce qui fait que tu doutes de la dénomination de ta pédagogie, c’est qu’elle est institutionnelle et seulement partie1lement Freinet. Mais existe-t-il une pédagogie totalement Freinet ? La mienne était d’ailleurs plus Élise que Freinet.

– Une pédagogie qui permettrait de combler les écarts.
Il me semble que depuis toujours, l’excellence se mesure par la possession du langage. C’était vrai de notre temps. Mais on ne nous apprenait pas la langue, on se bornait à des constats, et on sanctionnait la situation dans laquelle on se trouvait. Et si, par malheur, la famille n’avait pas le souci de lecture – de journal et de livres – l’enfant, à l’école, était catalogué immédiatement. En Bretagne, il y a eu des milliers de profs et d’instits venant de la classe populaire. (Plus de mille enseignants sont sortis d’une petite commune comme Caurel (22). Et dans le Finistère, le niveau en sixième est parmi les plus élevés. Pourquoi ? C’est simple, on parlait breton à la maison. Et le français que les enfants ont appris, c’était le français de l’école. C’était le seul que l’on estimait dans les études. Quand j’étais instit en Ille et Vilaine, dans la classe je faisais dire : un veau, un seau. Mais dans la cour, mes petits patoisants n’en disaient pas moins un VIAU, un SIAU. Je ne sentais impuissant. Cela dépassait les possibilités de l’école. Quand j’ai été nommé dans la partie bretonnante des Côtes d’Armor, j’ai senti la différence. D’autant plus que nous étions dans une région touristique. Donc, le milieu...

– Mais si l’école continue à jauger d’après le langage, c’est encore foutu.

– Cependant, elle veut aussi jauger selon le langage mathématique maintenant.

– Comment permettre aux enfants d’être mieux évalués. Problème immense et peut-être simple.
J’aime dire dans mes animations pédagogiques : « Pour l’univers, la bactérie n’existe pas. Mais la bactérie, elle, se sent au centre de l’univers. L’enfant doit être au centre de sa culture. »
(J’ai dans la tête plein de citations d’Edgar Morin – La connaissance de la connaissance, Seuil – mais je ne trouve pas le bouquin pour les fournir valablement.)
Dans mes discussions avec les informatiques, je demande toujours s’il s’agit d’enfants du CP-CE ou du CM. Car pour moi, il y a une hiérarchie des dominantes à respecter.
1- EXPRESSION - CRÉATION
2- COMMUNICATION
3- ORGANISATION COOPÉRATIVE DE LA CLASSE
4- ÉTUDE DE L’ENVIRONNEMENT
soit :
1- de soi à soi
2- de soi vers les autres
3- soi avec les autres
4- soi et le non-soi
Pour le 3 et le 4 ça peut être simultané. Mais au CP,   « PRIMUM EXPRIMERE ».

Alors dans tous les domaines (il y a une unité formidable de la méthode naturelle que j’ai expérimentée en sténo, en dactylo, en danois, en finnois, en clavier électronique,...) expression-création.
Et pour cela prendre ses responsabilités : pratiquer le forçage de la liberté, c’est à dire permettre de goûter suffisamment pour qu’on soit libre de choisir. Mais aussi mettre le maître en situation de goûter à un maximum de langage (écriture collective, création corporelle, méthode naturelle de mathématique, écoute picturale, etc.).

De toute façon l’être humain s’exprime. On n’a jamais pu l’empêcher de s’exprimer. Mais il a deux possibilités. Cela peut être NÉGATIVEMENT par la violence, la maladie, le désespoir de soi, le mal-être, la boulimie, l’anorexie, la drogue, le suicide,... ou bien POSITIVEMENT dans des activités de sublimation ou de compensation : le sport, l’art, la musique, l’écriture, la responsabilité, le dévouement, etc.

J’en profite pour glisser mes onze verbes, ce que cherche l’être humain : SURVIVRE, EXISTER (être reconnu, compter pour quelqu’un), RISQUER, RÉGRESSER, MONTRER, VOIR, SUBIR, SALIR, REVIVRE (pour rattraper ou pour re-jouir).

En conclusion, je ne peux rien dire au sujet des élèves des classes de perfectionnement, car je ne les connais pas. Mais je me demande si, pour ce qui concerne l’aspect troisième, les techniques Freinet, on n’a pas oublié certains domaines qui fleurissaient autrefois. Je songe aux trois mille dessins recueillis par Michèle Le Guillou en deux ans (CM1, CM2) simplement parce qu’elle avait créé un dossier (dépliant d’ordinateur) et qui avait permis si tu connais « Les dessins de Patrick », d’opérer la résolution d’un problème psychologique profond. Et les textes libres de la classe de Jeannette qui allaient dans les cinq directions : expérimentation, plaisir, communication, projection, maîtrise. Et les cinq heures d’expression/création sur six heures de classe que j’avais dans mon CE1-CE2. Il faut aider à « parler ».

Mais je vois ça de ma fenêtre : votre problème est multiple. Comment faire pour rassurer, équilibrer, faire en sorte que s’organise un peu mieux le monde intérieur ? Il ne s’agit pas de riches et de pauvres mais de riches d’affection, de sécurité, de confiance, de soutien. Comment faire pour rattraper cela, comment compenser. Évidemment, c’est à vous de nous communiquer vos résultats, toutes les avancées que vous pouvez faire dans un domaine ou un autre (parfois les plus saugrenus). Comment construire sur la culture de l’enfant. Comment créer une culture de la classe pour qu’il ait au moins cet appui ?

Je ne t’apporte pas grand chose, je le sais. Mais tu vois, alors que je suis obsédé par les travaux à terminer, c’est ça qui a eu la priorité.

Paul Le Bohec

Article paru dans Chantiers dans l’enseignement spécial n°179, avril 1991, p.19-20