Nous avons vu que, bien que la nature ne l’ait pas, à proprement parlé, pourvu d’un organe de phonation, l’homme a tout de même tiré un parti merveilleux de ses possibilités sonores. Et, en particulier, il a inventé le langage articulé qui a favorisé énormément son accession au sommet de l’espèce animale.
Maintenant, nous passons à l’examen d’une autre merveilleuse possibilité offerte par la nature à l’Homme : la trace.
Il n’a pas dû lui falloir longtemps pour comprendre que les pieds d’hommes et les pattes d’animaux laissaient des empreintes dans les sols mous. Mais, lorsqu’un jour il s’est aperçu qu’il pouvait à volonté, créer des traces à l’aide de ses mains, ça a dû être un grand jour pour lui, marqué d’une croix.
Il y avait des traces négatives, en creux, c’est-à-dire : dur contre mou, obtenues à l’aide de la main ou d’un outil (traceur de silex, morceau de bois, os, corne... Et des traces positives, en relief mou contre dur, obtenues par le moyen d’une roche friable (craie, argile), ou à l’aide de la main enduite d’ocre et promenée ou appliquée sur un support ferme.
De cet émerveillement des premiers âges, l’homme n’est pas encore revenu, et il continue, quel que soit son âge à expérimenter et à sonder dans ce domaine.
Comme des entomologistes sur une fourmilière, promenons notre lunette spéciale – notre grille d’observation – et examinons ce qu’à travers elle, nous apercevons. Je sens que la structuration du monde de la trace va ressembler à celle du monde du son vocal et que nous allons peut-être, retrouver des langages, des projections, des comptines tracées sans signification, comme il y a des comptines chantées : « tesse ta la tesse – tè ta la tè– io tassouse cri ».
Il y aura, également, cet infini des possibilités offertes et, par conséquent, cette nécessité d’offrir aussi cet univers au petit d’homme qui a droit à tous les univers.
« Chut ! Ne bougez plus, taisez-vous, silence ! Je regarde par la trou-étude-objective-du-phénomène... Ah ! pauvres de nous, savez-vous ce que je viens d’apercevoir ? : la-gé-o-mé-trie !
– Quoi, la géométrie ?
– Oui, la géométrie. Déjà la géométrie ! Que vient-elle faire ici, alors que je ne l’attendais pas. Non, vraiment, j’étais loin d’être prêt à faire un petit bout de chemin en sa compagnie. »
Mais, puisqu’elle est là, acceptons sa présence. D’ailleurs, quand est-on vraiment jamais prêt ? Jamais. Et en l’occurrence, ne s’agit-il pas surtout d’ouvrir de nouvelles pistes, de lancer des idées neuves, idées naissant de la reconsidération de toutes choses à la lumière du tâtonnement expérimental de Freinet. Mais, au seul bruit de son nom, Géométrie, notre esprit ne va-t-il pas se fermer complètement ? Non, rassurez-vous, car elle gagne à être connue ; elle vaut mieux que ce que l’on croit.
D’ailleurs, il va falloir réclamer, au nom des enfants, le droit aux géométries. En fait, elles sont nombreuses : i1 y a l’euclidienne, la descriptive, la-dans-l’espace, la géographique... Mais il en est également d’autres que l’on ignore généralement. Tenez, sous mes yeux, Joël, garçon de 14 ans (âge mental, 10 ans) vient de se démarquer dans un espace de terrain libre ; il a reçu le ballon et, d’un maître coup de pied, l’a fait passer au travers d’un rectangle vertical. Ne témoigne-t-il pas, d’un certain sens géométrique ? Évidemment, il est des géométries grossières, roturières, mais elles existent, au moins en tant que géométries de départ.
Mais je ne te convaincs pas, tu as un sourire sceptique. Écoute ! Si elle répugne à beaucoup, c’est parce qu’on l’a détournée de son but. Et, disons-le en passant, les gens qui ont refusé la géométrie ont peut-être fait preuve d’une santé intellectuelle excellente. Tu ris, cette fois ; eh ! oui, tu étais peut-être mathématicienne !
Ne t’esclaffe pas. En effet, on peut facilement retrouver l’erreur fondamentale de la pédagogie traditionnelle qui part toujours de l’abstrait et reste toujours dans l’abstrait. Si tu ne me crois pas, je peux citer André Revuz, ce professeur de maths de la faculté de Poitiers qui participe à l’émission de la Télé scolaire : « Chantiers mathématiques ». Si je le cite, ce n’est pas que je fasse des complexes vis-à-vis des profs de l’enseignement supérieur. Tu sais, en effet, que pour enseigner le latin à John, il est plus important de connaître John que le latin. Or nous, nous avons commencé à apprendre John. Il ne nous reste plus qu’à apprendre le latin. Et, qui sait, nous pourrions peut-être apprendre aux secondaires et aux supérieurs à tenir compte aussi de John. Le fait que ce professeur dise la même chose que nous m’apparaît symptomatique. Les idées commencent à bouger et, en particulier, la conception aristocratique des mathématiques détachées de la vie (et de l’école détachée de la vie) apparaît maintenant bonne à mettre à la poubelle parce qu’elle ne produit rien, ou trop peu.
Écoute ce passage que l’un de nous pourrait presque signer de son nom :
« Enfin, périodiquement, les résultats abstraits doivent être confrontés avec la situation concrète initiale et l’on constatera souvent, non sans surprise peut-être, que l’étude abstraite a enrichi le concret où l’on voit alors des choses que l’on ne soupçonnait pas au départ. De ce nouvel examen peut sortir une nouvelle schématisation et un nouveau cycle : mathématisation, développement mathématique, retour à la situation initiale... »
N’est-ce pas là, exactement, la conclusion à laquelle nous sommes parvenus, en examinant la conception du tâtonnement expérimental de Freinet ?
Avant de poursuivre, écoutons encore André Revuz :
« La mathématique ne peut devenir l’affaire unique de spécialistes à la fois admirés, redoutés et mis à l’écart. Il ne faut pas se laisser constituer, ni une tour d’ivoire, ni un ghetto mathématique. »
« Reprocher aux mathématiques d’être abstraites est une sottise : elles le sont par nature. Mais reprocher à un enseignement mathématique de ne pas montrer nettement d’où et comment les mathématiques ont été abstraites est légitime. » (A. Revuz, Mathématique moderne, mathématique vivante, OCDL)
Jusqu’à présent, seuls, quelques privilégiés avaient accès aux terres de Géométrie. Et quand ils en revenaient, ils parlaient un tel langage d’apothème, lemme et théorème qu’on en était tout hypothéqué. Hé, hé, c’est bien cela, canailles, vous vous la réserviez pour votre plaisir personnel, cette Suisse de l’esprit. Aristocrates ! Vils accapareurs de biens publics ! Mais maintenant, fini, nous allons la démocratiser ! Nous voulons que la grande masse puisse y accéder : Joël y a droit aussi bien que les fils de géomètres experts, de prof de maths, de centraliens, d’ingénieurs ou d’instituteurs.
C’est à propos de géométrie que la conclusion de notre étude du tâtonnement expérimental, nous apparaît la plus riche de conséquences. On dit parfois : « Tout le monde le sait que la théorie s’enrichit de la pratique et la pratique de la théorie. »
J’aimerais mieux dire : l’abstraction naît des phénomènes et retourne aux phénomènes qui s’en trouvent enrichis. Citons tout de même Lénine :
« De l’intuition vivante à la pensée abstraite et de là, à la pratique. »
On pourrait poursuivre :
« De la pratique à une intuition vivante plus étendue, puis à une pensée abstraite plus affinée, puis retour à une pratique plus claire, plus juste, plus sûre et de là... »
C’est là qu’il apparaît ce fameux balancement perpétuel : phénomène total pris dans la vie → abstraction → vie → abstraction.
Si nous voulons démocratiser la géométrie, il ne faut pas seulement l’offrir aux seuls esprits verbo-conceptuels, mais également aux intelligences actives pratiques-manuelles et aux intelligences à-image-dominante.
On le voit, cette fois-ci, on ne peut plus se contenter d’offrir des mots car, pour beaucoup, les mots étouffent les choses. Il va falloir être, résolument, et une fois de plus, freinétiste, c’est-à-dire, imiter Freinet qui ne s’est jamais satisfait d’avoir raison au niveau des mots et qui a travaillé pour offrir, encore et toujours, des outils.
Il nous faut donc des outils riches, à grand pouvoir d’action. Ce seront de bons outils s’ils provoquent une sorte de vertige devant l’infini des possibilités de tâtonnement. Regardez l’Ariel, adulte ou enfant, personne n’y échappe. Parce qu’il permet une expérimentation infinie qui correspond bien à la nature humaine. Si nous offrons des outils semblables, nous aurons bien mérité de la patrie enfantine et humaine.
Heureusement, pour la géométrie, tout n’est pas à créer, car notre parc de machines est déjà bien pourvu.
Il y a d’abord le dessin libre.
À vrai dire, on n’a pas attendu Freinet pour inventer le papier et les Égyptiens savaient déjà tracer les « hiéroglyphes, hippocampes lisibles, hydromel inextinguible des rêves ».
Mais l’apport essentiel des Freinet, c’est d’avoir su forger et inscrire dans la civilisation, l’idée du tâtonnement expérimental en dessin.
Aussi, de nombreux enfants disposent-ils maintenant d’une grande quantité de papiers et de machines à écrire. Oui, dans la nature 1965 – nature transformée par l’homme : l’arbre et l’herbe, mais aussi la télé et l’auto – le petit d’homme trouve déjà de bons outils sur le marché. Mais la CEL en a fabriqué d’autres, spécialement pour lui, tels les Skrib et les merveilleuses peintures en poudre.
Écoutez, camarades qui avez une grande production artistique, ouvrez l’œil et examinez la démarche créatrice de vos élèves. Vous verrez que, pour certains enfants, le dessin n’est ni un langage, ni une projection, mais simplement une étude objective des surfaces. J’en puis parler précisément cette année car Régine, l’élève en flèche de Jeannette, s’est lancée résolument à l’assaut des symétries rayonnées avec la seule couleur en connotation.
C’est cela qui est merveilleux dans cette peinture libre : le sec, l’abstrait, l’équilibré, celui qui n’a pas à se défouler, celui qui n’a rien à dire, celui-là peut faire objectivement la conquête du monde. Il n’est pas moins considérable, ni considéré que les autres. Et il se donne du plaisir et il en donne aux autres parce que chacun porte en lui l’amour de ce qui est ordonné et parfaitement structuré.
D’ailleurs, les enfants totalement objectifs sont rares : là comme ailleurs, des contradictions se manifestent : certains jours calmes, c’est la recherche objective qui domine, certains autres jours, c’est la projection. Et lorsque les orages non-désirés se lèveront, toute cette belle science des formes acquise en temps de paix se mettra au service de l’idée.
Paul Le Bohec
Article paru dans l’éducateur N°18-19, 15mai-1er juin1965, p.6-9