Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Pour un enseignement mathématique efficient, vers les mathématiques modernes

À la fin de l’été, j’ai eu, par chance, ce livre de Madeleine Goutard (1) entre les mains. J’estime que c’est une chance parce qu’il m’a permis de démarrer l’année scolaire avec un courage tout neuf. Tout n’y est pas parfait, bien sûr. Mais, il comporte de très nombreux aspects positifs à côté d’aspects négatifs aussi intéressants, sinon plus, parce qu’ils peuvent nous permettre de mieux comprendre notre position.
On aura compris, naturellement, que je défends cet ouvrage parce qu’il apporte de l’eau à mon moulin. En effet, toutes ces dernières années, j’ai essayé d’insinuer dans les stages et les congrès, au moyen de bandes magnétiques, l’idée suivante :
« On peut commencer très tôt la formation mathématique de l’enfant. »

Mais maintenant, quel bonheur ! Je ne suis pas seul dans l’erreur. Et je vais pouvoir être rilax et contempler du profond de mon fauteuil tous ces camarades qui vont se mettre en marche. Car, ça y est, la démonstration est faite, et bien faite. Et elle m’apparaît irréfutable. La deuxième source de mon plaisir, c’est que je vois mise en action, maintenant sur une assez grande échelle, l’idée que Freinet commença à mettre en pratique, il y a quarante ans : il faut faire la révolution copernicienne, il faut partir de l’enfant.

Madeleine Goutard l’écrit d’ailleurs en toutes lettres :

« Parce que, dans tous les domaines, elle fait fond sur les forces vives de l’esprit enfantin, la pédagogie moderne relègue de plus en plus au dernier plan, les exercices formels composés par l’adulte, au profit des libres créations enfantines. »
« Si, dans toutes les matières de l’enseignement, c’est-à-dire, quels que soient les aspects de la réalité que constitue l’univers de l’homme, les éducateurs savaient ne pas fonder leur enseignement uniquement sur des techniques d’apprentissage et sur des programmes préétablis, mais sur l’univers intérieur immensément riche de possibilités de leurs élèves, si en français, en géographie, etc., ils savaient partir de l’expression de la pensée enfantine, quels magnifiques problèmes ceux-ci ne manqueraient pas de composer à foison. »

Eh ! bien, cela, l’École Moderne Française le fait déjà beaucoup et de plus en plus. Il faudrait d’ailleurs que l’on aille jusqu’au bout de cette idée et fonder tout enseignement (écrit, oral, gestuel, graphique, chorégraphique, mathématique, scientifique, etc.) sur la création enfantine. Je crois pouvoir l’affirmer : c’est possible. Il faut que l’on ouvre enfin les yeux et que l’on s’aperçoive que l’enfance est un pays très sous-développé. Pourquoi ? C’est clair : parce que l’on n’a pas daigné le doter d’une infrastructure lui permettant de procéder à son propre développement. Non, on l’a maintenu en tutelle en ne lui offrant que des surplus de consommation et aucun bien d’équipement.
Mais « Si cette explosion de lyrisme scientifique pour ainsi dire, cet épanouissement d’une pensée conquérante et libre sont naturels à l’enfant et si c’est sur eux qu’il convient de fonder l’action éducatrice ultérieure, il est cependant rare de les obtenir dans les classes de l’école primaire actuelle. Très peu d’instituteurs ont des élèves qui s’expriment ! »

Madeleine Goutard parle du Canada où les conditions de l’enseignement sont différentes. Mais en France, au contraire, l’expression libre s’épanouit de plus en plus, en profondeur et en étendue. L’époque l’exige d’ailleurs ; il est tout de même venu le moment d’abandonner la charrue néolithique de l’éducation. Il faut obligatoirement, si l’on veut que notre travail d’éducateur ait un sens se mettre en état « d’apesanteur pédagogique ». Sinon, il ne nous reste plus qu’à nous suicider d’alcool, de télé, de romans policiers, de bricolage, de voiture, de réceptions, de bavardage. Mais, en France, trop souvent encore :

« Les élèves sont traités comme des manœuvres à qui l’on ne confie que les tâches serviles de dénombrement et de calcul. « Voilà tels nombres, additionnez-les, donnez la réponse. » Pourquoi ? À quelle fin ? Des buts et des intérêts de l’entreprise mathématique, ces manœuvres ne sont pas mis au courant. »

Mais fonder l’enseignement sur la création enfantine, cela nécessite de la part du maître une formation tout autre. Pour qu’il puisse être le catalyseur de l’activité enfantine, le maître doit être attentif, disponible.

« Il est urgent que l’éducateur apprenne à se décentrer de son monde d’adulte pour s’ouvrir à l’univers de l’enfance. Il faut qu’il apprenne à goûter le charme des créations enfantines, à en sentir la puissance d’inspiration et les valeurs propres. Ce n’est qu’alors qu’il saura les accueillir et les valoriser. Car les chefs-d’œuvre enfantins n’apparaissent que dans des climats propices, faits de confiance heureuse, de complicité intelligente et sensible. Les enfants accèdent alors à cette liberté intérieure de pouvoir tout exprimer, liberté sans laquelle il n’est pas d’esprit créateur. Mais ils n’en usent jamais que devant qui est intéressé et sait apprécier. Si les problèmes spontanés des enfants manifestent les caractéristiques que nous leur avons vues, c’est que ces dernières sont psychologiquement vraies. Par conséquent, c’est nous qui devrions en tenir compte objectivement dans notre enseignement. »

Ceci demande méditation. Personnellement, je n’ai compris que depuis très peu de temps, cette nécessité de « l’attention à » du maître. C’est l’atelier de peinture qui m’a valu cette prise de conscience. Au début de l’année, j’avais, enfin ! réussi à organiser un atelier véritable : tout était en place, pinceaux, peintures, poudres, papiers. Et il y avait même des tiroirs où chaque enfant pouvait ranger son dessin terminé. Eh bien ! contrairement à mon attente, ça n’a pas tellement bien marché. Mais pourquoi donc ? Tout simplement parce que les enfants ramassaient leurs dessins eux-mêmes sans que j’aie eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Et, il n’est pour pouvoir que l’œil du maître. Le maître doit apporter sa part : ce n’est pas la grande vague d’enthousiasme paralysante, ni la critique systématique et démolisseuse, ni l’indifférence glacée, mais le simple petit intérêt, à légères ondes, bien modeste, mais bien réel. Prêter ses yeux, prêter ses oreilles, prêter ses mains, voilà le secret. Ne dites pas : « À quoi bon la gym, ils en font toute la journée. Pourquoi le parlé, alors qu’ils ne cessent de bavarder. Et ils n’ont pas besoin de nous pour gribouiller sur les murs, jouer avec le sable ou construire de petits objets. » Si, ils ont besoin de nous parce qu’ils ont besoin d’un témoin.

Je suis d’ailleurs entré dans la généralisation de la loi que j’avais découverte et il me suffit maintenant de m’intéresser à n’importe quel domaine pour voir surgir aussitôt des créations inimaginables.

Et ils vous surprendraient, peut-être, les dialogues et les poèmes chinois de Patrice et Jacques, les poésies parlées de Michel I, les comptines de Michel II et l’aïkido de Fanfan. Mais puisqu’ils sont psychologiquement vrais, ne dois-je pas, objectivement, en tenir compte ? Hélas, bien peu de gens sont à même de comprendre ce qui est psychologiquement vrai parce que bien peu de gens se sont penchés sur les créations enfantines. Et ils en jugent avec leurs gros sabots d’adultes au lieu de chausser des pointes.

« Ces chefs-d’œuvre si proprement enfantins ne peuvent naître que dans la mesure où les maîtres ont consenti à donner à la vie créatrice de l’esprit, la primauté sur les exercices formels et rigides, où ils ont appris à révéler l’enfant à lui-même à travers ses créations les plus authentiques, à ne plus travailler de manière morcelée, débitant les programmes en matières distinctes et fractionnant les matières en parcelles de savoir à inculquer, où ils savent centrer l’enseignement sur la vie à la fois multiple et une de l’esprit. »

Voilà encore qui me plait énormément : Madeleine Goutard s’en prend au programme. Mais quoi, des racines, des puissances et même des puissances fractionnaires avant huit ans !!! Logiquement, si elle était fonctionnaire française, elle devrait se faire sabrer et voir sa note baisser puisque, fonctionnaire, elle ne fonctionnerait pas suivant le programme qui programme les instituteurs qui programment les enfants qui programment leurs nounours qui...

Mais si l’on accepte cette conception copernicienne de l’enseignement, quel programme peut-on raisonnablement recommander puisque cette idée est nouvelle et qu’il faut attendre le résultat des expériences pour savoir ce qui est possible et souhaitable ? À mon avis, nous devrions traverser une période de grande incertitude puisque ce n’est qu’après de multiples expériences que l’on pourra déduire ce qui est du domaine de tel ou tel âge. En gymnastique, par exemple, on sait déjà que la maternelle est l’ère des balançoires, des toboggans, des blocs de bois, des portiques d’escalade, des pneus... Le CP-CE1 pourrait être l’âge des balles, des bâtons de jonglage, des études de chutes, des recherches de rythmes, des accords de rythme, de la conquête par les pieds de la notion de groupe de déplacements dans l’espace plan de la cour ou de la classe…

Nous avons donc un vaste chantier de programmes « objectifs » à mettre en route et à coordonner peu à peu par tâtonnement expérimental. Au CP-CE1, on peut aborder les puissances et les racines carrés, cubiques, quatrièmes, dixièmes, les progressions arithmétiques, les progressions géométriques, les vecteurs (de la statistique), les résolutions d’équations à une inconnue, les nombres négatifs, les opérateurs, les systèmes non-décimaux, les nombres entiers et fractionnaires, l’associativité, la commutativité, la transitivité, la symétrie, l’homothétie, la mise en facteur commun, les classes d’équivalence, l’intersection de deux ensembles, la géométrie dans l’espace, les polyèdres, la géométrie euclidienne... que sais-je encore que je n’ai pas encore assimilé, la topologie, par exemple, que j’aurais su voir dans ma classe si j’avais été informé, si j’avais eu aussi l’œil topologique... et les injections, surjections, etc. toutes les choses de la vie courante qui existent, qui sont là, et que l’on ne voit point.

Quoi, tout cela à ingurgiter avant huit ans ? Mais non, tout cela à semer dans l’esprit, toutes ces premières oscillations du balancier de la connaissance à provoquer.

Revenons maintenant au livre de Madeleine Goutard pour signaler l’existence d’un quatrième point d’accord. Dans la création de problèmes libres apparaît un facteur psychologique. Bien que timidement abordé dans le livre, ce facteur n’en est pas moins des plus importants. On sent que la pédagogie commence à en prendre conscience et qu’elle va maintenant progresser à grands pas. Déjà Le Boulch a mis l’accent sur cette « totalité » de l’individu qui ne se limite pas à la personne mais s’étend également au milieu.

J’ai fait beaucoup de citations et elles sont peut-être trop longues. On voudra bien m’en excuser, mais je tenais à allécher. Il se trouve d’ailleurs que de nombreux camarades ont lu le livre. Tant mieux, parce que nous allons pouvoir en discuter dans une optique École Moderne, c’est-à-dire en prenant l’enfant dans son unité, dans sa totalité. Car, pour moi, c’est cela le propre de la pédagogie Freinet. Et c’est peut-être ce qui explique les difficultés de nos contacts avec les spécialistes. Nous aimerions faire quelques pas avec eux, mais nous ne pouvons abandonner le reste. Et c’est peut-être aussi pour cela que nous sommes marxistes.

Incontestablement, cela bouge en mathématiques. Et puisque cela bouge nous devons en être. Tout bouge d’ailleurs, les enfants ne sont plus les mêmes, le monde est différent. Et il faudrait aussi que nous nous mettions en marche. Cela, c’est très difficile parce que nous sommes parfois bloqués par d’antiques inhibitions et nous avons rarement les conditions de la disponibilité.

Et pourtant, l’instituteur a un rôle considérable à jouer : c’est lui qui est au départ. De lui dépend la solidité de la construction future ; c’est lui qui a la charge des fondations, du rez-de-chaussée et du premier étage. C’est lui qui est constamment aux prises avec la réalité dans sa totalité.

Aussi le critiquer, cela ne saurait suffire ; il faut qu’il soit aidé. Oui, mais comment ? Par exemple en organisant un échange constant d’idées entre lui et ses pairs. Et par la suite, un échange constant entre les mathématiciens et les instituteurs. Il faut que l’on fasse la multiplication de ceux qui peuvent et ne savent pas, par ceux qui savent et ne peuvent pas.

Paul Le Bohec

Article paru dans l’éducateur n°12-13, Les thèmes du Congrès de Perpignan, les mathématiques, 15 mars-1er avril 1966, p.3-7

 

(1) Madeleine Goutard : Les mathématiques et les enfants, Ed. Delachaux et Niestlé, Neuchâtel.