Navigation dans l'œuvre de Paul Le Bohec, pour une école réparatrice de destins
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Une grille sur un ski (6)

16. Composantes externes - Disjonction

La maîtrise du ski de fond permet donc d’aller vers des spécialisations.
Mais avec le progrès vers une automatisation des gestes vient la disponibilité. Et l’être peut alors percevoir des éléments qu’il n’avait pu encore considérer.

Je me permets de rappeler ici ce que l’on en avait dit à partir de la marche.
Quand on a déjà bien commencé à maîtriser le phénomène de la marche, on peut porter son attention sur le fait que la marche produit un déplacement qui modifie sans cesse les relations entre les positions des objets de l’environnement.

Ce sont les yeux qui sont les outils de cette première découverte. Elle est tellement intéressante qu’on peut lui consacrer soudainement toute son attention. Et c’est le démarrage d’un nouveau tâtonnement pour l’apprivoisement d’un nouveau domaine.

Mais à un autre moment, quand la disponibilité est revenue, on peut se rendre compte brusquement que, lorsqu’on marche, on fait du bruit avec ses pieds. Encore un nouveau terrain d’exploration, offert à l’oreille, cette fois. Et qui peut nous conduire à des maîtrises : claquettes, zapateado espagnol, bruitage des films de terreur d’Hitchcock...

Oh ! mais, je ne m’étais pas aperçu d’une autre chose : quand on marche, on alterne : droit, gauche, droit, gauche. C’est intéressant : là aussi il y a des expériences à faire. Par exemple, si on double chaque pas : droit, droit, gauche, gauche, droit, droit ?... Qu’est-ce que ça donne ? Tiens, ça donne le pas glissé celui que les enfants font naturellement. Et ça peut aller jusqu’au patinage, au hockey. Mais ce n’est pas tout car l’esprit qui a, cette fois, perçu l’alternance, peut suivre ses recherches et ses expériences et aboutir à l’étude des mouvements oscillatoires. Ou à l’étude de la parité, de la binarité, de la contradiction, de la dialectique. C’est-à-dire jusqu’à la science, les maths, la philosophie.

Ainsi à partir d’une activité globale, on peut quitter le tronc principal pour s’intéresser à des secteurs visuel, auditif, intellectuel, etc. Notez bien qu’ils étaient présents dès le départ. Mais trop absorbé par la recherche de la maîtrise de l’acquisition technique, on n’en pouvait isoler les composantes. Cependant à un certain moment il devient possible d’y porter le faisceau de son attention. Et ces composantes peuvent se révéler si attirantes que parfois plus rien d’autre ne saurait plus compter, au moins momentanément. Mais quelquefois même, définitivement, quand le domaine qui vient de s’ouvrir correspond à une pulsion profonde qui trouve là, de façon inattendue, l’occasion de s’épanouir pleinement.

Évidemment, c’est facile de prendre l’exemple de la marche. En effet, l’expérience qu’en ont les hommes est multimillénaire. Et ils ont eu tout le temps qu’il fallait pour construire sur cette base mille techniques, mille danses, mille possibilités. Et tout le monde a l’expérience personnelle de la marche et peut comprendre le schéma suivant :


Chacune des composantes : bruit, déplacement, alternance se disjoint du tronc principal et suscite une recherche autonome de maîtrise.

Mais le ski de fond est très jeune encore. A-t-il eu le temps de mûrir suffisamment pour développer lui aussi des branches autonomes ? Allons-y voir. Qu’y pourrait-il y avoir de plus que l’action simple de marcher ou glisser sur des planches dans la neige ?

Eh bien ! on croit qu’on est venu seulement faire du ski et que seule compte pour nous cette activité. Mais, pour pouvoir la pratiquer, il a fallu venir en montagne ! Et c’est parfois une telle découverte, un tel choc qu’on pourrait aller jusqu’à délaisser le ski de neige pour s’adonner à la pratique de la promenade estivale dans la montagne à vaches ou à celle de l’escalade ou du ski de glacier qui se pratique l’été à très haute altitude.

Mais ce qui est très important, c’est qu’un des éléments de la composante montagne peut se détacher à son tour du tronc principal pour se mettre à vivre pour lui-même, de façon autonome. Et ce rameau isolé est lui-même une activité globale, constituée de composantes dont l’une peut se détacher et devenir une activité globale constituée de composantes dont l’une... etc.

Cette notion de composante externe est l’un des éléments les plus remarquables du tâtonnement expérimental. En effet, elle tend à montrer qu’il suffit de partir de n’importe où, de n’importe quoi. Et chacun peut alors découvrir le ou les domaines ou l’association de domaines dans lesquels il pourra pulsionnellement s’investir. Et si on a la chance de parvenir à ce stade on est au point de gravir un échelon vers le bonheur.

Prenons un exemple qui n’est pas le mien, ni peut-être celui de personne mais qui sera je l’espère, suffisamment parlant pour que plusieurs d’entre nous aient envie de vérifier s’il ne s’applique pas à leurs trajectoires personnelles. Si cette idée était juste, cela nous donnerait un solide fil conducteur pour bâtir « L’autre école ». Supposons un citadin qui, à partir du ski de fond, découvre la montagne. Supposons que la branche qui se détache du tronc principal montagne soit la promenade. Alors que jusque-là, il a vécu sa vie quotidienne dans des lieux toujours immuables qui ne permettent pas de voir le ciel, le voilà soudain transporté au milieu d’une nature changeante : à chaque détour du chemin, le paysage se recompose. À chaque moment le ciel se transforme. Et cette infinie variété qui le change de la fadeur quotidienne le secoue au point qu’il ne pourra plus s’en passer. (Notez que pour d’autres, c’est la montagne qui est fade parce qu’ils sont, eux, soucieux de « paysages » humains et qu’ils se réjouissent de la variété des rencontres qu’ils peuvent faire à chaque tournant de la ville.)

Mais la promenade, ce n’est pas que le regard : il y a également les odeurs de plantes, le plaisir de la marche, la volonté de s’éprouver et d’allonger un peu plus, à chaque fois, les distances. Et ce plaisir de marcher peut se reporter en plaine. Et ça peut déboucher sur les sentiers de grande randonnée et sur la prise de responsabilités, sur la spécialisation dans le marquage, la topographie, etc.

Mais l’odeur des plantes – ou le plaisir des yeux qu’elles procurent – peut conduire à la botanique, à la constitution d’un herbier de plantes rares, ou à leur protection par la création d’une réserve naturelle. Ce qui conduirait naturellement à l’association avec d’autres amoureux de la montagne, à la création d’une association « 1901 », à la prise de responsabilités, à la lutte avec les pouvoirs publics, à la politique, à la sensibilité écologique, à la liaison avec les autres régions de France, à des voyages...

Faut-il insister ? Essayons alors l’étude de la faune : le repérage du tichodrome échelette, l’espionnage de la marmotte, la chasse – la chasse aux images –, la nécessité de s’initier à la photo pour « posséder » les animaux, pour les mettre « dans la boîte ». Et par ce biais la découverte de la photo pour elle-même, d’abord photo animalière, puis photo de paysages puis, pourquoi pas, spécialisation dans le portrait qui peut conduire à la morphopsychologie de Corman... sans compter le passage par le cinéma qui saisit mieux l’animal dans ses mouvements, la découverte du cinéma pour lui-même... le montage audiovisuel... le son pour lui-même.

C’est effrayant de voir ce qui peut s’épanouir sur ce simple rameau de la promenade qui s’est détaché de la branche montagne, qui s’est détachée du tronc ski de fond...

Et on aurait pu envisager semblablement la composante FROID (chauffage des maisons, vêtements, neige, glaciologue, glaciers, géologie, climatologie, géographie, expédition de l’Antarctique, projet de remorquage d’un glacier...) ou la composante RELATIONS HUMAINES obligées (les moniteurs, l’ambiance d’un stage, la vie communautaire que l’on cherche à retrouver dans des stages de voile, de pédagogie, de cheval, les classes de neige, de mer, de forêt, la dynamique de groupe, la bio énergie, la communication, la création écrite collective, la création individuelle). Il y a aussi la composante OBJET AU PIED : ski, ski alpin, patins à glace, à roulettes, planche à rouler, raquettes, échasses, luge.

Est-ce clair ? Est-ce vrai ? Ne sent-on pas qu’on pourrait certainement, si l’occasion nous en était offerte, découvrir son activité majeure, celle qui fait faire un pas de plus vers l’envie, le goût, le plaisir de vivre ? Oui, mais il faut avoir connu, au départ, le ski de fond, tronc principal de si nombreux et buissonnants rameaux. Alors peut-on priver les enfants et les adultes de ski ? Cette activité n’est-elle pas un irremplaçable tremplin. Et l’une de nos plus urgentes tâches ne serait-elle pas de chercher à mettre en place le maximum de tremplins irremplaçables pour que chacun ait le maximum de chances de réaliser ses pulsions ou de compenser ses frustrations majeures.

17. Conjonction

On s’est donc aperçu que la disjonction est un élément important et qu’à elle seule, elle pouvait justifier l’idée de fonder toute une éducation sur le tâtonnement expérimental tout en posant la question de la nécessité de la mise en place de domaines proliférants de base : ski, marche, ballon, lecture, musique, voix, bois, etc.

Mais, dans notre raisonnement il y a quelque chose de vicié à la base. Oui, il y a quelque chose de trop régulier, de trop linéaire dans notre démarche :

C’est trop simple pour être vivant, ça manque de contradictions, ça manque de boucles de rétroaction, ce n’est pas conforme au processus de développement des êtres vivants.

C’est que nous n’avons pas encore tout considéré. Nous avons à découvrir un second facteur qui est aussi riche de possibilités que la disjonction. Il s’agit de son complémentaire : la conjonction. De quoi s’agit-il ? Tout simplement de la création de nouveaux secteurs de tâtonnement par le simple rapprochement de deux éléments. Cela se produit naturellement à l’intérieur des composantes INTERNES d’une activité. Exemples :
– Course + saut → course de haies - steeple ;
– Course + résistance → course de fond 5 000 - 10 000 - marathon ;
– Course + terrain varié → cross ;
– Marche + compétition → marche sportive ;
– Marche + hauteur → escalade.
Et pour le ski :
– Descente + virages → slalom géant.

Mais dès qu’on aborde les composantes EXTERNES le champ d’activités s’enrichit jusqu’à l’infini :
– Course + les autres → compétition ;
– Marche + déplacement d’objet + bâton + les autres → golf ;
– Course + déplacement de ballon + les autres + limite à franchir → sports collectifs : hand, basket, rugby, foot, etc.

Les dernières décades ont vu naître de nombreux nouveaux sports par conjonction, c’est-à-dire par rapprochement de domaines disjoints :
– Patin + objet mobile + les autres + bâton + compétition → hockey sur glace ;
– Basket + patins à roulettes → rolling basket ;
– Hockey + patins à roulettes → ring-hockey ;
– Un patin à glace + un patin à roulettes → sport à inventer.

Oui, mais pour le ski, la conjonction doit être moins productrice parce que l’expérience de l’humanité y est récente. Regardons toutefois : si on associe la maîtrise du ski à la maîtrise de l’eau cela donne le ski nautique (slalom et saut). Il y a aussi le surf = ski sur la crête des vagues et même la planche à voile. Si on associe la maîtrise de l’air à celle du ski on a le vol libre en montagne : aile volante + ski. Il y a le parachutisme ascensionnel.

Il y a aussi le biathlon → ski de fond + tir ; la chasse aux chamois → ski + tir + animaux.

Constamment, de nouveaux domaines se créent. Et pas seulement au niveau du sport. En cuisine, par exemple des produits qui étaient restés longtemps inconciliables se sont conciliés : boudin + compote de pommes ; ananas + jambon ; côtelette de veau + banane...

Mais revenons au domaine du sport puisque le tâtonnement qui sert de support à notre réflexion est le ski de fond. Nous pouvons aborder une question importante, celle de la dialectique : structures figées - liberté. Actuellement, on sent l’oppression de la codification généralisée. Partout il y a des limites et il faut rester dans les limites. Gare à qui les dépasse, il risque de se faire enfermer.

Ici, il nous faut revenir aux expériences de Christian Martin, professeur d’EPS au CES Feuchères à Nîmes. En effet, il a laissé ses élèves inventer le foot-rugby, le volley-basket et même le volley-peinture, le volley-poésie. Et cela a conduit à la création de nouvelles libertés.

Dans les articles de 75-76, il a très bien montré ce qui se passait. De nombreux élèves rejetés et ridiculisés dans les sports traditionnels ont découvert une nouvelle possibilité d’être reconnus et d’exister lorsqu’on crée de nouvelles règles. Qui peuvent être non des règles séculaires mais des règles d’un jour ou de cinq minutes. Attention, nous pensons qu’il est bon que des êtres humains puissent exister et être reconnus à l’intérieur de sports très codifiés : foot, basket, hand... que l’on explore à fond en tenant compte des limites.

Mais il faut offrir également à d’autres la possibilité de s’épanouir dans le désaxement de structures anciennes en rapprochant des domaines insolites où les règles sont à inventer sur le champ. Là les automatismes anciennement si efficaces deviennent paralysants. Cette fois, ce qui est précieux, c’est la faculté de s’adapter aux nouvelles situations grâce à la possibilité d’accélérer les processus du tâtonnement (rapidité de la perception, de l’analyse de la situation, de la prise de repères, de l’abandon des acquis anciens, sens de la globalité...).

De nouvelles qualités peuvent alors fleurir et non plus seulement la parfaite soumission à des règles strictement codifiées.

On sent, à lire ces lignes, que la possibilité de « conjonctionner » est très limitée dans notre société : « Il est dingue, ça ne s’est jamais vu. »
Ceci est dit, en passant, pour souligner que tout pourrait s’ouvrir encore, que tout pourrait se débloquer, qu’il faut annihiler la peur...

Mais revenons à la notion de conjonction que nous récapitulerons ici à partir d’un schéma ancien composé à partir de la marche :

On voit, d’après cette simulation basée sur la marche, en appui sur quatre autres tâtonnements : son vocal – son instrumental – mouvement des corps – les autres – que l’essentiel, c’est de partir. Et, si possible, d’un maximum d’expériences fondamentales qui seront autant de tremplins pour rebondir toujours plus haut vers ses trapèzes personnels.
Si cette idée se révélait exacte, elle devrait nous conduire à une transformation complète de l’enseignement primaire. Nous y reviendrons longuement.
Mais, auparavant, signalons que la conjonction jointe à la disjonction, cela s’apparente à la respiration :
inspiration ←→ expiration et à beaucoup de phénomènes à composantes complémentaires :
systole ←→ diastole ;
tension ←→ détente ;
activité ←→ repos ;
satiété ←→ frustration ;
etc. qui sont propres aux phénomènes vivants.

Et si ça concerne les phénomènes vivants, ça devrait aussi concerner l’éducation.

(à suivre)

Paul Le Bohec

Texte paru dans l’éducateur n°11, 30 mars 1978, p.38-40
(Suite des articles parus dans les n°4, 5, 7, 8 et 10 de l’Éducateur, année 1977-78)